Selon des dénonciateurs de l’armée de l’air étasunienne, la guerre des drones d’Obama sert d’« instrument de recrutement » pour l’État islamique

Ed Pilkington à New York et Ewen MacAskill à Londres, The Guardian, 18 novembre 2015

Texte original en anglais

[Traduction : Claire Lapointe; Révision : Denise Babin]

Quatre anciens militaires, dont trois opérateurs de capteurs, plaident en faveur d’une remise en cause de la stratégie actuelle en matière de frappes aériennes, car elles « attisent la haine » à l’égard des États-Unis.

Quatre anciens militaires de l’armée de l’air des États-Unis, qui comptent collectivement plus de 20 ans d’expérience comme opérateurs de drones militaires, ont adressé une lettre ouverte à Barack Obama. Cette lettre dénonce le programme d’assassinats ciblés par véhicule aérien sans pilote (drone) devenu une force motrice importante pour l’État islamique et d’autres groupes terroristes.

Ces militaires lancent un fervent appel au gouvernement d’Obama. Ils le prient de remettre en cause cette tactique militaire qui, affirment-ils, « attise la haine qui enclenche à son tour le terrorisme et la création de groupes comme l’État islamique, tout en servant d’instrument de recrutement comparable à Guantánamo Bay ».

Ils ajoutent que l’assassinat de civils innocents par les frappes de drones sert de « force motrice des plus dévastatrices qui alimente le terrorisme et la déstabilisation à l’échelle internationale ».

La lettre, adressée collectivement au président Obama, au secrétaire à la Défense Ashton Carter et au chef de la CIA John Brennan, établit un lien direct entre ce qui cause l’inquiétude des signataires et les attentats terroristes de vendredi dernier [13 novembre]. à Paris. Autrement dit, ils établissent un lien de causalité entre le recours abusif aux drones et ces attentats.

« Nous ne pouvons rester silencieux devant des tragédies comme celle de Paris, alors que nous connaissons les conséquences dévastatrices du programme des drones, tant au pays qu’à l’étranger ».

La déclaration commune de ces militaires constitue une levée de boucliers de la part de ce qu’on peut qualifier de plus grand nombre de dénonciateurs du programme des drones. Rappelons que ces militaires ont opéré des drones en Afghanistan, en Iraq et dans d’autres zones de conflit. Trois d’entre eux agissaient comme opérateurs de capteurs, ceux-là mêmes qui manipulent le puissant équipement visuel dont sont dotés les drones Predator pour guider le tir des missiles Hellfire.

Ce groupe de dénonciateurs est composé de Brandon Bryant, 30 ans, et de Michael Haas, 29 ans, qui ont tous deux servi au sein du 15e escadron de reconnaissance et du 3e escadron des opérations spéciales, de 2005 à 2011. Le troisième militaire, Stephen Lewis, 29 ans, faisait partie du 3e escadron des opérations spéciales entre 2005 et 2010.

Le quatrième dénonciateur, Cian Westmoreland, un technicien de 28 ans, était responsable de l’infrastructure des communications du programme des drones. Il a servi au sein du 606e escadron du contrôle aérien, en Allemagne, et du 73e escadron expéditionnaire de contrôle aérien à Kandahar, en Afghanistan.

Ils sont représentés par l’avocate Jesselyn Radack, directrice de la sécurité nationale et des droits de la personne au sein de l’ONG ExposeFacts. « C’est la première fois qu’autant de personnes dénoncent d’une seule voix le programme des drones », a-t-elle déclaré, précisant que ces hommes sont pleinement conscients qu’ils sont susceptibles d’être poursuivis pour avoir posé ce geste.

Les attentats de Paris n’ont pas ébranlé la position de Barack Obama : il n’est pas question de déployer plus de troupes en Syrie, exception faite de l’engagement limité des forces spéciales. La conséquence logique d’une telle stratégie, bien qu’inexprimée, est l’intensification des attaques aériennes dans lesquelles les drones jouent un rôle de premier plan.

Sous le règne d’Obama, le nombre de frappes aériennes mortelles a explosé. Et d’ici 2019, le Pentagone prévoit accroître de 50 % le nombre quotidien de vols de drones.

Depuis sa création, des rapports relevant des erreurs de ciblage ont entaché le programme des drones. The Intercept a divulgué des documents gouvernementaux classifiés qui révèlent un fait troublant : jusqu’à 90 % des mortalités causées par les attaques de drones ne seraient pas intentionnelles, une disparité que l’on passe sous silence en enregistrant les victimes inconnues comme « ennemis morts au combat ».

En octobre 2011, lors d’une bavure largement médiatisée, le gouvernement américain fut accusé par un de ses propres représentants d’avoir commis une « erreur scandaleuse » qui a causé la mort d’un citoyen étatsunien, Abdulrahman al-Awlaki, le fils de 16 ans d’Anwar al-Awlaki, un chef d’Al-Qaïda, aussi citoyen étasunien, également tué par un drone de la CIA deux semaines auparavant.

Brandon Bryant, l’un des quatre opérateurs de drone signataires de la lettre, faisait partie de l’équipe qui a surveillé Anwar al-Awlaki pendant 10 mois à l’aide d’un drone, peu de temps avant qu’il ne soit assassiné. Lors d’une entrevue donnée au Guardian, M. Bryant a précisé qu’il ne s’opposait pas aux drones en soi, car il considère que cette technologie a son utilité.

« Tout ce que nous disons, c’est que dans sa forme actuelle, on a fait un usage abusif de ce programme, qu’il y a absence de transparence, et que nous devons envisager d’autres solutions ».

Brandon Bryant affirme qu’on l’a obligé à trahir son serment militaire en lui confiant une mission dont l’objectif était de tuer un compatriote. « On nous a dit que al-Awlaki méritait de mourir parce que c’était un traître. Cependant, la clause 3 de l’article 2 de la Constitution étasunienne stipule que même un traître a droit à un procès juste devant un jury composé de ses pairs ».

Deux des quatre opérateurs de drone ont également dénoncé le programme dans le cadre d’un documentaire intitulé Drone dont la première aura lieu à New York ce vendredi [20 novembre]. Les deux autres font leur première sortie publique, puisqu’ils ne se sont manifestés que depuis quelques semaines.

À la suite des attentats de Paris, le président Obama a clairement indiqué qu’il ne dépêcherait pas d’autres troupes sur le sol syrien. S’adressant au Sommet du G20 en Turquie, il s’en est expliqué ainsi : « Je me rends périodiquement à Walter Reed [hôpital militaire] où je constate qu’un jeune homme de 25 ans est paralysé ou qu’un autre a perdu un membre, et que c’est moi qui ai envoyé certains d’entre eux au combat. C’est l’une des raisons qui motivent ma décision ».

Cependant, les anciens opérateurs de drone maintiennent que cette stratégie va à l’encontre du but recherché, car le grand nombre de victimes civiles et la cruauté des tueries causées par les drones ne font qu’attiser la haine antiaméricaine. « Actuellement, cette stratégie semble politiquement opportune », affirme Cian Westmoreland. « Mais à long terme, la seule chose que ces gens retiendront des États-Unis ou de la Grande-Bretagne, ce seront les missiles Hellfire et les drones qui sifflent au-dessus de leurs têtes ».

Brandon Bryant reconnaît qu’aucune négociation n’est envisageable avec des terroristes exerçant une telle violence, comme ceux qui ont commis les attentats de Paris. « Mais nous devons prévenir l’endoctrinement d’autres personnes ». Et il ajoute : « Nous les confortons dans leur choix, nous alimentons ce cycle. Leurs enfants n’osent plus jouer dehors, parce qu’ils craignent les drones ».