Visite d’une zone de guerre en Ukraine orientale

Roger Annis, CounterPunch, 21 avril 2015

Texte original en anglais

[Adapté de l’anglais canadien par Geneviève Manceaux, écrivain]

L’auteur des lignes qui suivent, rentre tout juste d’une tournée de cueillette d’information de quatre jours dans la ville de Donetsk et la zone rurale comprise entre cette ville et la cité russe de Rostov, au sud et à l’est. Le groupe dont il faisait partie a effectué cette tournée médiatique sous les auspices d’« Europa Objektiv », organisme créé à l’initiative de citoyens russes et allemands œuvrant à fournir de l’information aux écrivains et aux journalistes sur la guerre en Ukraine orientale. Voici son témoignage.


Composé d’écrivains et de cinéastes en provenance du Canada, des U.S.A., de l’Italie, de la Hollande, de la Suisse et de la République tchèque, notre groupe en a beaucoup appris, au cours de sa visite des lieux, sur la situation politique, économique et sociale des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk.

L’effet le plus important, selon moi, de notre tournée est peut-être la vision de l’intérieur que nous y avons gagnée quant aux aspirations politiques des forces dirigeantes, sociales et politiques, du mouvement en faveur de l’autonomie politique de ces régions. Le plus pénible, en revanche, fut de constater de visu les conditions très dures dont souffrent les populations résidant à proximité de la ligne de démarcation du cessez-le-feu avec les troupes armées ukrainiennes.

Je compte écrire une série d’articles sur cette visite dans les jours et les semaines à venir. Il sera possible d’en trouver la compilation complète et facilement accessible sur ma page d’auteur dans le site web auquel je contribue : «The New cold War : Ukraine and beyond » [L’Ukraine et au-delà / La nouvelle guerre froide], ainsi que sur « CounterPunch ».

Le texte suivant vise à donner un aperçu de ce que je tenterai alors d’exposer aux lecteurs.

Les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk face à la vision politique du mouvement Novorossiya

Les expressions « séparatiste » ou « séparatiste pro-russe » donnent une idée aussi fausse que péjorative du mouvement autonomiste de l’Ukraine orientale. De cela, j’étais déjà persuadé. En réalité, avons-nous appris lors de notre tournée, le dit mouvement n’est en rien séparatiste. Et il est pluraliste. L’issue politique finale du combat pour l’autonomie en Ukraine orientale dépendra, non d’un but pré-assigné ou des présomptions d’observateurs étrangers hostiles, mais du cours des évènements politiques et d’un processus démocratique.

Nombre de gens en Ukraine méridionale et orientale sont en faveur de la création de ce qu’ils appellent Novorossiya, une entité politique épousant la forme de l’arc de territoire historique s’étendant depuis l’est jusqu’au sud de l’Ukraine, en direction d’Odessa, dans le sud-ouest. Mais cette entité est-elle destinée à être un territoire attenant ? Sera-t-elle une entité politique distincte, voire même indépendante? Et qu’en sera-t-il de ses futures relations avec l’Ukraine ?

L’unique réponse qui nous ait été fournie de toutes parts, est qu’un terme doit être mis à l’Ukraine des oligarques, de la guerre et de l’unicité linguistique et culturelle ukrainienne, source de discrimination envers des façons de voir différentes. Il s’agit là d’une condition préalable à de futures relations avec l’Ukraine ou au sein de ses frontières. Hormis cette dernière, toutes les options politiques sont ouvertes. Pour beaucoup, une Ukraine décentralisée et fédérée serait tout à fait acceptable sous réserve qu’elle soit démocratique et soustraite au pouvoir des oligarques, pourvu également qu’elle puisse vivre en paix avec ses voisins, particulièrement la Russie.

Notre délégation a rencontré le ministre des Affaires étrangères, Alexandr Kofman de la République populaire de Donetsk, ainsi que la ministre par intérim de l’Information, Éléna Nikitina, de même que des membres du Parlement de Novorossiya. Leurs points de vue seront présentés dans mes articles à venir.

Les perspectives sociales et économiques

Lors d’une réunion de notre délégation avec le directeur du Comité de la finance et du budget de la République populaire de Donetsk, nous avons appris qu’un plan économique d’ensemble est en cours d’élaboration et compris qu’il existe, au sein du mouvement autonomiste de l’Ukraine orientale, une très vive détermination anti-oligarchie et égalitariste au plan social.

Un système bancaire naissant a été instauré dans les deux républiques grâce à la nationalisation des établissements auparavant gérés par des banquiers milliardaires, notamment la banque Privat de l’oligarque de droite, Igor Kolomoïsky. Les systèmes de distribution alimentaire et de vente au détail ont aussi été nationalisés, tout comme l’ont été la production de l’électricité et son réseau d’alimentation. L’industrie, en particulier les grandes sociétés métallurgiques appartenant à Rinat Akhmetov, ne l’a pas été, et il est peu probable qu’une telle nationalisation se fasse ou doive se faire de quelque façon à court terme. Les entreprises Akhmétov fournissent en effet de l’emploi à des milliers de personnes, et elles paient des taxes aux républiques populaires. En même temps, la domination exercée par des oligarques sur le gouvernement (y inclus ceux d’entre eux qui étaient désignés gouverneurs provinciaux) est devenue chose du passé.

Quant à la situation monétaire, elle est difficile par suite du blocus économique imposé par l’Ukraine. Quatre devises sont légales ou ont de facto cours légal, à savoir : la hryvnia ukrainienne, le rouble russe, l’euro et le dollar américain.

La situation humanitaire

Notre délégation a vu les deux extrêmes à Donetsk. Au centre-ville (un très beau centre-ville traversé par le fleuve Kalmious et fourmillant d’espaces verts, d’œuvres d’art public et de bâtiments attrayants), il y a très peu de dommage visible. Les magasins offrent des provisions en quantité raisonnable. Mais, dans les banlieues de la ville, notamment celles qui avoisinent la ligne de démarcation du cessez-le-feu, des quartiers résidentiels ont été sérieusement endommagés par les bombardements et les raids terrestres des troupes armées ukrainiennes et des milices extrémistes. La dispensation d’aide humanitaire est inégale (voir à ce propos les cartes des lignes de démarcation en Ukraine orientale, ainsi qu’une liste des dommages causés au territoire par l’ « Opération antiterroriste de Kiev »).

Nous avons visité un quartier voisin de l’aéroport en ruines de Donetsk alors que des bombes tombaient à quelques kilomètres de là. Par suite de l’escalade des bombardements dans les quelques dernières semaines, des adultes et des enfants doivent de nouveau passer leurs nuits sous terre dans des abris humides et étroits. La reprise du bombardement diurne est une nouveauté. Angoissés et furieux, les résidents la condamnent et s’interrogent sur le laisser-faire des grandes puissances européennes. Ils s’attendent à ce que l’on réponde à leurs besoins les plus urgents par une aide humanitaire. Les autorités gouvernementales, tout autant que d’innombrables citoyens et organismes bénévoles, y compris de Russie, réalisent des miracles pour satisfaire les besoins humanitaires, mais ces besoins sont légion, tandis que les ressources, elles, sont limitées.

Les personnes assez âgées (80 ans ou plus) pour se rappeler l’invasion nazie de la Seconde guerre mondiale, nous ont dit ne pouvoir croire qu’elles revivent le cauchemar de leur enfance. Cette génération de citoyens de l’ex-Union soviétique connue sous l’appellation d’ « enfants de la guerre » va commencer, je présume, à s’auto-désigner désormais sous celle d’« aînés de la guerre ».

Lors d’une mise au point sur la situation à l’adresse de notre délégation à Moscou, nous avons découvert dans les deux rapports publiés par la « Foundation for the Study of Democracy » [organisme qui ne semble pas avoir de nom officiel en français et dont l’équivalent pourrait être : Fondation pour l’étude de la démocratie], que l’armée ukrainienne fait abondamment usage de la torture dans cette guerre. Je prévois consacrer un article à ce sujet bien précis (voir le 1er Rapport, daté du 24/12/2014 et le second, daté du 1/3/2015).

Depuis la fin juin, l’Ukraine a imposé un blocus économique à Donetsk et à Lougansk, comprenant la cessation du paiement des pensions de vieillesse et autres avantages sociaux. Durant notre séjour à Donetsk, au moins une bonne nouvelle fut annoncée, à savoir que le nouveau gouvernement était en mesure d’assurer le paiement des pensions de vieillesse depuis le 1er avril. Nous nous sommes entretenus avec des clients âgés en train de faire la queue dans les succursales du nouveau système bancaire en vue d’encaisser leur rente. Ils se réjouissaient de toucher enfin cet argent, tout en déplorant avoir à se retrouver dans une telle queue à cause de la guerre.

Pour dire les choses de façon réaliste, la récente série d’assassinats de journalistes et de membres de l’opposition politique dans les rues de Kiev ne présage rien de bon pour la paix à court terme.

Réflexions personnelles

Je n’avais jamais auparavant voyagé en zone de guerre (Haïti, où j’ai effectué deux séjours, pourrait être considérée telle, mais pas tout à fait). Notre sécurité, ainsi que la protection personnelle dont nous avons bénéficié, étaient un souci prioritaire dans l’esprit des organisateurs de notre tournée. Nous ne nous sommes à aucun moment sentis en danger.

Si, par moments, nous avons été perturbés émotionnellement, ce fut à cause de ce que nous voyions et entendions, le plus difficile consistant dans le spectacle offert par les personnes pauvres et âgées. Ces personnes vivent sous la menace constante des bombardements autour d’elles et n’ont nulle part où aller pour trouver une pleine sécurité et la paix de l’esprit. Autre spectacle, mais auquel je ne m’attendais pas, celui du grand nombre d’écoles, d’hôpitaux et de centres médicaux endommagés par le bombardement.

Lors d’un arrêt à une grande école, nous nous sommes aperçu que chaque vitre des fenêtres avait volé en éclats. C’était pourtant un solide bâtiment, avec une structure en bon état – comme l’a alors fait observer un collègue : « Sûr qu’on savait comment construire de solides bâtiments publics durant la période soviétique !». En marchant autour de la cour de récréation, j’ai commencé à remarquer un grand nombre de fragments métalliques sur le sol. Je me suis penché pour les examiner et ai découvert qu’il s’agissait de tessons de shrapnel d’horrible aspect, certains de la taille de doigts humains. Du shrapnel dispersé partout sur une cour d’école ? Dans l’Europe de 2015 ? Voilà qui dépassait les bornes et mettait un terme pénible à une longue journée déjà remplie à craquer de réactions émotives aux choses entendues et vues. Plus de quelques larmes furent versées alors que nous remontions dans notre véhicule pour rentrer passer la nuit à l’hôtel.

Roger Annis est rédacteur sur le site « The New cold war : Ukraine and beyond». À la mi-avril 2015, il a participé à une tournée de cueillette d’information de quatre jours en République populaire de Donetsk. Le présent rapport nous provient de Moscou une semaine après la visite en zone de guerre de M. Annis.

[À noter que cet article a été traduit et publié en portugais dans le journal en ligne brésilien « Revista Opera »]