La Russie de Poutine, au front et derrière : la fatigue de la guerre balaie les rangs (traduction)

La Russie de Poutine, au front et derrière : la fatigue de la guerre balaie les rangs

Par Boris Kagarlitsky, Russian Dissent, 14 novembre 2022
Texte de la traduction anglaise de Dan Erdman [Traduction en français et révision : Échec à la guerre]

Après une série de lourdes défaites en septembre et début octobre, les troupes russes sont parvenues à stabiliser le front début octobre. Cela a été en partie grâce à l’assistance au combat de drones iraniens, qui n’étaient pas très efficaces en eux-mêmes, mais qui ont procuré une force par leur nombre – environ deux mille cinq cents d’entre eux. Les Iraniens eux-mêmes ont bien sûr nié les livraisons mais, même à la télévision officielle russe, les observateurs ont plus d’une fois laissé échapper la vérité, faisant référence à l’origine iranienne des appareils. Dans le même temps, des questions inévitables ont surgi : pourquoi, sans l’aide de l’Iran, qui est sous sanctions depuis de nombreuses années, les troupes russes ne pouvaient-elles pas obtenir ce type d’arme moderne ?

Un autre facteur de stabilisation du front a été le renfort des unités de combat avec un grand nombre de mobilisés. Bien que même selon les données officielles, la plupart des personnes appelées soient restées à l’arrière – n’ayant ni armes, ni uniformes, ni entraînement – les recrues envoyées en Ukraine se sont avérées suffisantes pour accroître la densité des formations de combat pendant une courte période et pour combler les lacunes qui y étaient apparues.

Cependant, à la fin du mois d’octobre, la situation a recommencé à se détériorer. On a rapidement découvert comment abattre des drones ; cela n’a pas été fait à l’aide de missiles antiaériens modernes, qui coûtent plus cher que les drones eux-mêmes, mais grâce à l’utilisation de mitrailleuses et de canons antiaériens traditionnels, les mêmes qui avaient été utilisés pendant la Seconde Guerre mondiale. Tirer sur des drones avec des fusils de chasse depuis les balcons et les fenêtres des immeubles d’habitation est devenu un phénomène si fréquent en Ukraine que les autorités ont été contraintes d’intervenir, craignant qu’il y ait des victimes. De plus, l’arrivée au front d’un grand nombre de conscrits russes non formés et peu disciplinés, souvent sous le commandement d’officiers totalement incompétents et démotivés – eux-mêmes souvent mobilisés depuis peu – a entraîné une augmentation rapide des blessures, de fréquentes querelles avec des mercenaires et plusieurs cas scandaleux d’abandon des positions de combat sans autorisation. De plus, l’augmentation du nombre de soldats a exacerbé les problèmes de leur chaîne d’approvisionnement (et le soutien matériel n’a jamais été un point fort de l’armée russe).

Néanmoins, un autre facteur important a retenu l’offensive ukrainienne : le dégel printanier. Il n’était possible d’avancer sur de longues distances que le long des routes, laissant les envahisseurs vulnérables aux tirs d’artillerie. Comme ils ne disposaient pas d’un large arsenal d’équipements lourds et redoutaient des pertes inutiles, les commandants ukrainiens ont préféré s’engager dans des batailles de position, dans lesquelles ils détenaient un avantage, tirant sur des unités russes avec de l’artillerie à longue portée. Sur la rive droite du Dniepr, où tout le territoire occupé par les troupes russes était la cible de tirs, tenir Kherson s’est transformé en une mission impossible pour les défenseurs. L’évacuation du personnel civil a commencé (y compris l’administration régionale pro-russe), des monuments ont commencé à être retirés de la ville, y compris même le cercueil avec le corps du prince Potemkine, le fondateur de la ville. Le chef adjoint de l’administration pro-russe, Kirill Stremousov, a déclaré que les troupes avaient commencé à partir pour la rive gauche, bien que cela n’ait jamais été confirmé. Le 3 novembre au soir (jour du congé de « l’unité nationale » inventé sous le règne de Poutine), le drapeau russe a été abaissé du bâtiment de l’administration régionale, même si les unités ukrainiennes se trouvaient encore à plusieurs dizaines de kilomètres de la ville. Le commandement russe n’est toujours pas prêt à abandonner Kherson, mais il est déjà bien conscient qu’il ne sera pas possible de conserver la ville.

Cependant, ce ne sont pas les mauvaises nouvelles du front qui constituent le principal problème pour les autorités du Kremlin mais plutôt la crise croissante dans la société. Les enquêtes sociologiques montrent que la majorité de la population est déjà favorable à une fin rapide de la guerre. De nombreux cas d’émeutes et de protestations parmi les conscrits démontrent que l’idée de la mobilisation, si elle n’a pas complètement échoué, s’est accompagnée de coûts prohibitifs. Les cercles dirigeants peuvent, bien sûr, faire fi de l’opinion publique, mais ils ne peuvent ignorer le mécontentement de personnes à qui l’on doit donner des armes. Il a été décidé d’annoncer l’arrêt de la mobilisation en raison du fait que « toutes les tâches étaient complétées ». Mais, fidèles à leurs méthodes habituelles, les dirigeants du Kremlin ont laissé la situation extrêmement ambiguë. Poutine a fait une déclaration sur l’arrêt de la mobilisation, mais il n’y a eu aucun décret ou autre document annulant l’appel des réservistes. Par conséquent, des jeunes hommes continuent de recevoir des avis de conscription, mais pas avec la même intensité.

Les protestations se poursuivent et certaines sont couronnées de succès. Des groupes distincts de conscrits se sont assurés de ne pas être envoyés au front et certains ont même été renvoyés chez eux. Dans la ville de Kazan, les mobilisés se sont rebellés et ont menacé les unités de la Garde russe, qu’on avait présumément envoyées pour les pacifier. Mais il est typique que de telles protestations n’aient pas pris la forme d’un vaste mouvement panrusse. Chaque situation est demeurée locale, sans rapport avec des manifestations similaires qui se déroulaient parfois à seulement quelques kilomètres de là. La faiblesse et l’inefficacité des protestations ont une fois de plus révélé le problème caractéristique de la société russe, dans laquelle règne la désunion. En raison des liens sociaux extrêmement ténus et du faible niveau de solidarité, la capacité des Russes modernes à s’engager dans des actions de solidarité spontanées est minime, les autorités ayant très efficacement détruit tous les mécanismes de coordination civile. La société russe est telle une substance inerte, dont les molécules n’interagissent pratiquement pas. Reste à savoir si le pays sera éternellement dans cet état, car la guerre et la mobilisation ont déjà beaucoup changé.

Mais ce qui augure mal pour les autorités n’est pas le mécontentement des classes inférieures, mais la confusion, la désunion et les revendications mutuelles des classes supérieures. Yevgeny Prigozhin, qui dirige la Compagnie militaire privée Wagner, et le chef de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, ont non seulement créé leurs propres armées privées, mais sont également ouvertement en désaccord avec l’armée russe. Ces deux-là ont poussé le général Alexandre Lapin, commandant du Groupe ‘Centre’ des forces russes, à présenter sa démission. De plus, on rapporte littéralement chaque semaine des escarmouches armées entre les forces russes et les mercenaires ‘wagnériens’. La lutte pour l’héritage de Poutine bat déjà son plein, et le dirigeant lui-même, qui a perdu son ancienne emprise, ne peut qu’espérer contenir ces conflits, pas les prévenir ou les résoudre.

Inévitablement et naturellement, un échec militaire est suivi d’une crise politique. Il ne reste plus qu’à attendre que les problèmes qui s’accumulent, insolubles, fassent exploser la situation.

 

Boris Kagarlitsky – théoricien marxiste et dissident russe. Il est professeur à l’École des sciences sociales et économiques de Moscou et contributeur au projet Russian Dissent.