Démocratie au phosphore

Giuliana Sgrena, il manifesto, 8 novembre 2005

Salamanque 1936 :

Franco déclare : « Je ferai, s’il le faut, fusiller la moitié de l’Espagne ».

Personne ne répond.

Personne ne proteste.

Sauf un homme.

Le vieux philosophe, Miguel de Unamuno, auteur du « Sentiment tragique de la vie » recteur de l’Université de Salamanque, maître à penser de sa génération, resté à la tête de son université, en territoire nationaliste.

Le « Jour de la Fête de la Race », à Salamanque, dans le grand amphithéâtre de l’Université, le général franquiste Milan Astray, mutilé de guerre, injurie la Catalogne et le Pays Basque, tandis que ses partisans hurlent : « Vive la mort ! ».

Unamuno se lève lentement et dit :  » Il y a des circonstances où se taire est mentir. Je viens d’entendre un cri morbide et dénué de sens : Vive la mort ! Ce paradoxe barbare est pour moi répugnant. Le général Millan Astray est un infirme. Ce n’est pas discourtois.
Cervantès l’était aussi. Malheureusement, il y a aujourd’hui, en Espagne, beaucoup trop d’infirmes. Je souffre à la pensée que le général Millan Astray pourrait fixer les bases d’une psychologie de masse. Un infirme qui n’a pas la grandeur spirituelle d’un Cervantès recherche habituellement son soulagement dans les mutilations qu’il peut faire subir autour de lui. »

S’adressant ensuite personnellement à Milan Astray :

« Vous vaincrez, parce que vous possédez plus de force brutale qu’il ne vous en faut. Mais vous ne convaincrez pas. Car, pour convaincre, il faudrait que vous persuadiez. Or, pour persuader, il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la Raison et le Droit dans la lutte. Je considère comme inutile de vous exhorter à penser à l’Espagne. J’ai terminé. »

Consigné sur ordre à son domicile, Miguel de Unamuno mourut le coeur brisé, quelques semaines plus tard.

Mourir à Madrid, de Frédéric Rossif et Madeleine Chapsal. Ed. Seghers (Prix Jean Vigo 1963) p.73-74.


il manifesto, mardi 8 novembre 2005.

L’utilisation du napalm et du phosphore blanc dans la guerre en Irak était déjà connue. Malheureusement. Ces cadavres carbonisés retrouvés après la bataille de l’aéroport (avril 2003), les habitants de Falluja m’en avait parlé avant même de devenir des réfugiés, ces visages décharnés par le phosphore blanc ils m’en avaient parlé ensuite et les soldats américains engagés sur le champ de bataille (dans une interview à il manifesto, aussi, 25 septembre 2005) me l’avaient confirmé. Mais cette horreur, l’enquête de Rainews24 – « Falluja. La strage dimenticata » (Falluja. Le massacre oublié) [Voir ci-dessous + vidéo]– te la jette en pleine figure. Visages méconnaissables et brûlés de femmes et d’enfants inertes dans leurs habits intacts (le phosphore blanc ne consume que les cellules qui contiennent de l’eau), fragment de cette tuerie de masse reconnue même par les auteurs matériels du massacre, les soldats, qui ont témoigné devant les caméras. Pas par les mandants.

L’enquête de Rainews24 doit servir à écarter le voile d’omertà, mais elle doit surtout questionner ceux qui ont soutenu ou soutiennent encore cette guerre avec la présence de nos troupes en Irak. Bush a non seulement déchaîné une guerre contre Saddam Hussein en l’accusant de posséder des armes de destruction de masse, en sachant bien que ce n’était pas vrai, mais il a permis que son armée utilise contre les irakiens des armes mortelles interdites par l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques.

Exactement comme l’avait fait Saddam Hussein en 1988 contre les kurdes. Bush comme Saddam, qui au moment où il a gazé les kurdes était un allié fidèle des américains. Les images de l’enquête de Rainews24 le prouvent et les intéressés le confirment : le Pentagone a admis l’utilisation du Napalm même si c’est sous la forme de Mk77 et le ministre de la défense anglais s’est justifié en soutenant qu’il ignorait que les USA l’avaient utilisé. Du reste, quand les réfugiés de Falluja sont rentrés chez eux, les américains eux même leur ont dit de ne pas manger de légumes et d’animaux de la région parce qu’ils étaient dangereux et leur ont recommandé de désinfecter les maisons avant d’y entrer. Celles qui étaient encore habitables, bien sûr.

Et que fait la communauté internationale ? Elle se tait. Mais on ne peut pas se taire face à une telle horreur sans devenir complices. Et nous sommes complices en restant en Irak avec nos troupes, que nous utilisions le phosphore blanc dans les traçantes pour illuminer le ciel ou pour brûler les pauvres habitants de Falluja. Brûlés au point de ne pas pouvoir être reconnus ni même comptés : seules 700 des milliers de victimes de Falluja ont été ensevelies avec un nom.

Est-ce ça la démocratie exportée en Irak et dont le président irakien, kurde, Jalal Talabani, se montre satisfait ? Qui sait si pendant sa visite en Italie -en cours- il jettera un regard sur notre télé satellitaire en entendant parler de l’Irak ? A coup sûr, il ne se laissera pas émouvoir par des images qu’il connaît bien alors qu’il a déjà demandé aux troupes italiennes de rester. Obtenant le consentement de notre gouvernement, mais aussi, de nouveau, un temps d’arrêt des DS. Fassino a de fait déclaré hier qu’il est nécessaire d’adapter le calendrier du retrait des troupes à l’avancement du « processus démocratique ». Quelle démocratie, celle du phosphore blanc ?

Giuliana Sgrena

  Source : www.ilmanifesto.it

  Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio