Après un an du califat de l’EIIS : la vie quotidienne dans l’ « État islamique » où toute infraction à des règles restrictives d’inspiration divine, est sauvagement réprimée

Ou comment une coupe de cheveux illicite a valu 80 coups de fouet à un barbier de Falloujah

Patrick Cockburn, The Independent, 26 juin 2015

Texte original en anglais

[Adapté de l’anglais par Geneviève Manceaux, écrivain]

Même dans une ville aussi dangereuse que Falloujah, sise à 40 milles à l’ouest de Bagdad, le métier qu’exerçait Salem était particulièrement périlleux – ce qui voulait dire qu’il y était quotidiennement exposé au risque d’un châtiment corporel et d’une ruine financière. Jeune homme de 35 ans qui, à l’instar de chaque collaborateur de cet article, ne veut pas voir son vrai nom publié, il est le seul de sa famille à lui assurer un gagne-pain et prend aussi soin de son père malade et âgé. Au moment de la prise de Falloujah par l’EIIS en janvier de l’année dernière (2014), il gagnait sa vie comme barbier.

Durant les six premiers mois de l’occupation, les militants du Groupe se sont généralement montrés modérés dans leur mise en application des règles fondamentalistes islamiques. L’EIIS ne jouissait pas d’un monopole complet du pouvoir dans la ville et ne voulait pas s’aliéner la population. Mais sur des questions de principe

importantes, telles que la coupe de cheveux convenable façon islamique, ces mêmes militants furent inflexibles dès le début. Les barbes étaient obligatoires ; aucun homme ne pouvait être rasé de près, et les coupes de cheveux à l’occidentale étaient interdites.

« Le rasage était prohibé et la punition pour avoir rasé quelqu’un, sévère », relate Salem. L’EIIS a fermé la plupart des salons de barbier de Falloujah, mais pas le sien « parce que c’était un salon pauvre tout simple, dépourvu d’affichage, si bien qu’ils l’ont laissé ouvert. »

Même si son salon était resté ouvert, il y avait de strictes limites à ce que Salem pouvait faire pour ses clients, de sorte qu’il ne gagnait pas assez d’argent pour nourrir sa famille. Il a alors essayé d’accroître son revenu en vendant des légumes au marché tout en travaillant comme barbier seulement sur appel de vieux clients, d’amis et de parents qui désiraient faire couper leurs cheveux.

Il n’eut aucun problème jusqu’au moment du mariage de son cousin, alors que survint le désastre. Voici son histoire : « Mon cousin s’est présenté à mon salon et m’a demandé non seulement de le coiffer, mais de lui couper la barbe. » Salem fut horrifié par une proposition aussi dangereuse, car il était conscient de la punition que l’EIIS était susceptible d’infliger à tout barbier ne tenant pas compte de l’interdiction de rasage. Il a refusé tout net, mais l’autre lui a alors demandé de lui couper les cheveux à la moderne plutôt que de les laisser pousser selon les exigences de l’EIIS. Dans l’esprit de son cousin, « personne ne le remarquerait puisqu’on était l’après-midi et que la rue était vide. » À contrecœur, Salem accepta de le coiffer ainsi en ajoutant du gel pour lui donner bonne apparence. »

Les deux hommes furent prompts à découvrir qu’ils avaient grandement sous-estimé la manière stricte dont l’EIIS surveillait les coupes de cheveux illicites. Quatre jours après le mariage, Salem apprit que son geste avait fait l’objet du rapport d’un informateur auprès des instances religieuses locales. Il fut arrêté, puis condamné à recevoir 80 coups de fouet sur la place publique en plus de voir fermer son salon de barbier. Dans les faits, il a reçu seulement 50 coups de fouet, car, explique-t-il, « je me suis évanoui et ai été conduit à l’hôpital. »

Privé du moyen de gagner sa vie à Falloujah, Salem se rendit d’abord à Ramadi – capitale de la province d’Anbar pour la plus grande part sous le contrôle de l’EIIS – où vivait un frère à lui. Mais, devant le bombardement de la ville par les forces aériennes irakiennes et les milices chiites, il la quitta pour Bagdad, puis, finalement, Irbil, capitale du Kurdistan irakien, avec l’espoir d’y trouver un emploi. Il est l’un des nombreux arrivants venus d’un territoire contrôlé par l’EIIS, à être interviewé par « The Independent » dans le but de dresser un portrait de la vie quotidienne au sein du califat auto-proclamé.

Durant les six derniers mois, chacun d’eux, des combattants aux fermiers et des chefs tribaux aux mères de famille, nous a raconté ses expériences, dont nous avons tenté d’extraire les prévisibles dénonciations de leurs anciens dirigeants par des Arabes sunnites déplacés cherchant à apaiser les soupçons de leurs hôtes kurdes. Les témoignages oculaires incluent celui d’un combattant de l’EIIS, se désignant sous le nom de Hamza, qui s’est enfui de Falloujah parce qu’il pensait qu’on lui demanderait d’exécuter des gens qu’il connaissait et qu’on lui avait offert des jeunes filles yazidis comme esclaves sexuelles, ce qui n’était rien d’autre à ses yeux que du viol. Croyant de son côté que son mari, officier de l’armée irakienne devenu commandant de l’EIIS, voulait la transformer en bombe vivante dans un attentat-suicide, son épouse l’a quitté.

Nombre des personnes qui ont cherché refuge au Kurdistan irakien tentaient de fuir de mauvaises conditions de vie, tout autant que la violence. D’autres expliquaient leur motivation à fuir par deux raisons précises : ils craignaient que leurs fils ne se fassent conscrire par l’EIIS ou que leurs filles célibataires ne soient mariées de force à des combattants du Groupe. Le prétendu État islamique, à plus d’un égard, se comporte en état militarisé où les forces armées ont toujours la priorité.

Les cinq ou six millions de gens vivant en territoire contrôlé par l’EIIS poursuivent leur existence dans un monde rempli d’interdictions et de règlementations qui établissent la distinction entre une bonne et une mauvaise conduite. La moindre infraction à ces règles d’inspiration divine est sauvagement réprimée, le but ainsi visé étant de modeler la conduite humaine sur ce qu’elle était au temps du Prophète au 7e siècle.

Il s’agit là de règles qui fournissent une définition étroite de l’identité musulmane : les Chiites et les Yazidis y sont diabolisés en tant qu’apostats ou païens que l’on peut massacrer ou réduire en esclavage. Elles régissent minutieusement les rapports entre hommes et femmes, ces dernières étant ramenées au statut de biens meubles. Selon Salem, personne à Falloujah ne les ignore, car elles ont préalablement été lues tous les jours en public, quoiqu’elles ne le soient plus à présent que trois fois par semaine. Témoignant de mémoire, il en fournit quelques exemples :

  • Interdiction aux jeunes filles de porter le jean. Elles doivent plutôt porter le costume islamique, soit l’abaya et le voile. Le maquillage est prohibé.
  • Interdiction de fumer la cigarette ou le narguilé sous peine de se voir condamner à 80 coups de fouet, le châtiment pouvant inclure l’exécution en cas de violations répétées.
  • Interdiction d’employer le mot « Daesh », acronyme pour l’EIIS, sous peine de recevoir 70 coups de fouet.
  • Les ateliers féminins de couture sont fermés au cas où un homme y pénétrerait.
  • Les salons de coiffure pour femmes sont fermés pour la même raison.
  • Les gynécologues doivent être de sexe féminin.
  • Au marché ou dans une boutique, les femmes ne peuvent s’assoir sur une chaise.
  • Les magasins doivent fermer à l’heure des prières.
  • Les chauffeurs de taxi qui conduisent des clients à une destination lointaine que ceux-ci n’ont pas demandée et exigent de l’argent pour les ramener ensuite, sont considérés avoir agi « à l’encontre de l’intérêt public » (crime apparemment courant à Falloujah). Le châtiment est l’amputation ou la décapitation.

Mais la liste de Salem n’est pas exhaustive. Ainsi, les femmes quittant leur foyer sans être accompagnées par un parent de sexe masculin sont ramenées à la maison par des représentants de l’EIIS, et leur mari se voit administrer 80 coups de fouet.

Au moment de la déclaration par l’EIIS, le 29 juin de l’année dernière (2014), qu’il rétablissait le califat, ses opposants de l’extérieur espéraient que ses lois extravagantes et leur application brutale susciteraient de la résistance parmi les populations vivant dans l’État islamique. Après tout, ce qui était institué ici allait beaucoup plus loin que la charia ou le wahhabisme saoudien, dont de nombreux préceptes sont similaires à ceux de l’EIIS.

Il y eut une réelle colère à Mossoul face au nouveau statut asservi des femmes et à la destruction de mosquées fameuses, comme celle de Younès (Jonas) à Mossoul, considéré par l’EIIS comme un lieu de pèlerinage[1]. Mais il n’y a aucun signe de contre-révolution, voire de résistance armée réelle, contre un mouvement qui a écrasé sans pitié ses opposants, tels que la tribu Albou Nimr, laquelle a vu massacrer 864 des siens. Jusqu’à maintenant, les personnes vivant à l’intérieur du territoire de l’EIIS qui le haïssent et le redoutent, ont réagi par la fuite plutôt que par la résistance.

L’histoire du barbier de Falloujah, Salem, aide à comprendre le pourquoi de ce phénomène. L’EIIS surveille et restreint les mouvements à l’intérieur de ses frontières, mais Salem a réussi à passer au travers des points de contrôle érigés par le Groupe sur la route de Ramadi, en expliquant qu’il s’y rendait pour visiter son frère. En fait, il est resté seulement quatre jours dans cette ville à cause des raids aériens continus et du bombardement qui a sévi durant la période précédant de près la capture par l’EIIS des dernières enclaves gouvernementales le 17 mai. Salem rapporte que de nombreuses familles quittaient alors Ramadi, mais, fait révélateur, ajoute que « beaucoup ont préféré rester, parmi lesquels mon frère. » Bien qu’ils vivent sous les bombes, dit-il, ces gens préfèrent de loin l’EIIS aux milices chiites et à l’armée irakienne. »

Un argument similaire ressort d’une entrevue accordée par Mahmoud Omar, un photographe arabe sunnite dont les parents résident à Ramadi. « L’EIIS a choqué de nombreuses personnes par ses actes, admet-il, mais le traitement que nous recevons du côté gouvernemental, loin d’être de nature à gagner notre allégeance, est pire. » À titre d’exemple, il cite un poste de police dans l’enclave gouvernementale à Ramadi où « les agents continuent d’arrêter des Sunnites, les torturant et refusant de les relâcher à moins que leurs familles ne paient un pot-de-vin. Je connais un homme qui est resté interné une semaine avant que sa famille ne vienne verser 5 000 $ à la police pour obtenir sa liberté. »

C’est là l’une des grandes forces de l’EIIS. Malgré tous ses défauts, la comparaison est faite par les Arabes sunnites en Irak avec l’arbitraire et dysfonctionnel gouvernement de Bagdad sous contrôle chiite. Lorsqu’on demande à Salem de décrire la situation à Ramadi avant et après la prise de pouvoir par l’EIIS, il répond que, sous le régime gouvernemental, Ramadi n’avait ni électricité ni combustible ni Internet ni eau propre pour boire et faire la cuisine. Le centre médical et l’hôpital local n’étaient pas en fonction malgré les vaines plaintes au gouvernement des résidents.

« Sous le règne de l’EIIS », témoigne Salem, lequel n’a aucune raison d’aimer le Groupe – qui l’a battu sauvagement et a fermé son commerce -, « beaucoup de grosses génératrices ont été transportées à Ramadi depuis Falloujah et Racca. En outre, ils sont en train de réparer la centrale électrique à Khasab. Et, en ce qui concerne l’hôpital, l’EIIS a amené de Syrie des médecins, des chirurgiens et des infirmières, de sorte qu’il est de nouveau en service à présent. »

[1] NDLT : Les pèlerinages sont assimilés à de l’idolâtrie par l’EIIS.