Le Canada doit reconnaître son rôle clé dans le développement de la terrible bombe atomique

Le Canada doit reconnaître son rôle clé dans le développement de la terrible bombe atomique

par Setsuko Thurlow, texte d’opinion paru dans le Globe and Mail, le 1er août 2020, sous le titre Canada must acknowledge our key role in developing the deadly atomic bomb

Texte original en anglais [Traduction et révision : Collectif Échec à la guerre]

Le 6 août et le 9 août, la plus grosse cloche de la Tour de la Paix de l’édifice du parlement à Ottawa sonnera 75 fois pour marquer le largage des deux bombes atomiques sur les villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki.

L’évènement est le fruit d’une collaboration d’Elizabeth May du Parti Vert du Canada et du député libéral Anthony Rota, président de la Chambre des communes. Cette sonnerie de cloches, par la carillonneure du Dominion Andrea McCrady sera diffusée en direct par le site Internet du Carillon de la Tour de la Paix pour qu’on puisse l’entendre à travers le Canada et partout dans le monde.

En tant que personne qui a été témoin et qui a vécu les conséquences de la guerre nucléaire, des images brutales du bombardement atomique me hantent encore très souvent.

À l’âge de 13 ans, j’ai vu ma ville d’Hiroshima aveuglée par l’éclat, rasée par un souffle tel celui d’un ouragan, incinérée par la chaleur de 4 000 degrés et contaminée par la radiation d’une bombe atomique. Un matin clair d’été a été transformé en sombre crépuscule, de la fumée et de la poussière s’élevant dans un nuage en forme de champignon, des morts et des blessés jonchant le sol, suppliant désespérément pour avoir de l’eau et ne recevant aucun soin. La tempête de feu s’étendait et l’odeur nauséabonde de chair brûlée remplissait l’air.

En tant qu’hibakusha ou survivante du bombardement atomique, j’ai été honorée d’accepter conjointement le prix Nobel de la paix 2017, décerné à La Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN).

Pour marquer le 75e anniversaire des bombardements atomiques, j’ai écrit, au nom d’ICAN, à tous les chefs d’État et de gouvernements du monde pour leur demander de ratifier le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires de l’ONU. Cela comprenait une lettre particulière au premier ministre Justin Trudeau.

Mon exposé à M. Trudeau soulignait la prise de contrôle d’Eldorado Gold Mines par le gouvernement de Mackenzie King en 1942 et la nationalisation de sa mine d’uranium au Grand lac de l’Ours dans les Territoires du Nord-Ouest en janvier 1944. La raffinerie d’Eldorado à Port Hope, en Ontario, a raffiné tout le minerai d’uranium provenant du Canada et du Congo belge qui a été utilisé par le projet Manhattan pour produire les premières armes nucléaires pour l’armée des États-Unis.

Sur les instructions de C.D. Howe, ministre des munitions et de l’approvisionnement de Mackenzie King, la compagnie Consolidated Mining and Smelting de Trail, en Colombie-Britannique, a aussi signé des contrats avec le projet Manhattan en novembre 1942 afin de produire de l’eau lourde pour les réacteurs nucléaires devant produire du plutonium.

Au mois d’août 1943, Mackenzie King a reçu le président Franklin D. Roosevelt et le premier ministre britannique Winston Churchill dans la ville de Québec, où ils ont signé l’Accord de Québec en vue de développer ensemble la bombe atomique. C.D. Howe, ministre le plus puissant du cabinet King, a représenté le Canada au sein du Comité politique unifié qui coordonnait la recherche menée conjointement par les États-Unis, l’Angleterre et le Canada pour la création des armes atomiques. Dans son journal, King affirma que par l’Accord de Québec « le Canada était aussi partie prenante de leur développement ».

Le Conseil national de recherche du Canada a été très impliqué dans le projet Manhattan et dans les recherches menées par des scientifiques britanniques pour développer la bombe atomique. En avril 1944, le Comité de guerre du cabinet de Mackenzie King a approuvé des dépenses pour la conception et l’opération, par le Conseil national de recherche, de réacteurs nucléaires situés à Montréal et à Chalk River, en Ontario, dont les découvertes concernant la production de plutonium devaient être partagées avec le projet Manhattan.

Pourtant, le rôle important du Canada dans le projet Manhattan et le développement des bombes atomiques qui ont détruit Hiroshima et Nagasaki a été complètement effacé de la conscience et de la mémoire collectives canadiennes.

Le gouvernement canadien n’a jamais reconnu publiquement sa participation au projet Manhattan, même s’il s’en était vanté en 1945 quand les bombes ont été larguées. On a peu publié concernant la contribution du Canada à la création des armes atomiques et ceci n’est pas enseigné dans les écoles. Les Canadiens et les Canadiennes de tous âges croient que le Canada n’a rien eu à voir avec la bombe atomique des États-Unis.

Dans mon appel à M. Trudeau, j’ai demandé que le gouvernement reconnaisse la participation du Canada dans le projet Manhattan et que le premier ministre fasse une déclaration exprimant ses regrets pour les morts et l’immense souffrance infligés aux habitants d’Hiroshima et de Nagasaki.

Je prie pour qu’au moment même où la cloche sonnera dans la Tour de la Paix sur la colline parlementaire M. Trudeau exprimera publiquement son regret pour le rôle du Canada et annoncera que le Canada ratifiera le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires.

Ce serait une ironie terrible qu’il y ait une reconnaissance des bombardements des deux villes provenant de la Tour de la Paix alors qu’à l’intérieur du Parlement le premier ministre refuse de reconnaître le rôle du Canada.

À la fin de l’année 1945, plus de 140 000 personnes avaient péri en raison de la frappe nucléaire contre Hiroshima. Et 70 000 autres personnes étaient mortes à cause du bombardement atomique de Nagasaki.

Les 6 et 9 août prochains, quand M. Trudeau entendra la cloche résonner 75 fois dans la Tour de la Paix, j’espère qu’il ne se demandera pas pourquoi. Comme John Donne l’a écrit dans son célèbre poème, « la mort de tout homme me diminue… aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne ».

Setsuko Thurlow est une militante canadienne pour le désarmement nucléaire qui a survécu au bombardement d’Hiroshima. Elle avait 13 ans quand la bombe nucléaire a été larguée sur la ville japonaise d’Hiroshima.