L’Ukraine et la menace de guerre nucléaire Pourquoi échouons-nous à tenir compte du danger? (traduction)

L’Ukraine et la menace de guerre nucléaire

Pourquoi échouons-nous à tenir compte du danger?

 Par Dr Ira Helfand, The Nation, 8 février 2022

Texte original en anglais [Traduction : Dominique Lemoine; révision : Échec à la guerre]

Alors que la crise en Ukraine s’aggrave, il convient d’examiner quelles pourraient être les conséquences réelles d’une guerre. Un conflit armé conventionnel en Ukraine serait une terrible catastrophe humanitaire.

La semaine dernière, des responsables du gouvernement des États-Unis ont estimé que les combats pourraient tuer de 25 000 à 50 000 civils, de 5 000 à 25 000 militaires ukrainiens et de 3 000 à 10 000 soldats russes. Ils pourraient aussi générer un à cinq millions de réfugié.e.s.

Ces chiffres sont basés sur la prémisse que seules des armes conventionnelles sont utilisées. Cependant, si le conflit s’étendait au-delà des frontières de l’Ukraine et que l’OTAN s’impliquait dans les combats, ce conflit deviendrait une guerre majeure entre des forces munies d’armes nucléaires avec le danger très réel que des armes nucléaires soient utilisées. Le débat public concernant cette crise est totalement dépourvu de discussion sur cette terrible menace.

Les deux parties impliquées dans un tel conflit, bien sûr, commenceraient à se battre avec des armes conventionnelles non nucléaires. Cependant, en raison des progrès de la technologie et de la puissance de feu au cours des dernières décennies, ces armes ont une portée et une capacité de destruction bien supérieures à celles des modèles antérieurs, ce qui leur permet de frapper des cibles considérées de grande importance loin derrière le front, par exemple des bases aériennes, stations radar, centres de commandement, centres logistiques et ainsi de suite. Au fur et à mesure que des pertes s’accumuleraient dans les deux camps, si l’un ou l’autre des camps était confronté à une défaite imminente, ses dirigeants pourraient se sentir poussés à utiliser leurs armes nucléaires tactiques pour éviter un tel résultat. Les doctrines militaires étasuniennes et russes autorisent l’utilisation d’armes nucléaires tactiques dans de telles circonstances.

Malgré des réductions des forces nucléaires au cours des dernières décennies, la Russie a encore 1 900 armes nucléaires tactiques et 1 600 armes nucléaires stratégiques déployées. Du côté de l’OTAN, la France a 280 armes nucléaires déployées et le Royaume-Uni, 120. De plus, les États-Unis ont 100 bombes tactiques B-61 déployées sur des bases de l’OTAN en Belgique, en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas et en Turquie, ainsi que 1 650 autres ogives stratégiques déployées.

Si une seule arme nucléaire de 100 kilotonnes explosait au-dessus du Kremlin, elle pourrait tuer un quart de million de personnes et en blesser un million de plus, submergeant complètement la capacité de réaction aux désastres de la capitale russe. Une seule bombe de 100 kilotonnes explosant au-dessus du Capitole à Washington tuerait plus de 170 000 personnes et en blesserait près de 400 000.

Mais il est peu probable qu’un conflit nucléaire qui s’intensifierait entre les États-Unis et la Russie impliquerait des ogives uniques au-dessus de leurs capitales respectives. Il est plus probable que plusieurs armes seraient dirigées contre plusieurs villes et que plusieurs de ces armes seraient considérablement plus puissantes que 100 kilotonnes. Par exemple, les 460 ogives russes SS-18 M6 Satan ont une charge de 500 à 800 kilotonnes. L’ogive W88 déployée sur les sous-marins étasuniens Trident a une charge de 455 kilotonnes.

Un rapport de 2002 a montré que si seulement 300 des 1 600 ogives stratégiques russes déployées explosaient au-dessus de centres urbains étasuniens, 78 millions de personnes mourraient dans la première demi-heure. De plus, toute l’infrastructure économique du pays serait détruite : le réseau électrique, Internet, le système de distribution alimentaire, le réseau de transport et le système de santé publique. Toutes les choses nécessaires pour soutenir la vie seraient disparues, et dans les mois qui suivraient cette attaque, la grande majorité de la population des États-Unis succomberait à la famine, aux maladies dues aux radiations, à l’exposition et aux maladies épidémiques. Une attaque des États-Unis contre la Russie y produirait une dévastation comparable. Et si l’OTAN était impliquée, la majeure partie du Canada et de l’Europe subirait un sort similaire.

Toutefois, ces effets ne sont que les effets directs de l’utilisation généralisée d’armes nucléaires entre l’OTAN et la Russie. Les effets climatiques mondiaux seraient encore plus catastrophiques. De récentes études ont confirmé les prédictions, avancées pour la première fois dans les années 1980, selon lesquelles l’utilisation à grande échelle d’armes nucléaires provoquerait un brusque refroidissement global catastrophique. Une guerre impliquant tous les arsenaux déployés des États-Unis et de la Russie pourrait projeter jusqu’à 150 téragrammes (150 millions de tonnes métriques) de suie dans la haute atmosphère, faisant chuter les températures moyennes dans le monde de 18 degrés Fahrenheit. Dans les régions intérieures de l’Amérique du Nord et de l’Eurasie, les températures chuteraient de 45 à 50 degrés, à des niveaux jamais vus depuis la dernière période glaciaire, ce qui entraînerait une baisse désastreuse de la production alimentaire et une famine mondiale qui pourrait tuer la majorité de l’humanité. Même une guerre plus limitée, n’impliquant que 250 ogives de 100 kilotonnes, pourrait faire chuter les températures mondiales moyennes de 10 degrés, ce qui serait suffisant pour déclencher une famine sans précédent dans l’histoire de l’humanité, qui entraînerait presque certainement la fin de la civilisation moderne.

L’énormité du risque inhérent à l’actuel jeu de bras de fer nucléaire entre les États-Unis et la Russie exige un changement fondamental dans leur relation mutuelle, ainsi que dans la relation tout aussi tendue entre les États-Unis et la Chine. Les grandes puissances ne peuvent plus se livrer à un jeu à somme nulle pour voir laquelle en sortira victorieuse. Il est possible que l’une d’entre elles ait le dessus sur l’autre, mais ce serait le dessus d’un tas de cendres mondial.

Les armes nucléaires, créées par l’humain, sont une menace circonscrite pour la survie de notre espèce. Leur élimination pourrait être accomplie d’ici une décennie si les dirigeants des États munis d’armes nucléaires s’y engageaient. Et le processus de négociation d’un échéancier vérifiable et exécutoire pour le démantèlement de ces armes établirait un nouveau paradigme de coopération dans les relations internationales qui permettrait de faire face à l’autre menace existentielle, plus complexe, que représente la crise climatique. L’élimination des armes nucléaires n’est pas un fantasme illusoire. Il s’agit d’une nécessité absolue pour notre survie. Nous n’avons pas survécu jusqu’ici dans l’ère nucléaire grâce à des dirigeants avisés, à une doctrine militaire solide ou à une technologie infaillible. Comme l’a fait remarquer Robert McNamara, « Nous avons eu de la chance. C’est la chance qui a empêché la guerre nucléaire ». Espérer que la chance continuera à tourner en notre faveur est une politique de sécurité insensée. La détermination à éliminer ces armes est une politique ancrée dans la réalité, et elle nous offre la seule voie acceptable pour l’avenir.

Il est impératif que la crise actuelle soit résolue par des moyens diplomatiques. Il est également impératif que les pays munis d’armes nucléaires tirent des leçons de cette situation dangereuse et agissent pour éliminer définitivement le danger de guerre nucléaire en entamant rapidement des négociations en vue de l’élimination complète de ces armes, comme le préconise la campagne « Back from the Brink », afin qu’ils se conforment tous au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires.

Dr Ira Helfand  est le président sortant de l’International Physicians for the Prevention of Nuclear War (IPPNW), lauréat du prix Nobel de la paix 1985, et cofondateur et ancien président de Physicians for Social Responsibility, la filiale de l’IPPNW aux États-Unis. Il a publié des études sur les conséquences médicales de la guerre nucléaire dans le New England Journal of Medicine, le British Medical Journal et le World Medical Journal.