Giuliana Sgrena, il manifesto, 21 juillet 2005
L’introduction de la charria dans un système laïc passe toujours par le code de la famille. L’Irak ne fait pas exception. Les droits des femmes seront les premiers à être sacrifiés par la constitution de l’après-Saddam Hussein, au nom de l’Islam. Et les chiites, sunnites et kurdes, divisés quasiment sur tout, là-dessus se mettront d’accord facilement. Les projets du texte de la nouvelle constitution, qui devrait être promulguée le 15 août, ne laissent aucun doute. L’article 14 stipule en effet que les affaires relatives au mariage, au divorce et à l’hérédité seront régies sur la base de la loi religieuse (charria, et selon l’interprétation sunnite ou chiite). On peut donc facilement imaginer : l’introduction du tuteur (ou permission familiale) pour le mariage, le droit de répudiation pour le mari, et l’hérédité réduite de moitié pour les femmes. Peu importe qu’un autre article de la même constitution stipule l’égalité des droits pour les femmes, puisqu’il ajoute ensuite : quand ces droits « ne violent pas la charria« . L’escamotage aussi est classique, voir l’Algérie pour ne donner qu’un seul exemple. La charria n’est pas, jusqu’à présent, la seule source de la législation irakienne, mais les lois – toutes, traités internationaux compris – ne peuvent pas être en contradiction avec l’islam. Reste à voir quels tribunaux religieux jugeront les chrétiens, qui par ailleurs sont de moins en moins nombreux (ils étaient environ 700.000) en Irak, étant donnée la chasse qu’on a déchaînée contre eux.
La nouvelle constitution signera donc la fin d’un code de la famille promulgué dans les années 50, qui, en ce qui concerne la reconnaissance des droits des femmes, était considéré comme un des plus progressistes du monde arabo-musulman. C’est le résultat de la guerre, de l’occupation et des élections de janvier qui ont donné la victoire de la liste confessionnelle chiite, sponsorisée par le Grand Ayatollah Ali al Sistani qui a poussé ses disciples à se rendre aux urnes avec une fatwa (sentence religieuse). Du reste, ce qui est en train de se réaliser avec la nouvelle constitution n’est pas la première tentative d’effacer le code de la famille, considéré comme trop permissif par les leaders religieux – tous, chiites et sunnites – malgré les modifications introduites les derniers temps par Saddam Hussein : comme l’obligation pour les femmes d’âge inférieur à 45 ans d’être accompagnées par un homme dans leurs voyages à l’étranger. Déjà en décembre 2003, Abdelaziz al Hakim, leader du Sciiri ( Conseil supérieur pour la révolution islamique en Irak) avait promulgué, pendant son mois de présidence du Conseil gouvernemental provisoire, la « mesure 137 » qui abolissait le code de la famille et introduisait à sa place la charria. Seule la mobilisation forte et immédiate des femmes avait empêché que la mesure ne passe.
Entre-temps, dans un Irak sans loi, la condition des femmes a empiré de façon notable : la violence – enlèvements, viols, menaces – est à l’ordre du jour et, pour les femmes qui ont subi des violences, l’ « honneur » de la famille n’est sauvé, sur la base d’ordres lancés par les leaders des tribunaux tribaux et religieux, que par la mort de la femme. Les délits d’honneur, par ailleurs impunis, ont augmentés notablement après la chute de Sadam Hussein, comme l’indique aussi l’Institut de médecine légale de Bagdad. Et tous les corps des femmes tuées n’arrivent pas à cet institut. Pas seulement des délits d’honneur. Les femmes sont menacées par des groupes islamistes si elles ne portent pas le voile, si elles se maquillent, si elles sortent dans la rue.
Malgré ces menaces les femmes irakiennes habituées à participer à la vie politique, sociale et économique du pays, ne se rendent pas. Défiant les problèmes de sécurité, elles ont manifesté mardi (19 juillet, NdT) pour leurs droits Place Firdaus [1] (qui n’a de paradis que le nom). Arriveront-elles à repousser les manœuvres des islamistes ? Dans le Comité qui est en train de préparer la constitution, sur 71 membres, les femmes sont moins de dix, et ce qui est menacé aussi, c’est le quota de 25 % garanti aux femmes dans les organismes parlementaires par la constitution provisoire. D’aucuns soutiennent hypocritement que les femmes étant plus de 50% de la population, il est injuste de prévoir une représentation féminine de 25 %. Et comme la constitution prévoit des droits égaux pour les femmes et pour les hommes… les forçages ne servent qu’à faire respecter le Coran (dans l’interprétation bien sûr des groupes islamistes au pouvoir).
Giuliana Sgrena est journaliste et écrivain. Auteur de Il fronte Irak. Diario di una guerra permanente, avril 2004 (Italie), et de Alla scuola dei taleban, 2002, Ed. Manifestolibri. Envoyée spéciale de il manifesto en Irak de 2002 à son enlèvement en février 2005.
[1] Firdaus : paradis, en arabe.