La Grande-Bretagne veut interdire le boycottage d’Israël. Cela signifie-t-il qu’il fonctionne? (traduction)

La Grande-Bretagne veut interdire le boycottage d’Israël. Cela signifie-t-il qu’il fonctionne?

Par Nandini Naira Archer, openDemocracy, 21 février 2024
Texte original en anglais – [Traduction : Claire Lapointe; révision : Nathalie Thériault]

Les Tories (Conservateurs) veulent empêcher les organismes publics de s’engager dans les campagnes de « boycottage, désinvestissement et sanctions » (BDS) – mais il est peu probable que cela freine les organisations populaires.

Britain wants to ban boycotts of Israel. Does that mean they’re working?, openDemocracy, 21 février 2024

Lorsque des voisins — qui avaient sympathisé lors de marches propalestiniennes — ont appris qu’une organisation caritative (le Centre Habad Loubavitch), située dans leur quartier de l’est de Londres, collectait de l’argent pour l’armée israélienne, ils ont rapidement réagi.

Leur objectif était de faire pression sur le Centre Habad Loubavitch pour qu’il mette fin à sa collecte de fonds destinés à une unité de réserve dans le nord d’Israël. Des détails horribles sur le siège israélien de Gaza avaient alors émergé depuis des mois, les rapports faisant état de dizaines de milliers de morts et de scènes de dévastation dans des zones civiles.

« Nous sommes jeunes, vieux, hommes, femmes, musulmans, non-musulmans », nous a dit l’un d’eux. « Nous avons protesté devant leurs bureaux et avons écrit en masse à la Charity Commission et à notre député. Nous avons aussi grimpé sur des échelles pour agiter nos drapeaux en signe de protestation […] Nous étions dégoûtés que le génocide soit parvenu jusqu’à nous ».

En décembre, le groupe de voisins s’est constitué à la hâte sous le nom de Redbridge Palestine Solidarity Network (Réseau de solidarité avec la Palestine de Redbridge). Aujourd’hui, un porte-parole affirme que le réseau compte plus de 350 membres. Redbridge est un vaste arrondissement multiculturel situé près de la frontière entre le Grand Londres et l’Essex, qui compte à la fois des populations musulmanes et juives.

Le Centre Loubavitch Habad, situé dans le quartier de Gants Hill à Redbridge, n’a jamais réagi aux manifestations de protestation : le lien pour faire un don est toujours en ligne sur son site Web. Cependant, la formulation a subtilement changé de « don d’équipement nécessaire aux soldats israéliens » à « don en hommage à nos soldats et au retour des otages sains et saufs ». (Le Centre Loubavitch Habad n’a pas répondu à nos demandes de commentaires). Qui plus est, le conseil municipal de Redbridge a dépensé plus de 2 000 £ pour retirer les drapeaux palestiniens des principaux axes routiers après avoir reçu une lettre du groupe de pression UK Lawyers for Israel (Juristes du Royaume-Uni pour Israël).

Le Réseau estime quand même que les actions qu’il mène sont fructueuses. En règle générale, les membres remplacent les drapeaux dans les 24 heures qui suivent, dans une sorte de jeu du chat et de la souris, et ils continuent à manifester devant l’antenne caritative qui fait partie d’une organisation plus large, dans le nord-est de Londres, et qui soutient les communautés juives locales. Tôt ou tard, espère le Réseau de solidarité avec la Palestine de Redbridge, le Centre Habad Loubavitch reconsidérera son soutien à l’armée israélienne.

« Dans notre région, le soutien à la Palestine est manifeste », a déclaré un membre du réseau, qui souhaite garder l’anonymat. « Nous ne resterons pas les bras croisés pendant que les conseils municipaux, les entreprises et les organisations caritatives sont complices du génocide, et que les politiciens ne s’expriment pas ou ne nous représentent pas comme ils le devraient. »

Le mois dernier, devant la Cour internationale de justice, l’Afrique du Sud a accusé Israël de perpétrer un génocide à Gaza, ce qu’Israël nie. La Cour n’a pas réclamé de cessez-le-feu, mais elle a ordonné à Israël de « prévenir » des actes qui pourraient s’apparenter à un génocide. La décision sur la question de savoir si Israël commet ou non un génocide pourrait prendre beaucoup plus de temps.

Les drapeaux et le piquetage devant les bureaux du Centre Habad Loubavitch ne représentent qu’un des nombreux actes de résistance qui ont lieu à travers le Royaume-Uni et le monde sous l’égide du mouvement BDS. Ce mouvement cible des organismes publics spécifiques et des entreprises privées accusés de soutenir ce qu’il qualifie « d’apartheid israélien ».

Dès ses débuts en 2005, le mouvement BDS a attiré des partisans de premier plan, dont l’archevêque d’Afrique du Sud Desmond Tutu, des politiciens étasuniens comme Ilhan Omar et des auteurs allant d’Arundhati Roy en Inde à Benjamin Zephaniah au Royaume-Uni.

Mais le mouvement a également suscité une forte opposition de la part des partisans d’Israël, en particulier au Royaume-Uni et aux États-Unis. Les ramifications d’un projet de loi « antiboycottage », en cours d’examen à la Chambre des lords britannique, sont susceptibles de se répercuter au-delà des côtes du Royaume-Uni, ce qui démontre jusqu’où les alliés d’Israël sont prêts à aller pour réprimer ce mouvement.

« Israël ne peut maintenir l’occupation militaire et l’apartheid qu’en raison de la complicité des gouvernements et des entreprises en Grande-Bretagne et dans le monde entier », a déclaré Lewis Backon, responsable de la Campagne de solidarité avec la Palestine qui coorganise, depuis octobre, les manifestations hebdomadaires propalestiniennes qui ont lieu à travers le Royaume-Uni.

« Le mouvement BDS nous offre une stratégie pour transformer notre rage en action significative. C’est un moyen pour les gens, en Grande-Bretagne et ailleurs, de retirer leur soutien tacite aux agissements d’Israël ».

Le mouvement BDS appelle au boycottage d’un petit nombre d’entreprises lorsqu’il estime susciter un impact maximal, et il incite un plus grand nombre d’entreprises à se désengager de l’État d’Israël. Depuis octobre, les dirigeants du mouvement issus de la société civile palestinienne ont également approuvé ce qu’ils appellent des « cibles de boycottage organique » que le mouvement BDS n’avait pas amorcées lui-même, notamment McDonald’s, Pizza Hut et Burger King.

« De façon stratégique, le mouvement BDS a toujours privilégié le désinvestissement institutionnel plutôt que le boycottage individuel des consommateurs », a déclaré Shabbir Lakha, un militant du groupe antiguerre Stop the War. Au Royaume-Uni, le boycottage individuel des consommateurs est bienvenu, a-t-il ajouté, mais « c’est le mouvement organisé universel et plus large qui importe, car il démontre essentiellement qu’Israël est un État paria. Tout comme les entreprises qui profitent directement de l’apartheid et de l’occupation ».

Projet de loi antiboycottage

Selon M. Lakha, le nouveau projet de loi antiboycottage « draconien » – examiné cette semaine par la Chambre des lords du Royaume-Uni – est la preuve que le mouvement BDS est efficace.

Un projet de loi sur l’activité économique des organismes publics (questions relatives aux affaires étrangères) a d’abord été présenté l’été dernier au Parlement britannique par le Department for Levelling Up, Housing and Communities (ministère de la modernisation, du logement et des communautés). Ce projet de loi, qui faisait déjà partie du programme du Parti conservateur en 2019, vise à « interdire aux organismes publics d’imposer leurs propres campagnes directes ou indirectes de boycottage, de désinvestissement ou de sanctions contre des pays étrangers ».

Actuellement, Israël et la Palestine sont les deux seuls États explicitement nommés dans la législation, dont l’objectif déclaré est d’empêcher les organismes publics de « poursuivre leur propre programme de politique étrangère ».

Les opposants affirment que dans les faits, le projet de loi empêchera les organismes publics – y compris les fiducies du NHS[1], les conseils municipaux et le gouvernement lui-même – de respecter leurs obligations environnementales, éthiques et internationales en matière de droits humains, en les forçant à investir dans des entreprises et des États dont les actions sont préjudiciables.

Amnesty International a précédemment déclaré que le projet de loi « accorde effectivement l’impunité à Israël à une époque de violations flagrantes du droit international à Gaza et en Cisjordanie ». « Les marchés publics représentent environ 14 % de l’économie du Royaume-Uni », a déclaré Kristyan Benedict, responsable de la gestion des crises au sein d’Amnesty, « ce qui offre une occasion unique de favoriser la transition vers une production et une consommation durables ».

« Toutefois, si les entreprises estiment qu’il est peu probable que les organismes publics les bannissent des contrats pour des raisons liées aux droits humains, cela crée une forme d’aléa moral, car les entreprises qui respectent les droits humains risquent de se faire damer le pion par celles qui ne les respectent pas. »

La formulation du projet de loi est « délibérément vague », ce qui le rendra difficile à mettre en œuvre, de l’avis de Daan de Grefte, juriste au Centre européen d’assistance juridique, qui fournit une aide juridique aux militants de défense des droits des Palestinien.ne.s à travers l’Europe.

Mais cette formulation vague pourrait également avoir un effet dissuasif plus large, amenant les gens à croire que la liberté d’expression sur la Palestine est totalement interdite. « Il est tout à fait évident que l’intention principale de ce projet de loi est de faire taire les politiciens et toutes personnes qui s’expriment sur les droits des Palestinien.ne.s », a déclaré M. de Grefte.

Une vague de mesures similaires visant à interdire le mouvement BDS a eu lieu dans les États et les campus des États-Unis. Et en Allemagne, la législation de 2019 a condamné toute adhésion au mouvement BDS dans les institutions officielles, la qualifiant d’antisémite. Une nouvelle initiative tente également d’interdire le boycottage des institutions financées par des fonds publics, comme le domaine artistique et les groupes universitaires.

Selon Mme Benedict d’Amnesty, les « campagnes de diffamation » d’Israël et de ses alliés sont à l’origine de cette prolifération de lois « antiBDS ». « De telles lois violent la liberté d’expression, contribuent à protéger les autorités israéliennes de toute responsabilité quant aux violations du droit international et nuisent à la lutte contre l’antisémitisme authentique », a-t-elle ajouté.

Mais tous les pays occidentaux n’ont pas réagi de manière hostile. De l’autre côté de la mer d’Irlande, la présidente du Sinn Féin, Mary Lou McDonald, a annoncé que son parti travaillait avec les conseils d’Irlande du Nord pour « interdire l’attribution de contrats aux entreprises qui profitent des violations des droits humains en Palestine et dans le monde ».

Victoires

Il est difficile de mesurer l’effet du mouvement BDS sur le chiffre d’affaires des entreprises ou sur l’économie d’Israël : le mouvement est largement décentralisé, endossé par différents groupes et individus, dont les activités sont menées localement et nationalement.

Mais on sait que certaines entreprises coupent leurs liens avec Israël. Récemment, la marque allemande de vêtements de sport Puma, une cible du mouvement BDS depuis 2018, a annoncé en décembre qu’elle ne renouvellerait pas son contrat avec la Fédération israélienne de football (IFA).

Puma a rejeté les affirmations selon lesquelles la campagne BDS était à l’origine de sa décision. Mais le mouvement BDS l’a revendiqué comme une victoire : « Des messages internes divulgués ont révélé que Puma subissait d’énormes pressions pour abandonner le contrat […]. Les années de pression mondiale implacable de BDS sur Puma et les dommages causés à son image devraient servir de leçon aux entreprises qui soutiennent l’apartheid israélien, à savoir que leur complicité entraine des conséquences ».

De leur côté, McDonald’s et Starbucks ont ouvertement admis que les boycottages anti-Israël avaient nui à leurs ventes du dernier trimestre de 2023. Tous deux affirment avoir fait l’objet d’une représentation non conforme à la réalité. McDonald’s prend ses distances avec les actions de ses franchisés qui, sur les médias sociaux, offrent des repas gratuits à l’armée israélienne. Le géant de la restauration rapide réclame maintenant 1,3 million de dollars de dommages et intérêts au mouvement BDS pour diffamation.

L’une des cibles actuelles du mouvement au Royaume-Uni est la Barclays Bank. Stella Swain, militante pour les jeunes et les étudiant.es de la Campagne de solidarité avec la Palestine, a déclaré que Barclays détenait plus d’un milliard de livres sterling d’actions dans des entreprises dont « les armes, les composants et la technologie militaire » étaient utilisés par Israël dans ses attaques contre les Palestinien.ne.s, et avait fourni à ces entreprises plus de 3 milliards de livres sterling de prêts.

« Vous et moi ne sommes pas sur le marché de l’armement », a-t-elle déclaré, « donc ce que nous visons, c’est de cibler des institutions comme Barclays qui détiennent des actions dans ce genre de sociétés, ce qui en fait des complices ».

Elle affirme que 1 500 personnes ont accepté de fermer leurs comptes, et un grand nombre de personnes qui effectuent actuellement des opérations bancaires ailleurs ont promis de rester à l’écart de Barclays. Swain souligne que la banque a également été une cible majeure du mouvement antiapartheid sud-africain dans les années 1980. (Les partisans du mouvement BDS font souvent cette comparaison. Mardi, le député travailliste Peter Hain a déclaré à la Chambre des lords qu’un projet de loi antiBDS aurait empêché les conseils britanniques de boycotter l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid).

« Il n’existe pas d’objectif unique qui permettrait d’atteindre ce but; l’approche doit être plus graduelle », a déclaré M. de Grefte. Cependant, il pointe du doigt les exploitants touristiques en ligne comme Trip Advisor, Expedia et Booking.com qui continuent à tirer profit des colons israéliens qui louent leurs logements dans les territoires occupés. « Les amener à changer de position sur ce sujet porterait un coup très dur à la crédibilité d’Israël qui affirme qu’il s’agit là d’une situation normale », a-t-il ajouté.

De retour à Gants Hill, tous les jeudis et pacifiquement, les militant.es prennent le contrôle d’une succursale de McDonald’s. « En chantant, ils et elles s’assoient et expliquent aux clients et au personnel les raisons pour lesquelles McDonald’s est complice d’un génocide ».

À l’approche du ramadan, ils et elles se tiennent devant l’hôtel de ville et informent les passants au sujet des marques de dattes – un aliment de base palestinien – cultivées dans les colonies israéliennes, dans l’espoir que les gens choisiront de les boycotter.

« Nous favorisons tous les angles possibles », disent les militant.es. « Nous ne lâcherons rien. Nous n’arrêterons pas tant que nos voix ne seront pas entendues ».

Nandini Naira Archer est la rédactrice en chef d’openDemocracy en matière de genre et d’identité. Elle couvre des sujets liés au féminisme, à la violence étatique et à la justice sociale. Elle était membre active du groupe d’action directe féministe Sisters Uncut.

[1] National Health Services : Services de santé publique