Nous ne devons pas sous-estimer l’extrême gravité des dangers posés par la crise de Taïwan (traduction)

Nous ne devons pas sous-estimer l’extrême gravité des dangers posés par la crise de Taïwan

Entrevue de Branko Marcetic avec Lyle Goldstein, Jacobin, 6 août 2022
Texte original en anglais [Traduction : Maya Berbery ; révision : Échec à la guerre]

Les médias ne rendent pas compte de la gravité de la situation à Taïwan. La Chine est prête à se battre pour l’île – éventuellement avec des armes nucléaires tactiques – et si une guerre devait éclater dans le détroit de Taïwan, les États-Unis auraient de fortes chances de la perdre.

Comme prévu, Beijing n’a pas bien réagi au voyage de Nancy Pelosi à Taïwan.

Entrevue de Branko Marcetic avec Lyle Goldstein, Jacobin, 6 août 2022

Beijing a imposé de nouvelles restrictions commerciales et a effectué, pendant plusieurs jours, des exercices militaires d’encerclement de l’île, au cours desquels quatre missiles chinois ont survolé son territoire. Hier, Beijing a sanctionné Pelosi et sa famille et a rompu le dialogue avec Washington sur les questions militaires et sur le changement climatique. Ces décisions risquent de faire reculer les efforts internationaux visant à faire face à ce qui constitue la menace la plus grave et la plus urgente à la sécurité mondiale.

La visite provocatrice de Pelosi a eu lieu en dépit des nombreux avertissements d’experts comme Lyle Goldstein. Chercheur sur le développement militaire stratégique de la Chine et de la Russie et professeur au US Naval War College pendant vingt ans, Goldstein s’est entretenu avec Branko Marcetic de Jacobin peu après la visite de Pelosi.

Goldstein explique l’importance capitale de Taïwan pour les dirigeants chinois, les risques d’une guerre nucléaire et les raisons pour lesquelles les États-Unis pourraient très bien perdre une guerre contre la Chine à propos de l’île.

 

BRANKO MARCETIC : Pourquoi la visite de Pelosi à Taïwan a-t-elle été jugée comme une telle provocation par la Chine ?

LYLE GOLDSTEIN : Beaucoup de gens sont très surpris, et je le suis moi-même un peu. Je pensais que la réaction de Beijing consisterait simplement à envoyer une centaine d’avions dans la zone ou quelque chose du genre, mais cette réaction semble à grande échelle et met en jeu une gamme d’interventions sans précédent.

Mais si on lit le chinois et qu’on voit ce que j’ai vu ces cinq dernières années, on n’est pas surpris. Je pense que nous assistons depuis au moins cinq ans à la lente montée d’une crise autour de la question de Taïwan en particulier, et sur les relations entre les États-Unis et la Chine plus généralement, une crise qui atteint aujourd’hui un niveau très dangereux. Pour les dirigeants chinois, cette visite est un coup de plus porté à la politique d’une seule Chine et prolonge une tendance inacceptable. Aux États-Unis, beaucoup disent : « Newt Gingrich y est allé en 1997, voilà un précédent, pourquoi en faire tout un plat maintenant ? » Mais la Chine voit la situation bien autrement. En 1997, la marine chinoise et la capacité d’action de la Chine se réduisaient à peu de choses. Les Chinois estiment qu’ils sont, aujourd’hui, en mesure d’agir.

Après l’expérience de Hong Kong, de nombreux dirigeants chinois et l’APL (Armée populaire de libération, l’armée chinoise) ont relégué aux oubliettes de l’histoire la formule Un pays, deux systèmes qui, je pense, était utile pour toutes les parties. Ils ont conclu que l’intégration ou l’unification pacifique est impossible et que la force est la seule solution. C’est une vision très sombre, mais je crains qu’elle ne soit de plus en plus répandue.

Il nous serait difficile, même dans de bonnes circonstances, de faire changer la Chine d’avis sur cette question. Mais nous semblons aller dans la direction opposée : aggraver les craintes de la Chine et envoyer des représentants de niveaux de plus en plus élevés. On ne se rend pas compte que, il y a deux mois, nous avons envoyé à Taïwan deux sénateurs (et ce ne sont pas là des représentants mineurs du gouvernement des États-Unis). La Chine a tapé du poing et a employé un langage vitriolique. Mais, les grands médias ont passé ces visites sous silence.

Je me suis donné la mission de documenter, sur Twitter, toutes les menaces que la Chine a proférées concernant Taïwan – au moins une par semaine, avec en gros le message suivant : « L’APL a la volonté et la capacité d’assurer l’unification nationale. » Au cours de la dernière année, cette déclaration est apparue des dizaines de fois, mais, volontairement, les médias occidentaux n’en rendent pas compte, parce qu’ils sont incapables de la comprendre, parce qu’ils la rejettent ou souhaitent l’ignorer.

À l’ère des armes nucléaires, ignorer purement et simplement les avertissements de l’autre partie témoigne d’une imprudence qui dépasse l’entendement et qui est potentiellement catastrophique.

BRANKO MARCETIC : Pourquoi Taïwan est-elle aussi critique pour la Chine ?

LYLE GOLDSTEIN : Des commentateurs sensés, même des historiens, n’arrivent pas à s’entendre là-dessus. Je ne prétends pas dire qui a tort et qui a raison. Comment les pays en viennent-ils à couvrir tel ou tel territoire ? C’est par un grand mélange de facteurs comportant surtout des guerres, pour le dire vite, que la plupart des pays ont pris leur forme actuelle.

La Chine a sa forme actuelle depuis quelques milliers d’années, de sorte que les Chinois sont très sensibles aux questions d’intégrité territoriale. Il faut, bien sûr, ajouter à cela la période des prédations européennes. La plupart des gens ne le savent pas, mais les États-Unis y ont activement participé. De 1850 à 1920 environ, c’est-à-dire pendant près d’un siècle, la marine des États-Unis a patrouillé le Yangtsé; les canonnières étasuniennes, de concert avec la marine britannique, faisaient la police en Chine. Il s’agissait d’une forme d’impérialisme et si les populations locales s’agitaient, les canonnières les encerclaient. Très souvent, les États-Unis ont collaboré avec le Japon et la Grande-Bretagne pour réprimer des rébellions.

Aux prédations de l’Europe a succédé la prédation ultime du Japon, qui a conquis une grande partie de la Chine. Et où cette conquête a-t-elle commencé ? À Taïwan. La Chine s’en souvient très bien. Il faut dire aux lecteurs occidentaux qui ne connaissent pas bien la conquête de Taïwan par le Japon en 1894-1895 que d’horribles atrocités ont été perpétrées. Cette conquête a été en quelque sorte le prélude de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les Japonais ont impitoyablement massacré les habitants de Taïwan pendant la période initiale de colonisation.

Les Chinois ont une animosité particulière envers le Japon, parce que ce pays n’a jamais eu à rendre compte de tous les crimes commis ni à payer de réparations. Mais tout a commencé à Taïwan, ce qui explique que l’île soit un point focal du nationalisme chinois, qui s’est construit dans une large mesure sur un sentiment antijaponais. Et je fais toujours remarquer au public chinois que les États-Unis ont contribué à sauver la Chine du Japon. Ce n’est donc pas une histoire à sens unique.

En 1683, la dynastie Qing a pris le contrôle de Taïwan. Il y avait déjà beaucoup de Chinois sur l’île, qui a été intégrée à l’Empire chinois avant de constituer une province en propre. Taïwan faisait partie de la Chine presque un siècle avant la Révolution américaine et des années avant que les États-Unis n’aient l’œil sur Hawaï et la Californie. Il y a donc là une revendication forte.

La reconnaissance par les États-Unis de Taïwan comme faisant partie de la Chine ne date pas seulement du Communiqué de Shanghai de 1972. J’invite les citoyen.ne.s des États-Unis et de tous les pays à lire les propos de Franklin Roosevelt lors de la Déclaration du Caire et le discours de janvier 1950 prononcé par Harry Truman dans lequel celui-ci affirme très clairement que Taïwan est une partie de la Chine qui lui a été arrachée par le Japon impérial.

BRANKO MARCETIC : Si les tensions devaient dégénérer en une guerre entre les États-Unis et la Chine à propos de Taïwan, comment cela se passerait-il en fait ?

LYLE GOLDSTEIN : J’ai travaillé au US Naval War College pendant une vingtaine d’années ; j’y ai fait des recherches sur le développement naval et militaire chinois ; je connais donc bien tous leurs systèmes. Il y a de fortes chances que les États-Unis perdraient une guerre à propos de Taïwan.

La raison évidente est d’ordre géographique. La Chine mène une guerre, comme elle le dit, à sa porte, et peut mettre à profit sa puissance militaire colossale – des effectifs et une logistique très solides, mais aussi des avions de combat, des hélicoptères et tous les types de navires imaginables. Taïwan est littéralement atteignable en un jour à partir de n’importe quel point de la Chine.

Comparez cela avec les États-Unis. Nous disposons certes d’une immense puissance militaire, mais nous ne pouvons pas l’amener sur le terrain, et même si nous le pouvions, pourrions-nous en assurer le soutien ? Même les sous-marins, qui sont notre principal atout – la seule force capable de se rendre sur le champ de bataille et de lutter énergiquement contre une invasion – ne pourraient pas être soutenus. Les sous-marins seraient rapidement à court de torpilles, car ils ne sont pas dotés de chargeurs de grande capacité. Dans le jargon de la marine, ils seraient Winchestered, c’est-à-dire à court de munitions et inutiles ; ils seraient contraints de naviguer vingt ou trente jours pour se réapprovisionner, puis vingt ou trente jours de plus pour revenir. Si bien que même la force la mieux préparée à entrer dans la bataille ne pourrait y persister.

La situation est bien pire en ce qui concerne les capacités de combat, presque nulles, de l’armée de l’air ou de l’armée de terre. Rappelons-nous que l’armée de l’air est totalement dépendante des pistes d’atterrissage. Certains ingénieurs de l’armée de l’air se sont affairés à Tinian (une des îles Mariannes du Nord, située à près de 3 000 kilomètres des côtes chinoises et qui a servi de base à l’Enola Gay pour larguer la bombe atomique). Mais nous n’aurions pas sitôt commencé à jouer avec nos forces aériennes là-bas que les Chinois les auraient déjà neutralisées. Je peux deviner ce qu’ils en disent : « Ajoutez cette base à la liste des cibles ».

Toutes les pistes d’atterrissage à proximité seraient détruites. Je parle de Guam, Okinawa, et plus loin encore. La Chine a maintenant la capacité d’atteindre Hawaï et l’Alaska. Je parle du premier jour du conflit, ou au mieux du septième. J’en ai informé un général de l’armée de l’air en ces termes : « Êtes-vous conscient que les équipements installés en Alaska seraient probablement ciblés au cours de la première ou des deux premières semaines d’une guerre avec la Chine ? ». Il était surpris, mais n’aurait pas dû l’être. Les volte-face sont légitimes et ces cibles seraient frappées.

Tout ce long détour pour dire que la puissance de feu et la capacité d’en assurer le soutien ne sont pas au rendez-vous du côté des États-Unis. Et c’est pourquoi on note dans la presse que la Chine gagne presque toujours les jeux simulant cette guerre. C’est un mauvais signe. Nous devons faire face à la réalité, et la réalité est que la Chine dispose d’énormes atouts militaires au regard de Taïwan.

Beaucoup de gens citent le cas de l’Ukraine. Mais Taïwan est quinze fois plus petite que l’Ukraine. L’un des principaux problèmes de la Russie est qu’elle doit disperser ses forces et sa puissance de feu sur l’immense territoire ukrainien. Dans le cas de Taïwan, la puissance de feu serait concentrée sur un territoire beaucoup plus petit, sans compter que la moitié de l’île est constituée de montagnes, ce qui réduit encore le territoire effectif. De plus, le budget militaire de la Chine est cinq fois supérieur à celui de la Russie, et il est plus facile d’empêcher les livraisons d’armes à Taïwan. Personne ne voudrait se trouver à Taïwan advenant un conflit.

BRANKO MARCETIC : Dans quelle mesure Taïwan pose-t-elle un risque d’escalade nucléaire ?

LYLE GOLDSTEIN : Tant de gens ignorent ce risque et c’est totalement irresponsable. Si je devais reprocher quelque chose à Pelosi, c’est qu’à l’ère nucléaire ce genre de gesticulation politique est aberrant et doit être condamné sans réserve.

Divers scénarios nucléaires sont envisageables. L’un d’eux m’empêche de dormir ces jours-ci. Dans le domaine des études militaires sino-étasuniennes, nous ne parlons pas beaucoup d’armes nucléaires tactiques mais les stratèges chinois, eux, en parlent beaucoup aujourd’hui notamment en raison du rôle que ces armes ont joué dans la rivalité entre les États-Unis et le bloc soviétique.

Les Chinois ont remarqué que nous avons recommencé à doter nos sous-marins d’armes nucléaires tactiques et ont beaucoup écrit sur le sujet. Voilà ce qu’ils en disent : « Ce sont des armes de ce type que les États-Unis pourraient déployer dans un scénario de conflit taïwanais ; et si les États-Unis s’engagent dans cette voie, d’autres pays emboîteront le pas. » Il s’agit d’un message clair : la Chine développe des armes similaires et sera prête à cette éventualité. Je n’ai aucune confirmation que la Chine déploie effectivement des armes nucléaires sur le champ de bataille – c’est simplement ce que je soupçonne : elle a menacé de le faire et d’autres signaux tendent, selon moi, à confirmer ces soupçons.

Qu’est-ce que cela signifie ? Supposons que la guerre éclate entre les deux pays et que l’un des deux camps commence à perdre. Disons que notre camp perd, qu’un porte-avions est coulé et que l’invasion semble sur le point de réussir. Est-ce qu’un de nos sous-marins, situé à des milliers ou des centaines de kilomètres, lancerait une arme nucléaire visant la force d’invasion sur le champ de bataille ? Est-ce que celle-ci réagirait par les mêmes moyens contre Guam ou Hawaï ? Dans la situation inverse, supposons que la Chine envahit la région, que l’invasion piétine ou échoue, que les forces états-uniennes affluent dans la région. Les dirigeants chinois se diront-ils : « Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre comme semble l’avoir fait Vladimir Poutine initialement » ? On peut se demander, à l’ère nucléaire, à quel moment la Chine aurait recours à l’arme nucléaire pour mettre en garde ses opposants et les tenir à distance. Je crains que la Chine pourrait utiliser la carte nucléaire contre le Japon.

Dernière chose. La Chine s’emploie énergiquement à accroître sa puissance nucléaire. C’est déplorable et je crois qu’il aurait pu en être autrement : dans le passé, la Chine tirait une grande fierté de sa force de dissuasion nucléaire de bas niveau. Mais la Chine estime que la probabilité d’une guerre contre les États-Unis est assez élevée, notamment concernant Taïwan, et veut disposer de moyens équivalents à ceux des États-Unis.

Une guerre nucléaire peut aussi survenir par accident. Selon de nombreux analystes étasuniens, la Chine combine de plus en plus souvent des ogives nucléaires et des ogives conventionnelles – ces ogives se retrouvent même sur le même missile. Alors, comment savoir si les missiles chinois qui viseraient Guam ou Hawaï, comme le voudrait le scénario évoqué, transportent ou non des armes nucléaires ? C’est ce qu’il faudrait trancher en quelques minutes à peine.

Le renforcement des défenses antimissiles a également donné naissance à des armes de plus en plus raffinées. On s’oriente vers des armes hypersoniques et les Chinois et les Russes partagent l’obsession de pénétrer les défenses antimissiles. Un des moyens consiste à détruire les radars de défense antimissile dès la première salve. Toutes sortes d’incitations inquiétantes à l’escalade se recoupent donc ici.

BRANKO MARCETIC : Les relations entre la Chine et les États-Unis ne sont vraisemblablement pas assorties des mesures de protection ou des mécanismes de désescalade et d’évitement des conflits mis en place à l’époque de la Guerre froide.

LYLE GOLDSTEIN : Un analyste chinois m’a fait observer que les États-Unis et la Chine n’ont jamais connu l’équivalent de la crise des missiles à Cuba. Cette crise a été très dure. Les deux parties ont pu entrevoir l’apocalypse, littéralement. Il n’y a aucun doute dans mon esprit : le monde aurait pu être annihilé à ce moment-là. Plus nous apprenons de choses sur cette crise, plus c’est horrifiant.

J’ai interviewé un capitaine de sous-marin russe qui était littéralement à un doigt de lancer une torpille nucléaire sur le groupe amphibie des États-Unis au large de Cuba et la marine étasunienne ne savait même pas que la Russie avait déployé des armes nucléaires tactiques pendant cette crise. Nos opérations étaient menées complètement à l’aveuglette dans une crise susceptible de déclencher une guerre nucléaire. Et c’est probablement la même chose dans le cas de Taïwan. Nous ne savons pas exactement de quelles armes dispose notre vis-à-vis et il ne sait pas exactement de quelles armes nous disposons. Les deux parties cachent une partie de leur jeu.

BRANKO MARCETIC : Selon une étude réalisée en 1966 sur les plans de guerre des États-Unis advenant une invasion de Taïwan par la Chine dans les années 1950, le recours rapide à des frappes nucléaires contre la Chine était envisagé. Est-ce que c’est une possibilité que les stratèges et les chefs militaires des États-Unis pourraient également évoquer aujourd’hui ?

LYLE GOLDSTEIN : Je pense que c’était là une révélation importante et qui en dit long sur ce scénario. Ceux qui connaissent l’histoire des années 1950 savent que le président, au sommet de la hiérarchie, envisageait d’ordonner des frappes nucléaires contre la Chine pour des considérations liées à Taïwan. Je dis « liées » parce qu’il s’agissait surtout des îles au large des côtes. Dwight D. Eisenhower et d’autres dirigeants étasuniens ont heureusement compris que c’était de la folie d’utiliser des armes nucléaires pour défendre ces petits rochers.

Mais cela ne s’est pas arrêté là. Nous savons maintenant que nous avons déployé des armes nucléaires à Taïwan ; je pense qu’elles y sont restées pendant sept ou huit ans – des missiles tactiques Matador. En un certain sens, c’est une mesure brillante. C’est de cette façon que l’on défend Taïwan : puisqu’on ne peut pas y installer une puissance de feu suffisante pour couler toute la flotte chinoise et empêcher une invasion, on utilise des armes nucléaires.

Heureusement, ces armes ont été retirées comme élément du cadre diplomatique plus vaste de Kissinger. Mais tout cela révèle une réalité fondamentale : dans un tel scénario, les États-Unis, compte tenu de leur puissance de feu insuffisante, ne pourraient obtenir une victoire que par le recours aux armes nucléaires. C’est la leçon apprise dans les années 1950, et rien n’a vraiment changé.

Je lis dans la presse militaire des spéculations oiseuses voulant qu’aucun pays n’oserait couler un porte-avions étasunien, avec un équipage de quelque cinq mille personnes, sans crainte de subir des représailles nucléaires. Et si la Chine se mettait en tête de couler deux, trois ou cinq porte-avions ? Je préfère ne pas y penser mais c’est tout à fait possible.

L’un des pires scénarios que j’ai envisagés au fil des ans est le suivant : la Chine endommage gravement un porte-avions, le porte-avions est en train de couler et nous devons secourir les trois ou quatre mille membres d’équipage en détresse quelque part dans la mer de Chine orientale ? Que se passe-t-il alors ? Il faudrait réunir une force opérationnelle de quinze ou vingt navires pour mener à bien une mission de sauvetage. Mais évidemment, dans une guerre navale moderne, quand l’ennemi sait où se rassemblent tous les navires, ils deviennent dès lors une cible facile. Dans ce scénario, au moins la moitié de la marine des États-Unis pourrait être perdue.

Prenons le scénario inverse : les États-Unis coulent un porte-avions chinois. Est-ce que cela pourrait entraîner une escalade nucléaire ? De plus en plus, face à des pertes d’une telle ampleur, on se dit que la Chine pourrait le faire. Nous ne savons pas où se trouve le point de bascule nucléaire. Aucune guerre majeure n’a encore opposé des puissances nucléaires. Souvent, lorsque je traite avec des chefs militaires étasuniens, je leur dis ce qui se disait pendant la crise des missiles de Cuba : « Vous et moi avons mené le même nombre de guerres nucléaires, alors ne me dites pas que vous savez ce qui va se passer. »

BRANKO MARCETIC : Quelles leçons pouvons-nous ou devrions-nous tirer de la crise cubaine, et aussi de la guerre en Ukraine, pour faire face à la montée des tensions avec la Chine ?

LYLE GOLDSTEIN : On me pose souvent cette question mais sous une autre forme : Comment la guerre en Ukraine peut-elle nous apprendre à bien défendre Taïwan ? On pourrait penser que l’envoi de toutes ces armes à l’Ukraine il y a cinq ans aurait empêché la Russie d’agir comme elle l’a fait. Je ne crois pas que ce soit le cas. Et je crois, en fait, que l’envoi cumulé d’armes en novembre, décembre et janvier a contribué au déclenchement du conflit. La même chose pourrait se produire dans le contexte de Taïwan. On ne fait qu’agiter un drapeau rouge devant un taureau. En cherchant à réduire leurs options militaires, on finit par pousser le dilemme de sécurité à son point de rupture.

La principale leçon à tirer est qu’on ne peut pas franchir à la légère les lignes rouges des grandes puissances. Pour moi, ça ne fait aucun doute. J’ai fait circuler le discours de Poutine sur les lignes rouges de la Russie dès 2020 au Naval War College où je travaillais, parce que je croyais qu’il m’incombait de dire à mes collègues : « Quoi qu’il arrive, vous feriez mieux de comprendre les lignes rouges de la Russie. » Il était évident pour moi que nous nous rapprochions de ces lignes. Et nous sommes en quelque sorte passés à côté d’elles; nous les avons ignorées en disant : « Ce n’est qu’une posture politique. C’est inacceptable. On ne peut pas dire des choses pareilles. » Cette attitude n’est pas seulement stupide, elle est catastrophique pour les peuples d’Europe de l’Est, d’Ukraine et de Russie.

Ce qui nous conduit à l’argument des sphères d’influence. En 2015, j’ai soutenu dans mon livre que le seul moyen de gérer les conflits avec la Chine et la Russie est de tenir compte des sphères d’influence. Les sphères d’influence ne sont pas quelque chose que l’on choisit d’accepter ou non ; c’est une simple réalité. Et il faut donc ajuster les politiques en tenant compte de cette réalité, parce que si on se bat contre elle, on nage à contre-courant et on aboutit à d’horribles désastres comme l’Ukraine.

Il y a des leçons précises à tirer d’un point de vue militaire. Je suis d’accord pour dire que les Javelins, les Stingers et d’autres équipements du genre pourraient être utiles à Taïwan. Mais, à mon avis, l’accumulation de ces armes pourrait provoquer précisément ce que l’on cherche à prévenir. Taïwan devrait-elle investir dans la technologie des contre-drones ? Bien sûr. On pourrait examiner d’autres leçons du même genre. Mais je n’ai pas grand espoir que Taïwan puisse même espérer égaler la puissance militaire chinoise. Les dépenses militaires de Taïwan viennent tout juste de franchir le seuil des 2 % du PIB. Mais pour vraiment égaler la Chine, Taïwan devrait consentir des dépenses qui dépassent largement 10 % du PIB pendant une décennie. À ce moment-là, Taïwan pourrait avoir une chance. Sinon, je ne crois pas que ce soit vraiment possible.

La véritable leçon pour Taïwan ne se trouve donc pas dans un accroissement massif des forces — ce qui ressemblerait au modèle nord-coréen : creuser et bétonner partout et, en quelque sorte, détruire l’île pour la sauver. La vraie solution est la diplomatie, bien entendu. Tant d’occasions ont été manquées pour éviter la guerre en Ukraine. On aurait pu, de toute évidence, déclarer que l’Ukraine serait un État neutre. Aurait-ce été si difficile ? Bon nombre de pays neutres sont très heureux et très bien armés. C’était là une option tout à fait envisageable, mais elle ne cadrait tout simplement pas avec notre idéologie. Envisager la possibilité de reculer ou de faire des compromis, pour nous, c’est un signe de faiblesse. C’était donc hors de question.

Taïwan jouit de toutes sortes de possibilités sur le plan diplomatique. Nous devrions les promouvoir. En décembre 2015, les dirigeants de Taïwan et de la Chine ont eu une rencontre excellente et amicale. Ils ont beaucoup de choses en commun. Tant de liens unissent les deux rives du détroit. Des millions de visiteurs de la Chine continentale ont fait la traversée à Taïwan, ont pu admirer les beautés de l’île, respirer son air pur et constater qu’elle est bien gouvernée. C’est la meilleure façon d’aborder les relations entre les deux rives du détroit. Il y a toutes sortes de compromis à faire, d’échanges entre les populations, de mesures militaires susceptibles de favoriser la confiance. Tout cela aurait dû se produire avec l’Ukraine et la Russie. Mais non, nous avons opté pour une approche conflictuelle, avec pour résultat une guerre épouvantable.

BRANKO MARCETIC : Pour la première fois L’OTAN a récemment désigné la Chine comme « défi systémique » pour sa sécurité, au moment même où elle invitait, pour la première fois aussi, plusieurs pays de l’Asie-Pacifique à prendre la parole à son sommet. Ce changement est-il significatif ? Marque-t-il une expansion fondamentale de la mission de l’OTAN ?

LYLE GOLDSTEIN : J’observe depuis plusieurs années déjà l’intérêt que l’OTAN porte à l’Est. Les Britanniques et les Français ont envoyé des porte-avions et des sous-marins dans la région. Lors d’une conférence que j’ai donnée en Allemagne il y a quelques années, des membres de la marine allemande m’ont posé cette question sans détour : « Nous aimerions beaucoup envoyer un navire en mer de Chine méridionale, est-ce que cela serait utile ? » Et j’ai répondu : « Pas du tout, il serait insensé pour l’Allemagne de s’insérer dans cette dynamique. Cela ferait certainement plus de mal que de bien. » Ils n’ont pas aimé ma réponse. « Nous espérions de l’enthousiasme et que vous trouveriez l’idée excellente. »

Cette anecdote illustre bien la dynamique inquiétante qui est à l’œuvre. L’OTAN n’avait déjà pas bonne réputation en Chine, pour diverses raisons et depuis longtemps. Il y a dix ou quinze ans, l’OTAN avait des relations de travail convenables avec la Chine, et l’Union européenne avait établi de très bons échanges et contacts en matière de défense avec la Chine. C’était très utile, et j’avais recommandé instamment que l’Europe serve de tampon dans la rivalité entre les États-Unis et la Chine, agisse comme arbitre désintéressé entre les deux parties, et exhorte chacune d’elle à se détendre un peu. Aider la Chine à tempérer ses pires tendances nationalistes, mais aussi aider les États-Unis à contenir leur soif apparemment insatiable de rivalité.

À mon avis, l’Europe a joué ce rôle assez bien jusqu’en 2016 environ. Après, les choses ont commencé à changer : le discours européen sur la Chine s’est radicalement déplacé vers la droite ; un sentiment antichinois s’est imposé même au point de surpasser la rhétorique étasunienne sur la Chine. Ce ton m’a beaucoup inquiété. Je pourrais vous citer des tas d’exemples. Mais il suffit de lire The Economist pour suivre, dans ce magazine, la montée d’un discours belliciste à l’égard de la Chine au fil des ans. Les Européens tendent à regrouper la Russie et la Chine dans la catégorie de l’autoritarisme au sens large, en dépit des différences marquées entre les régimes russe et chinois. On ne doit pas, à mon avis, mettre ces deux régimes dans le même panier.

Je me souviens, lors de la crise coréenne de 2017, du passage d’une escadre de vaisseaux français dans la région et de la virulence de la couverture chinoise : ce sont les Européens qui ont dirigé le dépeçage de la Chine au 19e siècle, disait-on ; la Chine a mené de nombreuses guerres contre la France et contre la Grande-Bretagne. L’idée que des navires des marines européennes naviguent à proximité déclenchait cette colère.

Un autre phénomène doit être considéré ici : la quête de missions par l’OTAN. À cet égard, la guerre en Ukraine est une bénédiction. Elle a donné un nouveau souffle à l’OTAN et a permis d’occuper ses bureaucrates. Toutefois, le jeu diplomatique de la Turquie et son flirt avec la Russie devraient nous faire prendre conscience de certaines failles dans l’unité et la cohésion de l’alliance. En un sens, ces faiblesses ont un côté positif : l’Europe devrait se concentrer sur l’Europe et ne pas se mêler des affaires asiatiques. Pour le dire en termes crus : Qu’a fait l’Europe ? Est-ce que cette embardée vers l’Asie l’a empêchée de voir venir la guerre avec la Russie et de s’y préparer ?

Il y a enfin les attentes d’un appui inconditionnel, qui sont très élevées à Washington. Quoi que fassent les États-Unis, à tout coup nous espérons et nous attendons une bonne main d’applaudissements des Européens. C’est là une attitude très destructrice à mon avis. Les États-Unis auraient-ils vraiment passé vingt ans en Afghanistan sans le soutien aveugle de l’OTAN ? La justification des dix dernières années de la mission en Afghanistan reposait dans une large mesure sur le message suivant : « Nous ne pouvons pas nous retirer. Que dirait l’OTAN ? Nous ne pouvons pas abandonner nos alliés. »

Je suis critique à l’égard de la position de l’OTAN sur cette question. Je pense que les Européens ont cessé de jouer leurs atouts diplomatiques, des atouts importants, ce qui a favorisé la méfiance de la Chine à l’endroit de l’Europe. Et c’est triste, car je pensais vraiment que l’Europe pouvait contribuer à l’avènement d’un nouvel ordre mondial plus pacifique.

BRANKO MARCETIC : Jusqu’à quel point devrions-nous nous inquiéter de l’expansion des bases chinoises à l’étranger et du renforcement des capacités militaires de la Chine ?

LYLE GOLDSTEIN : Tout d’abord, j’aimerais faire remarquer que les États-Unis ont quelque huit cents installations militaires à l’étranger contre une seule pour la Chine. On pourra reparler de nos craintes quand la Chine aura 799 bases de plus hors de son territoire. En d’autres termes, il n’y a pas lieu pour le moment de nous inquiéter à ce sujet. Ce que je vois ne m’alarme pas vraiment.

Prenons la base chinoise en Afrique. C’est en fait la seule base étrangère de la Chine. Les petites bases de récifs dans la mer de Chine méridionale ne peuvent pas vraiment être considérées comme des bases étrangères. Mais certains aspects de cette base en Afrique pourraient susciter des craintes. Par exemple, cette base dispose de bunkers très profonds, elle est construite pour encaisser les coups.

Mais autrement, la base est située à Djibouti, à cinq kilomètres d’une base assez importante des États-Unis. Tout près d’une base française, tout près aussi d’une petite base japonaise, et ainsi de suite. Tout le monde et sa mère a une base à Djibouti. Si la Chine avait réellement eu des visées malveillantes sur l’Afrique, elle n’aurait probablement pas installé sa base à côté de ces autres bases, pour nous permettre de surveiller facilement toutes ses activités.

Si je devais résumer la politique de la Chine en Afrique, je dirais d’abord qu’elle concerne beaucoup le maintien de la paix. Et c’est une tâche difficile. Leur travail à cet égard mérite d’être reconnu. Ensuite, il y a beaucoup d’entreprises et de ressortissants chinois en Afrique; et je pense que la Chine craint de devoir effectuer ce que nous appelons dans la marine une opération d’évacuation de non-combattants, une opération qui peut présenter des risques importants.

Je pense que nous sommes en pleine guerre froide avec la Chine et que la Chine fait maintenant écho à ce que nous faisons. La Chine commence à se positionner stratégiquement au cas où elle aurait à combattre et à frapper les États-Unis. Selon la rumeur, une base chinoise s’établirait en Afrique de l’Ouest. Bien que la Chine ait des intérêts légitimes dans cette région, faut-il craindre cette nouvelle base ? Un peu. La perspective d’une base chinoise sur l’Atlantique ne me réjouit pas. C’est une étape importante.

Mais pourquoi la Chine veut-elle tremper son orteil dans l’Atlantique? J’ai étudié une série d’articles officiels traitant de la stratégie atlantique de la Chine. Une des choses qu’ils disent très clairement c’est ceci : « L’Atlantique est absolument critique pour les États-Unis. Les États-Unis viennent dans notre cour et fouinent dans la mer de Chine méridionale. Alors nous devons aller dans leur cour à eux. »

BRANKO MARCETIC : Le discours occidental sur la guerre en Ukraine, et il semble maintenant se transposer à la Chine et à Taïwan, tend à être dominé par des appels aux valeurs progressistes autour de la défense de la démocratie et de l’autodétermination. Mais on entend peu de choses sur les risques d’escalade militaire et nucléaire.

LYLE GOLDSTEIN : Pour les progressistes du monde entier, la première réaction est la suivante : « C’est une lutte du bien contre le mal, nous devons agir, faire le nécessaire pour nous imposer comme une génération exemplaire. » Je ne sais pas pourquoi ils semblent incapables de saisir à quel point les étapes subséquentes seront tragiques. Il y a peu de réflexion sur les coûts à payer. On dirait que l’on revit la période des guerres par procuration des années 1940 et 1950, la guerre de Corée, par exemple, que l’on a comparé à la guerre en Ukraine.

Dans les années 1950, on avait des chefs d’État comme Eisenhower, et même peut-être comme Richard Nixon, qui avaient combattu pendant la Seconde Guerre mondiale et qui avaient, de leurs propres yeux, vu mourir des tas de gens. Avec ce vécu, ils ont été capables de mettre de côté l’esprit de croisade et ont réalisé qu’il valait mieux défendre la paix, du moins une forme de paix. Les États-Unis ont commis beaucoup d’erreurs pendant la Guerre froide, mais ils ont su ne pas aller trop loin. Et peut-être que la Russie aussi, de son côté, avait cette même appréciation critique des coûts de la guerre. Rien de tel aujourd’hui, semble-t-il.

Je regarde beaucoup les médias russes en ce moment. Le niveau de frustration est immense. On réclame plus ou moins du sang américain, sous une forme ou une autre. De leur point de vue, cette guerre est menée depuis le Pentagone, et beaucoup de Russes et d’Ukrainiens meurent, alors qu’aux États-Unis on rit en coulisse. Cette situation n’est pas viable, c’est une véritable poudrière. Je suis absolument certain que beaucoup de stratèges russes, des gens intelligents, se demandent comment rendre la vie misérable pour beaucoup de gens aux États-Unis, comment en tuer un grand nombre. Et c’est une mauvaise chose.

La plupart des journalistes que je rencontre et bien des personnes instruites ne réfléchissent pas à toutes les conséquences. Ils ont une simple réaction instinctive, qui s’inscrit le plus souvent dans le discours du bien contre le mal. Et ils se disent avec insouciance qu’aucune arme nucléaire n’a été utilisée depuis 1945, que personne n’osera emprunter cette voie, et que tout ce qui n’est pas nucléaire est acceptable. C’est évidemment très désolant.

Lyle Goldstein est directeur de l’Asia Engagement chez Defense Priorities et ancien professeur-chercheur au US Naval War College.

Branko Marcetic est rédacteur attitré de Jacobin et l’auteur de l’ouvrage Yesterday’s Man : The Case Against Joe Biden. Il vit à Chicago en Illinois.