Sur les positions officielles du Hamas (traduction)

Sur les positions officielles du Hamas

Par Jeremy Scahill, Drop Site News, 9 juillet 2024
Texte original en anglais / Original article in English
[Traduction : Maya Berbery, Claire Lapointe et Dominique Peschard; révision : Échec à la guerre]

En exclusivité pour Drop Site News. Des responsables du Hamas discutent de leurs motivations, de leurs objectifs politiques et des coûts humains de leur soulèvement armé contre Israël.

« On the Record with Hamas », Drop Site News, 9 juillet 2024
« On the Record with Hamas », Drop Site News, 9 juillet 2024

Les neuf derniers mois de la guerre génocidaire israélienne à Gaza ont provoqué un réveil mondial sans précédent quant au sort du peuple palestinien. Au cours des 76 années qui se sont écoulées depuis la création de l’État d’Israël et le déclenchement de la Nakba, il n’y a jamais eu de colère aussi soutenue et ouverte contre Israël et une solidarité aussi large avec les Palestinien·ne·s. Les manifestations massives dans les villes du monde entier, la rupture des relations diplomatiques avec Tel-Aviv, le rappel des ambassadeurs, les décisions des tribunaux internationaux contre Israël et les demandes croissantes pour l’établissement d’un État palestinien indépendant – rien de tout cela n’aurait eu lieu sans l’impulsion donnée par l’insurrection armée du Hamas le 7 octobre et la guerre d’anéantissement menée ensuite par Israël à Gaza.

Cette situation soulève des questions dérangeantes, mais inéluctables. Le Hamas considère-t-il que l’Opération Déluge d’Al Aqsa est un succès? Le Hamas savait sans aucun doute que les représailles israéliennes se traduiraient par l’assassinat de nombreux civils palestiniens, même si l’ampleur effroyable de l’assaut israélien n’avait pas été prévue. Le 7 octobre était-il donc une opération de martyre collectif lancée sans le consentement des 2,3 millions de Palestinien·ne·s? Et qu’en est-il des nombreuses personnes qui proclament leur soutien à la cause palestinienne, tout en condamnant la violence des attentats du 7 octobre? Comment faire la part des choses de manière réaliste?

Drop Site a mené une série d’entretiens avec de hauts responsables du Hamas, parallèlement à un examen approfondi de leurs déclarations et de celles de ses dirigeants. J’ai interviewé diverses sources du Hamas sur le contexte de cette histoire et deux d’entre elles – Basem Naim et Ghazi Hamad – ont accepté de parler de façon officielle. Je me suis également entretenu avec des Palestinien·ne·s, des Israéliens et des sources internationales bien informés afin de comprendre les objectifs tactiques et politiques des attentats du 7 octobre. Certains critiqueront inévitablement le choix d’interviewer et de publier les réponses des responsables du Hamas à ces questions en les qualifiant de propagandes. Je crois qu’il est essentiel que le public comprenne les points de vue des individus et des groupes qui ont initié l’attaque ayant déclenché la guerre génocidaire d’Israël – une argumentation rarement autorisée en dehors de très courts extraits sonores.

Les dirigeants du Hamas ont présenté leur opération du 7 octobre comme une rébellion vertueuse contre une force d’occupation qui mène une guerre militaire, politique et économique de punition collective contre le peuple de Gaza. « Nous n’avons eu d’autre choix que de prendre cette décision et de riposter », a déclaré M. Basem Naim, un haut responsable du bureau politique du Hamas et ancien ministre du gouvernement de Gaza. « De mon point de vue, le 7 octobre correspond à un acte de défense, peut-être la dernière chance de se défendre pour les Palestiniens. »

Naim, médecin, est membre du cercle restreint entourant l’ancien premier ministre de Gaza, Ismail Haniyeh[1], chef politique du Hamas basé à Doha, au Qatar. Au lendemain du 7 octobre, M. Naim a été l’un des rares responsables du Hamas autorisés à parler publiquement au nom du mouvement. Lors d’une entrevue, M. Naim a défendu énergiquement les attaques du 7 octobre contre Israël. Il a déclaré que le Hamas agissait par nécessité existentielle face aux assauts diplomatiques et militaires soutenus, non seulement contre les Palestinien·ne·s de Gaza, mais aussi contre la Cisjordanie occupée et Jérusalem.

« Les gens de Gaza n’avaient que deux options : mourir à cause du siège, de la malnutrition, de la faim, du manque de médicaments et de l’absence de traitement à l’étranger, ou mourir sous les roquettes. Il n’y avait aucune autre option », a-t-il déclaré. « Face à ce choix, pourquoi préférer mourir en gentilles victimes, en victimes pacifiques? Si nous devons mourir, faisons-le dans la dignité. Debout, en combattant, en martyrs honorables ».

Les sondages suggèrent que le soutien palestinien au Hamas reste fort. Avant les attaques du 7 octobre, les sondages à Gaza et en Cisjordanie indiquaient que le soutien au Hamas était en baisse. Un sondage a révélé que seulement 23 % des personnes interrogées exprimaient un soutien significatif au Hamas et que plus de la moitié d’entre elles exprimaient des opinions négatives. « La guerre du 7 octobre a inversé cette tendance, ce qui a entraîné une forte hausse de la popularité du Hamas », a rapporté Arab Barometer.

Un sondage plus récent mené par le Centre palestinien de recherche sur les politiques et les sondages, dont les résultats ont été publiés à la mi-juin, a révélé que les deux tiers de la population de Gaza continuaient d’exprimer leur soutien à l’attaque du 7 octobre, plus de 80 % des sondés affirmant que cette attaque plaçait la Palestine au centre de l’attention mondiale. Plus de la moitié des habitants de Gaza interrogés ont indiqué qu’ils espéraient que le Hamas revienne au pouvoir après la guerre. « Ils ont perdu confiance en la possibilité d’instaurer la paix avec Israël. Les gens croient que, maintenant, la seule façon d’y arriver est de se battre contre Israël, de combattre Israël », a déclaré en entrevue Ghazi Hamad, ancien vice-ministre des Affaires étrangères du Hamas et membre de longue date de son bureau politique. « Nous avons remis la cause palestinienne à l’ordre du jour. Je pense que nous avons écrit une nouvelle page de l’histoire ».

« Israël a maintenant passé neuf mois [à combattre à Gaza] – neuf mois. Il s’agit d’une petite zone. Pas de montagnes, pas de vallées. C’est une très petite zone assiégée – contre 20 000 [combattants] du Hamas », a poursuivi M. Hamad. « Ils mettent en œuvre toute leur puissance militaire, soutenus par les États-Unis. Mais je pense maintenant qu’ils ont échoué. Ils ont échoué ».

La Dre Yara Hawari, codirectrice d’Al-Shabaka, un groupe de réflexion palestinien indépendant, a déclaré que l’évaluation du rôle joué par les attentats du Hamas, le 7 octobre, au sein du mouvement mondial croissant de soutien aux Palestinien·ne·s soulève des questions morales complexes. « Si le régime israélien ne s’était pas lancé dans un génocide à Gaza, serions-nous témoins d’un tel niveau de solidarité? C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. C’est aussi une question dérangeante, parce que je ne pense pas que les Palestinien·ne·s, où qu’ils soient, doivent payer de leur sang la solidarité des gens du monde entier, et certainement pas la mort de plus de 40 000 personnes », ajoute-t-elle.

« Nous avons dépassé les chiffres de la Nakba d’au moins trois fois en ce qui concerne le nombre de personnes tuées. Et une région entière a été détruite. Gaza n’existe plus. Elle a été complètement détruite. Je pense donc qu’il s’agit d’un moment très révélateur », a déclaré Mme Hawari, qui vit à Ramallah. « Si le 7 octobre n’avait pas eu lieu, cette information aurait-elle été révélée aux citoyen·ne·s du monde entier? C’est une question pour le moins embarrassante ».

Le Hamas a souligné que l’objectif du 7 octobre était de briser le statu quo et de contraindre les États-Unis et d’autres pays à se pencher sur le sort des Palestinien·ne·s. Sur ce front, disent des analystes bien informés, ils ont réussi. « Le 6 octobre, la Palestine avait disparu des préoccupations régionales et internationales. Israël traitait unilatéralement avec les Palestinien·ne·s sans susciter d’attention ni de critique », a déclaré Mouin Rabbani, un ancien responsable de l’ONU qui a travaillé comme conseiller spécial sur le dossier Israël-Palestine pour l’International Crisis Group. « Les attaques du Hamas du 7 octobre et leurs conséquences ont joué un rôle crucial, mais je pense que le mérite en revient tout autant, voire davantage — si vous voulez — à Israël », a-t-il ajouté. « Si Israël avait réagi comme il l’a fait lors des [précédentes attaques contre Gaza] en 2008, 2014, 2021, cela aurait fait les manchettes pendant quelques semaines, il y aurait eu beaucoup d’agitation, et l’histoire se serait arrêtée là. »

« Ce ne sont pas seulement les actions des colonisés, mais aussi la réaction du colonisateur qui ont engendré la situation politique actuelle, le moment politique actuel », a déclaré M. Rabbani.

Depuis les neuf derniers mois, concernant les questions sur le nombre stupéfiant de morts à Gaza et sur le massacre de femmes et d’enfants, les responsables étasuniens et israéliens répondent souvent en imputant la faute uniquement au Hamas. Ils traitent les événements du 7 octobre comme s’ils accordaient à Israël un permis illimité de tuer à une échelle industrielle. « Aucune de ces souffrances n’aurait eu lieu si le Hamas n’avait pas fait ce qu’il a fait le 7 octobre », se plait à répéter le secrétaire d’État Antony Blinken.

C’est manifestement faux. Mais, ceci étant dit, la brutalité de l’occupation israélienne, qui dure depuis plusieurs décennies, exonère-t-elle le Hamas de toute responsabilité pour les conséquences de ses actions du 7 octobre?

« Ces morts devraient peser sur la conscience des dirigeants israéliens qui ont décidé de tuer toutes ces personnes », a déclaré Rashid Khalidi, auteur de La guerre de Cent Ans contre la Palestine et largement reconnu comme le principal historien étasunien de la Palestine. « Mais elles devraient aussi, dans une certaine mesure, peser sur la conscience des gens qui ont organisé l’opération [du 7 octobre]. Ils auraient dû savoir, et devaient savoir qu’Israël exercerait une vengeance dévastatrice non seulement contre eux, mais contre toute la population civile. Sont-ils imputables de cela? » M. Khalidi a ajouté. « Le résultat final pourrait être l’occupation permanente, la paupérisation et peut-être même l’expulsion de la population de Gaza, auquel cas, je ne pense pas que quiconque veuille en attribuer la responsabilité à ceux qui ont organisé cette opération. »

Depuis le début du siège l’automne dernier, la romancière palestino-étasunienne, Susan Abulhawa, s’est rendue deux fois à Gaza. Elle n’a pas hésité à appuyer la résistance armée palestinienne. Elle rejette l’idée que le Hamas soit responsable du massacre israélien de civils à Gaza depuis le 7 octobre. « C’est comme si vous disiez aux personnes qui ont participé au soulèvement de Varsovie qu’elles auraient dû savoir que l’armée allemande réagirait comme elle l’a fait, et qu’elles étaient donc responsables de la mort d’autres habitants du ghetto de Varsovie », a déclaré Mme Abulhawa. « C’est peut-être vrai, mais est-ce vraiment un point moral à faire valoir? Je ne pense pas qu’un peuple autochtone ait jamais fait l’objet d’un examen aussi rigoureux sur la manière dont il résiste à ses colonisateurs ».

Mme Abulhawa, autrice des romans Contre le monde sans amour et Matins à Jénine, m’a dit : « En tant que Palestinienne, je leur suis reconnaissante. Je pense que ce qu’ils ont fait est quelque chose qu’aucune négociation n’a jamais pu accomplir. Rien d’autre n’a pu donner ce qu’ils ont accompli le 7 octobre. Et je devrais dire, en fait, que ce n’est pas tant ce qu’ils ont fait, mais plutôt la réaction d’Israël qui a fait basculer le récit, car les Israéliens sont enfin nus devant le monde entier ».

Les hommes dans les tunnels

Les 76 dernières années de l’histoire palestinienne ont été une succession ininterrompue d’atrocités et de crimes de guerre israéliens. Pourquoi le Hamas a-t-il lancé une action aussi titanesque à ce moment précis?

Les personnes qui sont le plus en mesure de répondre à la question de savoir ce que pensait le Hamas le 7 octobre sont les hommes dans les tunnels de Gaza, pourchassés par les forces israéliennes. Yahya Sinwar, le chef du Hamas sur le terrain, et Mohammed Deif, commandant des Brigades Al-Qassam, sont largement reconnus comme les décideurs de la manière et du moment qui allaient changer le cours de l’histoire.

Dans les médias israéliens et étasuniens, M. Sinwar est généralement dépeint en méchant caricatural se terrant dans son repaire de tunnels, imaginant des moyens d’assassiner et de terroriser d’innocents Israéliens, à la manière de Daech, conformément à une interprétation déformée de l’islam. Il est qualifié de terroriste par le département d’État des États-Unis depuis 2015. « Les États-Unis doivent désigner un croquemitaine, un Saddam Hussein, un Hitler », a déclaré M. Khalidi. « Je pense qu’ils ont choisi Yahya Sinwar pour jouer ce rôle ».

Malgré les sinistres représentations, les écrits de M. Sinwar et ses entretiens médiatiques indiquent qu’il s’agit d’un penseur complexe aux objectifs politiques clairement définis, qui considère la lutte armée comme un moyen d’arriver à ses fins. Il donne l’impression d’un militant politique bien éduqué, et non d’un chef de secte en croisade pour un suicide collectif. « M. Sinwar ne correspond pas à l’image noire d’un homme à deux cornes vivant dans les tunnels », a déclaré M. Hamad, le responsable du Hamas qui a travaillé en étroite collaboration avec M. Sinwar pendant trois ans. « Mais en temps de guerre, il est très fort. Cet homme est très fort. S’il décide de se battre, il le fait sérieusement ».

En 1988, quelques mois seulement après la fondation du Hamas, M. Sinwar est arrêté par les forces israéliennes et condamné à quatre peines de prison à vie pour avoir personnellement assassiné de présumés collaborateurs palestiniens. Au cours des 22 années passées dans une prison israélienne, il a appris à parler couramment l’hébreu et il a étudié l’histoire de l’État israélien, sa culture politique, son appareil de renseignement et son appareil militaire. Il a traduit à la main les mémoires de plusieurs anciens chefs de l’agence de renseignement israélienne Shin Bet. « Quand je suis entré [en prison], c’était en 1988, la guerre froide était encore en cours. Et ici [en Palestine], l’Intifada. Pour diffuser les dernières nouvelles, nous imprimions des tracts. Je suis sorti et j’ai découvert Internet », a déclaré M. Sinwar à un journaliste italien en 2018. « Mais pour être honnête, je ne suis jamais sorti, j’ai seulement changé de prison. Et malgré tout, la précédente était meilleure que celle-ci. J’avais de l’eau, de l’électricité. J’avais des livres. Gaza est beaucoup plus dure ».

Lors de précédents entretiens avec les médias, M. Sinwar a parlé du Hamas comme d’un mouvement social doté d’une aile militaire; il a défini ses objectifs politiques comme partie prenante de la lutte historique pour rétablir un État palestinien unifié. « Je suis le chef du Hamas à Gaza, de quelque chose de beaucoup plus complexe qu’une milice – un mouvement de libération nationale. Et mon devoir principal est d’agir dans l’intérêt de mon peuple : le défendre ainsi que son droit à la liberté et à l’indépendance », a-t-il déclaré. « Tous ceux qui nous considèrent encore comme un groupe armé, et rien de plus, n’ont aucune idée de ce à quoi ressemble vraiment le Hamas… Ces gens se concentrent sur la résistance, sur les moyens plutôt que sur notre objectif qui vise à instaurer un État basé sur la démocratie, le pluralisme, la coopération. Un État qui protège les droits et les libertés, où on confronte les différences par des mots, non par des armes. Le Hamas est bien plus que ses opérations militaires ».

M. Sinwar, contrairement aux dirigeants d’Al-Qaïda ou de Daech, a régulièrement invoqué le droit international et les résolutions de l’ONU, faisant preuve d’une compréhension nuancée de l’histoire des négociations avec Israël, sous l’égide des États-Unis et d’autres nations. « Soyons clairs : la résistance armée est notre droit en vertu de la législation internationale. Mais nous n’utilisons pas que des roquettes. Nous avons eu recours à un éventail de moyens de résistance », a-t-il déclaré lors d’un entretien en 2018. « Nous ne faisons la une des journaux qu’avec du sang. Et pas seulement ici. Pas de sang, pas de nouvelles. Mais le problème n’est pas notre résistance, c’est leur occupation. Sans occupation, nous n’aurions pas de roquettes. Nous n’aurions pas de pierres, de cocktails Molotov, rien. Nous aurions tous une vie normale ».

Tout au long des années 2018 et 2019, M. Sinwar a soutenu les manifestations non violentes à grande échelle le long des murs et des clôtures de Gaza, connues sous le nom de la Grande marche du retour. « Si nous disposions d’un moyen de résoudre potentiellement le conflit sans destruction, nous y adhèrerions », a déclaré M. Sinwar lors d’une rare conférence de presse en 2018. « Nous préférerions gagner nos droits à l’aide de méthodes douces et pacifiques. Mais nous comprenons que si ces droits ne nous sont pas accordés, nous avons le droit de les gagner par la résistance ».

Israël a réagi aux manifestations pacifiques par l’usage régulier de la force meurtrière, tuant 223 personnes et en blessant plus de 8 000 autres. Les tireurs d’élite israéliens se sont vantés d’avoir tiré une balle dans le genou de dizaines de manifestants lors des manifestations hebdomadaires du vendredi. Pour de nombreux Palestinien·ne·s, ces événements ont renforcé l’idée qu’il est impossible de modifier la politique d’Israël par des mots.

Au  mois de mai 2021, à la suite d’une série d’attaques israéliennes contre des fidèles palestiniens à la mosquée Al Aqsa, ainsi que de menaces d’expulsion forcée de Palestinien·ne·s de Sheikh Jarrah, à Jérusalem-Est occupée, le Hamas et le Jihad islamique palestinien ont lancé un barrage de roquettes sur des villes israéliennes, tuant 12 civils. Le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, avec le soutien des États-Unis, a ordonné de lourdes attaques contre Gaza. Plus de 250 Palestinien·ne·s ont été tués, et des milliers d’autres blessés.

Au terme de la campagne de bombardement israélienne de 11 jours contre Gaza, M. Sinwar s’est entretenu avec VICE News. Il a souhaité replacer la lutte palestinienne dans le contexte étasunien, s’appuyant sur des cas récents de violences policières meurtrières à l’encontre d’Afro-Étasuniens. « Le même type de racisme qui a tué George Floyd est utilisé par [Israël] contre les Palestinien·ne·s à Jérusalem, dans le quartier de Sheikh Jarrah et en Cisjordanie. Et en brûlant nos enfants. Et contre la bande de Gaza par le siège, le meurtre et la famine ».

Les attaques israéliennes se sont terminées lorsque le président Joe Biden est intervenu et a demandé à Netanyahu d’y mettre fin.  « Hey, mon vieux, nous sommes hors-pistes ici », a déclaré Biden à Netanyahu, le 19 mai, lors d’un appel téléphonique.  « C’est fini ». Deux jours plus tard, Israël acceptait un cessez-le-feu.

« La lutte que nous opposons aux occupants qui ont profané nos terres, déplacé notre peuple et continuent d’assassiner et de déplacer les Palestinien·ne·s – confisquant des terres et attaquant des lieux sacrés – est une lutte sans fin », a déclaré M. Sinwar. Interrogé sur le meurtre de civils israéliens par des roquettes du Hamas, M. Sinwar s’est animé. « Vous ne pouvez pas comparer cela à ceux qui résistent et se défendent avec des armes qui sont primitives en comparaison [de celles de l’oppresseur]. Si nous avions la capacité de lancer des missiles de précision qui visent des cibles militaires, nous n’aurions pas utilisé de roquettes », a-t-il riposté. « Le monde attend-il de nous que nous nous comportions en victimes bien élevées alors qu’on nous tue? Que nous nous faisions massacrer sans faire de bruit? C’est impossible ».

Deux ans et demi plus tard, Sinwar autorise le lancement de l’opération Déluge d’Al Aqsa, l’attaque la plus meurtrière de l’histoire en territoire israélien.

Les responsables du Hamas m’ont expliqué que, pour des raisons stratégiques, ils avaient fait coïncider les attaques avec Shemini Atzeret, le dernier jour de la fête d’action de grâce Sukkot, mais aussi, plus généralement, pour exploiter les clivages de plus en plus marqués au sein de la société israélienne et l’impopularité grandissante de Netanyahou en Israël. Sur le plan tactique, ils ont procédé à une surveillance serrée des installations militaires israéliennes le long de ce que l’on appelle « l’enveloppe de Gaza » pour identifier les faiblesses des systèmes de surveillance et des défenses périmétriques.

Les responsables du Hamas m’ont dit avoir envoyé à Israël, tout au long des deux années ayant précédé les attentats du 7 octobre, des avertissements répétés pour que cessent les activités illégales de colonisation et d’annexion en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Le Hamas a également protesté contre l’intensification des attaques et des provocations d’Israël dans l’enceinte de la mosquée Al Aqsa, le site musulman le plus sacré de Palestine, et a demandé aux États-Unis et à d’autres pays de contenir Israël. « Nous avons parlé aux médiateurs, en particulier ceux des Nations Unies, de l’Égypte et du Qatar : ‘Dites à Israël d’arrêter. Nous ne pourrons pas en tolérer davantage’ », a déclaré Hamad, qui parle l’hébreu et négocie depuis longtemps avec des responsables israéliens. « Ils ne nous ont pas écoutés. Ils se disaient que le Hamas était faible, que le Hamas ne cherchait plus maintenant qu’à obtenir de l’aide humanitaire et des installations dans la bande de Gaza. Mais pendant ce temps, nous nous préparions. »

« Nous nous préparions parce que nous vivons sous occupation », a déclaré Hamad. « Nous pensons que la Cisjordanie et Gaza forment une unité. C’est notre peuple qui subit l’oppression, les tueries et les massacres. Nous devons le sauver. Israël se croit au-dessus de la loi. Il peut faire n’importe quoi. Et personne ne peut l’arrêter. »

« Nous l’avions dit avant le 7 octobre : un séisme est imminent. Et ses répercussions se feront sentir au-delà des frontières de la Palestine », a déclaré Naim.

Pendant que le Hamas transmettait ses messages par l’intermédiaire de médiateurs internationaux, il tenait en parallèle des réunions secrètes régulières à Gaza, au cours desquelles ses dirigeants réfléchissaient à des moyens de faire face à Israël. « Nous avons tenu des réunions au sein du bureau politique du Hamas à Gaza pour discuter en permanence de la situation. Les questions sur la table portaient sur l’évaluation d’Israël en Cisjordanie et sur la mosquée Al Aqsa », a déclaré Hamad. « Le Hamas a décidé d’agir pour produire un effet dissuasif sur Israël. » Le Hamas a également voulu envoyer un message aux masses palestiniennes : « Nous ne sommes pas faibles [comme] l’Autorité palestinienne. »

Les discussions ont porté sur des actions qui forceraient le monde à porter attention au sort des Palestinien·ne·s, mais aussi à envoyer un message à Israël, a indiqué Hamad. « Nous allons montrer que nous sommes capables de vous faire du tort et de vous faire du mal », a-t-il déclaré. « Quelle est l’alternative ? Ou bien nous, en tant que Palestinien·ne·s, attendons, attendons et attendons encore, pendant plusieurs années, que certains pays, la communauté internationale, fassent quelque chose pour nous sauver, ou bien nous recourons à la violence pour créer une onde de choc et attirer l’attention du monde. »

Le Hamas a conclu que seule une résistance violente pourrait changer la politique israélienne, a soutenu Naim. « Je dois dire que nous savons très bien lire l’histoire. Nous avons tiré les leçons de l’histoire du Viêt Nam, de la Somalie, de l’Afrique du Sud et d’Alger », a-t-il déclaré. « En fin de compte, nous ne faisons pas face à des ONG pacifiques qui viennent nous dire : ‘Excusez-nous de vous avoir dérangés pendant quelques années, et maintenant nous partons, s’il vous plaît, pardonnez-nous’. Ce sont des forces tellement brutales et sanglantes qu’elles quitteront uniquement si elles sont soumises aux mêmes outils qu’elles utilisent. »

Hamad et d’autres responsables politiques du Hamas ont affirmé que, bien qu’ils aient participé aux réunions stratégiques organisées à Gaza avant les attaques, la plupart d’entre eux n’étaient au courant ni des détails opérationnels ni du calendrier des opérations. « Il existe un groupe spécial dirigé par Sinwar, qui a pris la décision du 7 octobre. Il s’agit d’un cercle très restreint, a-t-il déclaré. Nous ne savions rien de tout cela. Le 7 octobre nous a pris par surprise. »

Un effondrement surprenant

Avant le 7 octobre, les perspectives d’un État palestinien s’amenuisaient de plus en plus. Les conditions de vie à Gaza étaient désastreuses et aucun signe d’amélioration n’était perceptible à cause de l’intense blocus israélien et de l’indifférence mondiale. D’après les sondages, la population de la bande de Gaza attribuait de plus en plus la responsabilité de sa misère au Hamas, ce qui était l’un des principaux objectifs de la stratégie israélienne de punition collective. Les États-Unis dirigeaient une série d’initiatives diplomatiques visant à normaliser les relations entre Israël et les États arabes. Les accords d’Abraham, lancés sous la présidence de Donald Trump, ont dans les faits supprimé la question de l’autodétermination palestinienne comme condition de la normalisation, ce qui constituait une victoire majeure pour Israël. Les provocations et les attaques israéliennes contre les fidèles d’Al Aqsa se multipliaient. Israël poursuivait agressivement l’annexion de terres palestiniennes, et des colons armés menaient des attaques paramilitaires meurtrières contre des fermes et des maisons palestiniennes dans les territoires occupés, souvent avec le soutien ou la complicité du gouvernement.

L’Autorité palestinienne en Cisjordanie était très méprisée en raison de sa corruption et de sa collaboration avec Israël, notamment à travers les actions brutales de ses forces de sécurité soutenues par les États-Unis. L’Autorité palestinienne, souvent qualifiée de sous-traitant de l’occupation israélienne, arrête régulièrement des dissidents, des syndicalistes et des journalistes, sans compter les personnes identifiées par Israël comme présentant un risque pour la sécurité.

Le Hamas voulait briser le statu quo à Gaza, s’imposer comme le défenseur du peuple palestinien et ouvrir la voie à un nouvel alignement du pouvoir politique pour remplacer ce qu’il considérait comme le régime de Vichy du chef de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas. Au plus haut niveau, l’opération Déluge d’Al Aqsa devait être la salve d’ouverture de ce que le Hamas espérait être un tournant décisif et historique de la guerre pour la libération de la Palestine.

Sur le plan tactique, les opérations du 7 octobre ont dépassé les prévisions du Hamas. « Nous avons été très surpris par la rapidité avec laquelle l’une des brigades les plus puissantes de l’armée israélienne (la Division de Gaza est l’une des plus robustes et des plus sophistiquées de l’armée) s’est effondrée en quelques heures sans aucune résistance sérieuse, et par le fait que même l’État dans son ensemble est resté paralysé pendant des heures, voire des jours, sans être en mesure de répondre de manière professionnelle et appropriée », a déclaré Naim, le membre du bureau politique du Hamas.

« Israël avait réussi à créer l’image d’une armée invaincue, invincible, de soldats invincibles, constituant la longue main d’Israël, capables de frapper partout, comme ils l’ont fait en Irak, en Syrie, au Liban et ailleurs, avant de revenir se détendre dans un café de Tel-Aviv. Je pense que cela a montré que [la réputation autoproclamée d’Israël] ne reflétait pas la réalité. » Les attentats, a-t-il ajouté, ont montré aux Palestinien·ne·s et à leurs alliés qu’« Israël peut être vaincu et que la libération de la Palestine est une véritable possibilité ».

Neuf mois après les attentats, Israël est toujours en état de choc et n’arrive pas à croire que son armée et ses services de sécurité renommés ont complètement échoué à protéger les zones les plus vulnérables du pays.

« Le Hamas a gagné la guerre le 7 octobre, du fait qu’il a réussi à conquérir des zones d’Israël et à tuer tant d’Israéliens », a déclaré Gershon Baskin, un négociateur israélien expérimenté en contact régulier avec des éléments du Hamas. « Le Hamas a détruit le système de surveillance électronique d’Israël avec des drones que l’on peut acheter sur Amazon et des grenades. Ses combattants ont détruit les systèmes de communication interne d’Israël dans les kibboutzim tout autour de la bande de Gaza. Ils étaient nettement plus sophistiqués que les Israéliens. »

Le Hamas « n’a jamais imaginé qu’il n’y aurait pas d’armée israélienne de l’autre côté de la frontière », a déclaré Baskin. « L’un des dirigeants du Hamas m’a dit : ‘Si nous avions su qu’il n’y aurait pas d’armée, nous aurions envoyé 10 000 personnes et conquis Tel-Aviv’. Et ils ne se trompent pas. Israël n’avait pas d’armée sur place et lorsqu’ils ont découvert le festival de musique [Nova], dont ils ignoraient l’existence, ils se sont livrés à une véritable folie meurtrière. »

Khalidi pense également que le Hamas n’était pas préparé à son propre succès opérationnel le 7 octobre. « Je ne pense pas qu’ils s’attendaient à ce que la Division de Gaza s’effondre. Je ne pense pas qu’ils s’attendaient à envahir une douzaine de colonies frontalières. Je ne pense pas qu’ils s’attendaient à ce que des milliers et des milliers de Gazaouis sortent de la prison qu’Israël a créée et kidnappent des Israélien.ne.s. Je ne pense pas qu’ils s’attendaient aux tueries qui ont eu lieu dans ces colonies frontalières. Je ne pense pas que tout cela ait été planifié, franchement », m’a-t-il dit. « Il n’y avait absolument aucun contrôle de l’espace de combat. Il n’y avait aucun contrôle de cette zone. L’armée israélienne a mis quatre jours pour réoccuper chaque position militaire, chaque village frontalier. Il y a donc eu deux jours, trois jours, parfois plus, pendant lesquels le chaos était total. Je suis sûr que des choses horribles se sont produites. »

Le Hamas a systématiquement nié les allégations selon lesquelles ses combattants auraient intentionnellement tué des civils le 7 octobre. Dans un manifeste publié le 21 janvier et intitulé Notre récit, le Hamas a tenté d’expliquer l’opération Déluge d’Al Aqsa, bien que le document soit essentiellement un recueil de ses griefs généraux. Expliquant les objectifs tangibles des attaques en Israël, le Hamas a déclaré que ses combattants avaient « ciblé des sites militaires israéliens et cherché à arrêter les soldats de l’ennemi pour faire pression sur les autorités israéliennes afin qu’elles libèrent les milliers de Palestinien·ne·s détenus dans les prisons israéliennes dans le cadre d’un accord d’échange de prisonniers ».

« Il est possible que des erreurs se soient produites pendant la mise en œuvre de l’opération Déluge d’Al Aqsa en raison de l’effondrement rapide du système militaire et de sécurité israélien et du chaos causé le long des zones frontalières avec Gaza », peut-on lire dans le document. Sinwar aurait admis à ses camarades, après le 7 octobre, que « les choses ont échappé à tout contrôle » et que « des gens ont été pris dans l’engrenage, ce qui n’aurait pas dû se produire ».

Il est indéniable que le Hamas a tué des civils lors des attentats du 7 octobre, a indiqué Rabbani qui a exprimé de sérieux doutes quant à la position officielle du groupe selon laquelle le Déluge d’Al Aqsa visait uniquement l’armée israélienne. « Le Hamas a déjà commis des attentats suicides contre des bus civils, des restaurants, etc., pendant la seconde Intifada », a-t-il déclaré. Rabbani se souvient avoir lu des comptes rendus des attaques du 7 octobre et avoir regardé des vidéos de ce jour-là montrant des civils israéliens tués ou capturés. « J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait probablement de personnes qui avaient souffert toute leur vie à Gaza, qui ne s’attendaient pas à repartir vivantes et qui voulaient partir dans un coup d’éclat. Je suis sûr que c’est l’explication de certains de ces cas », a-t-il expliqué.

« Mais je me demande aussi dans quelle mesure c’était prémédité. J’aimerais vraiment savoir dans quelle mesure le Hamas avait l’intention d’infliger un coup terriblement traumatisant à la société israélienne, et pas seulement à l’armée israélienne », a-t-il ajouté. « Il y a des preuves à l’appui. Il y a aussi des preuves qui le contredisent. Mais je pense que c’est une question qui mérite d’être examinée de plus près. »

Le discours entourant l’assassinat de civils israéliens le 7 octobre a été un élément central dans la formation de l’opinion publique sur la guerre. « La rage ressentie en Israël s’explique en grande partie par le grand nombre de civils tués », a déclaré Khalidi. « La guerre entraîne la mort de civils, mais ce chiffre dépasse de loin ce qui aurait pu ou dû être acceptable en toutes circonstances, et cela est également imputable aux planificateurs de l’opération. Je pense que c’est une chose difficile à dire, mais qui doit être dite. »

L’agence israélienne de sécurité sociale a établi le bilan officiel du 7 octobre à 1 139 morts répartis ainsi : 695 civils israéliens, 71 civils étrangers et 373 membres des forces de sécurité israéliennes. Aussi horrible que soit le bilan des victimes civiles du 7 octobre, le message des responsables étasuniens et israéliens était et reste ferme : les vies israéliennes ont une valeur exponentiellement supérieure à celles des Palestinien.ne.s.

Le Hamas a déclaré que ses forces visaient les bases militaires et les colonies illégales, qualifiant le meurtre de civils dans les kibboutzim de dommages collatéraux dans des combats contre des colons armés « enregistrés comme civils alors qu’il s’agissait en fait d’hommes armés combattant aux côtés de l’armée israélienne ». Les responsables du Hamas ont laissé entendre que bon nombre des civils israéliens dont la mort a été confirmée ont été tués lors de tirs croisés, d’incidents de « tirs amis », ou ont été tués intentionnellement par l’armée israélienne pour éviter qu’ils ne soient ramenés vivants à Gaza. « S’il y a eu des cas de ciblage de civils », affirme le Hamas dans son manifeste, « il s’agit d’accidents qui se sont produits au cours de la confrontation avec les forces d’occupation. »

Abulhawa accuse les gouvernements israélien et étasunien d’avoir lancé une campagne de propagande coordonnée au lendemain du 7 octobre visant à déshumaniser les Palestinien·ne·s et estime qu’ils ont réussi à faire passer les combattants du Hamas pour des bêtes monstrueuses qui tuent pour le plaisir de tuer. Elle a cité un grand nombre d’histoires horribles de crimes sadiques prétendument commis par des combattants du Hamas, y compris la décapitation de bébés, qui ont été diffusées par des responsables israéliens et étasuniens, y compris Joe Biden, pour être ensuite démenties par des journalistes et des chercheurs indépendants. « Ils ont dit que les combattants du Hamas avaient décapité des bébés, qu’ils avaient éviscéré une femme enceinte, qu’ils avaient brûlé un bébé dans un four, des actes de violence vraiment horribles tout simplement diaboliques qui avaient pour seul but de tuer des Juifs. Voilà ce qu’on disait », a-t-elle affirmé. « Sans même l’ombre d’une vérité. »

Naim, du Hamas, a attribué aux attentats du 7 octobre et aux neuf mois d’insurrection armée contre les forces d’invasion israéliennes le mérite d’avoir placé la question de la libération palestinienne au centre de l’attention mondiale. « Ce soutien populaire partout dans le monde, en particulier en Amérique du Nord et en Europe, croyez-vous qu’il aurait pu venir d’une séance de discussion à Washington, D.C. entre Palestiniens et Étasuniens sur la gestion des points de passage de Rafah? », a-t-il demandé. « Malheureusement, c’est la voie à suivre. Il n’y en a pas d’autres. »

Hamad m’a dit qu’aucune des personnes ayant pris part à la planification des attaques du 7 octobre avec lesquelles il s’est entretenu n’avait prévu l’ampleur de la réponse d’Israël et que de nombreux dirigeants du Hamas s’attendaient plutôt à une version plus intense et plus longue des attaques antérieures d’Israël contre Gaza. « C’est un sujet très sensible », a-t-il déclaré. « Personne ne s’attendait à une telle réaction de la part d’Israël, car ce qui s’est passé à Gaza, c’est une destruction totale. Une destruction qui a tué quelque 40 000 personnes, détruit toutes les institutions, les hôpitaux et tout le reste. La situation est horrible à Gaza. C’est très, très difficile. Et il nous faudra au moins dix ans pour reconstruire Gaza. »

« Cette guerre est totalement différente », a observé Hamad. « Totalement différente. »

Le dilemme du prisonnier

Les médiateurs internationaux ont relancé les négociations entre le Hamas et Israël et il semblerait qu’un accord progressif se profile à l’horizon, même si le cessez-le-feu permanent exigé par le Hamas semble peu probable. « Le principal problème est que le Hamas ne conclura pas d’accord sans qu’on mette fin à la guerre et qu’Israël ne conclura pas d’accord qui mette fin à la guerre », m’a dit Baskin.

Israël insiste pour que le Hamas soit désarmé et pour que le groupe soit exclu de la gestion de la bande de Gaza après la guerre. Le Hamas maintient qu’il restera une force politique ayant le droit de se défendre par les armes contre l’occupation israélienne. « Les États-Unis doivent comprendre, et c’est très important, que le Hamas fera partie de la scène palestinienne », a affirmé Hamad. « Le Hamas ne sera pas expulsé. Le Hamas a créé le 7 octobre et a créé cette histoire. »

Selon un membre de l’équipe de négociation du Hamas, les représentants palestiniens ont constaté que les médiateurs étasuniens étaient de plus en plus frustrés par la partie israélienne. « Chaque fois qu’[Israël] a besoin de quelque chose, il appelle sa gardienne d’enfants. Les États-Unis en ont maintenant assez du comportement israélien », a déclaré le représentant du Hamas, qui a demandé l’anonymat. « Ils ont peur que cette guerre s’étende à d’autres régions et veulent donc contrôler Netanyahou et sa folie. Ils essaient de faire pression sur Israël pour qu’il accepte ce cessez-le-feu. Ils essaient, mais je pense que jusqu’à présent, ils n’ont pas utilisé toutes les cartes dont ils disposent pour contraindre Israël. Israël est leur garçon gâté. » Le négociateur du Hamas m’a dit avoir l’impression que « les États-Unis essaient de traiter Israël en douceur, d’exercer une pression, mais sans l’acculer au pied du mur. C’est pour cette raison que nous observons maintenant un conflit et un différend majeurs entre Israël et les États-Unis ».

De tous les objectifs des attaques du 7 octobre, la libération de Palestinien·ne·s des prisons israéliennes est celui qui semblait concrètement le plus probable pour le Hamas. Selon les chiffres israéliens, plus de 240 personnes (des soldats et des civils israéliens ainsi que des étrangers) ont été enlevées à Gaza lors des attaques menées par le Hamas.

Sinwar a toujours donné la priorité à la libération de prisonniers palestiniens. C’est dans le cadre d’une telle opération que Sinwar a obtenu sa propre liberté en 2011 : lui et plus de 1 000 autres Palestinien·ne·s ont alors été libérés des prisons israéliennes en échange d’un seul soldat israélien, Gilad Shalit. « Ce n’est pas une question politique ; pour moi, c’est une question morale », avait-il déclaré en 2018. « Je ferai tout mon possible et plus encore pour libérer ceux qui sont encore enfermés. »

Selon Naim, Israël s’est historiquement montré enclin à payer le prix fort pour le retour de ses soldats, même s’il fallait libérer pour cela des Palestinien·ne·s qualifiés de terroristes. « Certains prisonniers sont maintenant [en prison] depuis plus de 45 ans », a-t-il déclaré. « Ils ont également exercé une forte pression sur les dirigeants pour qu’ils fassent quelque chose. »

Mais, trois semaines après le début de la guerre, lorsque Sinwar a officiellement proposé un accord global visant à libérer « tous les prisonniers palestiniens des prisons israéliennes en échange de tous les prisonniers détenus par la résistance palestinienne », Israël a rejeté la proposition.

Baskin a agi dans l’ombre comme négociateur avec diverses factions palestiniennes. Il a joué un rôle central dans la négociation de l’entente Shalit et a continué de travailler en arrière-plan sur la question des otages depuis le 7 octobre. Il a dit que le Hamas savait que la seule possibilité de libérer les « impossibles » — les prisonniers palestiniens de haute valeur, y inclus ceux condamnés pour avoir tué des Israéliens – serait de prendre en otage un grand nombre de militaires. « En échange des soldats, ils voulaient la libération de tous les prisonniers et prisonnières palestiniens en Israël qui purgeaient des peines à perpétuité » a dit Baskin. « Il y avait alors 559 Palestinien·ne·s purgeant des peines à vie. Leur but était de les libérer tous. »

Éventuellement, sous pression domestique et internationale, Netanyahu a accepté un échange limité. Lors d’une courte trêve en novembre dernier, le Hamas a remis 105 otages civils à Israël en échange de 240 Palestinien·ne·s  – surtout des femmes et des enfants – détenus par Israël. « [Le Hamas] a fait un accord rapide avec les israéliens » a dit Baskin. « C’était trois prisonniers pour chaque otage. Je pense que c’était un prix étonnamment bas. »

Ghazi Hamad, un officiel du Hamas qui a travaillait avec Sinwar, a été catégorique que le Hamas n’avait pas eu l’intention de prendre des civils israéliens en otage. « Ce que nous avions planifié avait seulement des fins militaires, juste de détruire la partie de l’armée israélienne qui contrôlait la situation à Gaza et de prendre certains otages de l’armée – des soldats – afin de faire un échange quelconque » a-t-il dit. « Je ne nie pas que des erreurs ont été commises par certaines personnes, mais ici je parle de la décision du Hamas, de la politique du Hamas. »

Baskin m’a dit qu’il était clair, dès le départ, que le Hamas ne s’était pas préparé à détenir autant de civils et qu’il a été pris de court quand d’autres groupes de Palestinien·ne·s  et des individus qui se sont engouffrés en Israël ce jour là ont pris un grand nombre d’otages, y inclus des personnes âgées et des enfants. « Ils ont simplement ramené des personnes à Gaza sans réfléchir à la logistique ou à ce qu’ils voulaient en échange. » a dit Baskin. « Dès le quatrième jour de la guerre, je parlais au Hamas d’un accord pour les femmes, les enfants, les personnes âgées et les blessés, que je considérais les fruits faciles à cueillir, par ce que le Hamas n’aurait pas été organisé pour s’en occuper. Il voulait s’en débarrasser. »

Israël a utilisé les otages civils comme justification première pour le maintien de leur siège. Hamad a affirmé que des négociations avaient commencé presqu’immédiatement après l’attaque du 7 octobre. Il m’a dit que « dès la première semaine, nous avons dit à certaines personnes, à des négociateurs, que nous voulions rendre les civils, mais Israël a refusé. »

Hamad a ajouté que le Hamas a informé des intermédiaires internationaux en novembre dernier qu’il travaillait à repérer plus d’otages civils pris par d’autres groupes ou individus afin de les rendre à Israël. Nous leur avons demandé, « S’il vous plait, donnez-nous maintenant du temps pour rechercher des gens » a dit Hamad, « mais Israël ne nous a pas écouté et il a continué a tué des gens. »

Un point majeur de désaccord dans les négociations en cours, m’ont dit les négociateurs du Hamas, est le refus persistant d’Israël de libérer les Palestinien·ne·s  qu’il qualifie de terroristes avec « du sang juif sur les mains ». Le Hamas a insisté que si Israël veut récupérer ces soldats, il doit libérer les combattants de la résistance palestinienne, y inclus ceux condamnés pour avoir tué des israéliens. Lors des négociations, Israël a insisté pour maintenir, dans tout accord, son droit de véto sur la liste de prisonniers palestiniens que le Hamas veut voir libérés.

Les négociateurs du Hamas m’ont dit que le fait que leurs forces ont réussi à soutenir une insurrection armée de neuf mois contre Israël, malgré qu’ils soient moins armé et soumis à des attaques à grande échelle avec les armes puissantes fournies par les É-U, a envoyé un message aux négociateurs que le Hamas a ses propres lignes rouges. « Neuf mois se sont écoulés et notre résistance n’est pas épuisée, elle n’a pas relâché ni faibli » a affirmé le porte-parole des brigades Qassam, connu sous son nom de guerre Abu Obeida, dans un message audio du 7 juillet. « Nous continuons de nous battre à Gaza sans appui, ou armes et équipements de l’extérieur, et notre peuple persévère sans nourriture, eau ou médicaments, sous une guerre injuste, criminelle et génocidaire. »

La fin de semaine dernière, Netanyahu a dévoilé sa liste de « non-négociables » dans tout accord avec la Hamas. On y trouve, entre autres, empêcher la contrebande d’armes de l’Égypte, le retour d’un nombre maximum de captifs israéliens vivants détenus à Gaza, et l’empêchement du retour des combattants du Hamas au nord de Gaza. L’aspect le plus litigieux de la liste de Netanyahu est son insistance sur le droit d’Israël de reprendre sa guerre totale à Gaza, une idée que le Hamas a systématiquement rejetée.

Hamad pense que les médiateurs, y inclus ceux des É-U, sont conscient que Netanyahu voit la poursuite de la guerre comme étant liée à sa survie politique. Bien qu’un accord préliminaire pour un autre échange de captifs puisse être atteint, Netanyahu a réitéré sa volonté de détruire le Hamas militairement.

« Il veut démontrer qu’il [poursuit la guerre] afin d’atteindre ses grands buts ou ce qu’on appelle « la victoire totale » à Gaza. Mais je ne pense pas qu’il pourrait même convaincre la communauté israélienne, les partis israéliens et ses partenaires dans la coalition » a dit Hamad. « Chaque jour qu’il perd des soldats et des tanks, quelle est la grande réussite de Netanyahu? De tuer des civils. Donc je pense que la négociation achoppe sur ce fait, qu’il n’y a aucune volonté sérieuse du coté israélien d’arriver à un accord avec le Hamas. »

« Si vous regardez les textes des deux côtés, il est facile de combler les différences » a ajouté Hamad. « Israël travaille très fort à ce qu’il n’y ait pas d’accord, parce que cet accord ferait tomber la coalition en Israël. Je pense que ce serait la fin de la carrière politique de Netanyahu. »

Un statu quo intenable

L’attaque du 7 octobre est souvent présentée par les dirigeants des É-U comme étant survenue dans un vide historique – une réalité alternative dans laquelle le Hamas, sans avoir été provoqué, a oblitéré la paix. Mais pour le peuple de Gaza, il n’y a pas eu de véritable paix. Pendant 76 ans, il y a seulement eu des miettes de liberté, et pour la majeure partie des deux dernières décennies, cette liberté existait seulement dans l’imaginaire d’un peuple confiné à une prison à ciel ouvert entourée des bases militaires de l’occupant et parsemée de communautés fermées abritant des israéliens profitant de la vie dans un environnement bucolique.

Dans les années précédant l’attaque du 7 octobre, sous les présidences de Trump et Biden, le Hamas a vu Israël devenir de plus en plus enhardi, alors que les perspectives de libération pour la Palestine se réduisaient à des notes en bas de page dans les initiatives de Washington visant à normaliser les relations entre Israël et des nations arabes tel que l’Arabie Saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis. Netanyahu avait comme position : « Nous ne devons pas donner de droit de veto aux Palestinien·ne·s  sur les nouveaux traités de paix avec les pays arabes. »

Seulement deux semaines avant l’attaque du 7 octobre, le leader israélien a fait un discours à l’Assemblée générale des Nations Unies à New York et a brandi une carte promettant ce que pourrait être le « nouveau Moyen Orient ». Elle présentait un État d’Israël qui s’étendait de manière continue du Jourdan à la Méditerranée. Gaza et la Cisjordanie en tant que territoires palestiniens étaient effacés.

Lors de ce discours, Netanyahu a présenté le normalisation complète des relations avec l’Arabie Saoudite comme le pilier de sa vision de cette nouvelle réalité qui paverait la voie à un « corridor visionnaire qui s’étendrait à travers la péninsule arabique et Israël. Un corridor qui relierait l’Inde à l’Europe avec des liens maritimes et ferroviaires, des pipelines énergétiques et des câbles de fibre optique. »

Le Hamas a suivi ces développements attentivement et a vu les manœuvres des États-Unis pour contourner une résolution de la Palestine dans sa campagne de normalisation comme une menace existentielle. « Si l’Arabie Saoudite signait, cela voudrait dire que toute la région s’effondrerait sur la question palestinienne. Ce n’est pas un plan. Ce n’est pas un processus de paix. C’est l’intégration d’Israël dans le Moyen Orient nouvellement créé. Ils ont commencé de parler d’un OTAN du Moyen Orient » a dit Naim. « C’est un coup contre l’héritage, l’Histoire et les valeurs de cette région; un coup contre le futur, tout ça ensemble. »

Selon Abulhawa, « Le statu quo était insoutenable et intenable, surtout quand les leaders arabes ont entrepris la normalisation, et que notre disparition et destruction totale étaient écrites sur le mur. »

Même si la vision de Netanyahu d’une nouvelle route de la soie traversant un Moyen Orient sans la Palestine était certainement une préoccupation, Rabbani doute que le Hamas pensait pouvoir faire dérailler les accords d’Abraham. L’effet souhaité, pensait-il, était probablement d’envoyer un message au public arabe quant à la complicité de leurs dirigeants pour écraser les aspirations palestiniennes dans les accords qu’ils façonnaient avec Israël. « Si vous examinez l’histoire des accords de normalisation arabo-israélien, ils n’ont jamais été compromis par le sang des Palestinien·ne·s » a dit Rabani. « Quand les Palestinien·ne·s  regardent la région, ils se sentent véritablement abandonnés par leurs propres dirigeants, par ceux qu’ils considèrent être leurs alliés naturels et défenseurs, par la communauté internationale dans son ensemble. »

Les nations arabes doivent « faire un numéro d’équilibriste entre ne pas contrarier leur propre population et être juste assez critique du régime israélien », selon Hawari, analyste politique pour Al-Shabaka, ajoutant qu’elle n’avait « aucune attente de ces régimes despotiques » en matière de défense des Palestinien·ne·s. « Je pense que les saoudiens vont pousser pour certaines conditions, pas parce qu’ils croient particulièrement fortement dans la souveraineté palestinienne, mais parce qu’ils savent que domestiquement la Palestine est encore une cause populaire en Arabie Saoudite.

Bien qu’Abulhawa comprend l’intérêt de chercher à bien saisir les motifs et les objectifs spécifiques de l’opération du Hamas le 7 octobre, elle dit qu’il est important de voir cette opération comme une conséquence logique de l’Histoire. « Pendant des décennies, les Palestinien·ne·s ont essayé toutes les voies possibles pour secouer cette oppression, ce colonisateur violent et implacable. Alors ceci devait arriver tôt ou tard. C’était inévitable que ça allait atteindre un point critique, surtout à Gaza » dit-elle.

« Si on retourne aux années 1940, après la Nakba, pendant environ une décennie les Palestinien·ne·s  plaidaient auprès des institutions internationales, allant d’un endroit à l’autre, essayant de négocier pour obtenir justice, essayant de rentrer chez eux, tentant de trouver une solution. Et rien ne bougeait. Nous avions absolument aucune importance. On ne nous reconnaissait même pas » a ajouté Abulhawa. « C’est seulement quand les Palestinien·ne·s ont eu recours à la résistance armée que le monde a finalement reconnu que ‘Oh, c’est une population autochtone qui existe réellement’. C’est seulement après que nous ayons commencé à détourner des avions et que nous avons eu recours à la guérilla dans l’esprit des guérillas de gauche de cette époque, qu’il y a eu un début de mouvement vers la libération ».

C’est la résistance armée qui a créé l’espace pour des négociations de paix entre l’Organisation de libération de la Palestine de Yasser Arafat et le premier ministre israélien Yitzhak Rabin, négociations que les dirigeants occidentaux ont qualifiées de percée. La signature des accords d’Oslo de 1993 et 1995, parrainés par l’administration Clinton, ont suscité l’opposition non seulement du Hamas, du Jihad Islamique et d’autres factions de la résistance armée, mais également d’éminents intellectuels. « Appelons cet accord par son vrai nom : un instrument de reddition des Palestinien·ne·s, un « Versailles palestinien » écrivait Edward Saïd dans un essai visionnaire publié dans la London Review of Books. « Il semblerait donc que l’OLP a mis fin à l’intifada qui incarnait, non pas le terrorisme ou la violence, mais le droit des Palestinien·ne·s  de résister malgré la poursuite de l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza par Israël. »

Ces accords ont mené à la création de l’Autorité palestinienne et au concept d’une autogouvernance limitée, intégrée à la structure même du régime d’apartheid d’Israël, qui régissait le statu quo d’avant le 7 octobre.

À la suite des accords d’Oslo, le Hamas et le Jihad islamique se sont tous les deux engagés périodiquement dans des campagnes de lutte armée contre Israël, y inclus par des attentats suicide et des attaques contre des civils. Le point culminant a été le lancement de la deuxième intifada en septembre 2000 qui a duré plus de quatre ans. Les brigades des martyrs d’Al Aqsa, un réseau de forces paramilitaires alignées avec le Fatah d’Arafat au pouvoir, se sont jointes au soulèvement armé. Dans les deux décennies qui ont suivi l’intifada, le gros de la résistance armée se résumait à des attaques sporadiques de roquettes, lancées par le Hamas et le Jihad islamique à partir de Gaza, et d’attaques occasionnelles de petite envergure contre les israéliens.

L’ère post intifada d’une confrontation armée largement symbolique avec Israël s’est déroulée dans un désert politique où l’Autorité palestinienne, Israël et la communauté internationale plus largement, sous le leadership des É-U, ont présidé à la décomposition du rêve d’autodétermination des Palestinien·ne·s. « Après Oslo, on est témoins d’un parcours politique désastreux », nous dit Naim. « Après 30 ans, la Cisjordanie est annexée, Jérusalem est pour l’essentiel judéisée, Al Aqsa est presque entièrement sous contrôle. Gaza est totalement séparé, isolé et assiégé depuis 17 ans, un siège suffocant. »

Israël est devenu maitre dans l’exploitation du spectre de la résistance armée palestinienne pour justifier ses propres guerres de conquête et d’annihilation. Et il l’a fait avec l’appui des États-Unis et le refus des administrations successives d’appliquer le droit international à Israël ou de respecter les résolutions de l’ONU.

Selon Rabani, « Le problème qu’a l’Occident avec la résistance palestinienne n’est pas le terrorisme. Ce ne sont pas que des civils soient pris pour cible. Ce n’est pas la résistance armée. C’est la résistance point. Que ce soit le massacre de civils, le ciblage réussi d’objectifs militaires, la mobilisation populaire ou les campagnes de boycott, il n’y a aucune forme de résistance palestinienne que l’Occident est prêt à accepter. »

L’attaque du 7 octobre et la guérilla menée ensuite à Gaza contre l’armée israélienne ont sans aucun doute rehaussé l’image politique du Hamas pour beaucoup de Palestinien·ne·s. Par contre, cet appui ne se traduira pas nécessairement par une victoire politique et électorale en bout de ligne. Selon Khalidi, « Bien qu’ils soient clairement dans une position politiquement plus forte que l’Autorité palestinienne – qui est considérée comme un sous-traitant de l’occupation, à bout de souffle, épuisée et corrompue par la plupart des Palestinien·ne·s – cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des critiques que beaucoup ne sont pas prêts à exprimer présentement parce qu’il [le Hamas] se tient debout face à Israël. D’un côté, le fait qu’il résiste, et qu’il combat encore les Israéliens est porteur d’espoir pour de nombreux Palestinien·ne·s, surtout ceux plus éloignés de Gaza. Par contre, ce qui arrive au peuple de Gaza rend beaucoup de Palestinien·ne·s, en particulier ceux de Gaza, pas très heureux. »

Rabbani convenait que la manière dont la population de Gaza jugera ultimement la responsabilité du Hamas pour la dévastation apocalyptique qu’elle aura subi demeure imprévisible. « Je pense qu’il y aura aussi beaucoup de Palestinien·ne·s  qui vont dire, « OK, la bande Gaza a été réduite à des décombres. Vous avez laissé les gens de la bande de Gaza sans défense et victimes de génocide. Et oui, Israël l’a fait et oui, Israël est responsable. Mais vous partagez cette responsabilité. » En même temps, pour Rabbani, l’attaque du 7 octobre représente un chapitre historique dans la cause de la libération de la Palestine et elle se compare à d’autres moments charnières des luttes anticoloniales en Afrique du sud et au Vietnam qui ont entrainé des pertes de vies civiles importantes. « On ne peut nier les conséquences catastrophiques » dit-il. « Mais mon impression est qu’à plus long terme les changements – sans minimiser d’aucune manière les dommages insoutenables infligés à un peuple entier – seront vus en bout ligne comme un tournant critique comparable à Sharpeville, Soweto, Dien Bien Phu.

Lors de ses voyages à Gaza, Abulhawa a parlé avec les gens de leur vision du Hamas et a constaté ce qu’elle décrit comme des points de vue complexes, nuancés et parfois contradictoires. « Le traumatisme est profond. Ils vont énoncer deux idées contradictoires dans un même souffle. D’un côté, ils sont en colère. Et parfois certaines personnes vont blâmer le Hamas, mais tout le monde sait qui les bombarde. Tout le monde. »

[1] Ismaïl Haniyeh a été tué le 31 juillet 2024 à Téhéran par une frappe imputée à Israël.