L’OTAN et les origines de la crise ukrainienne. J’y étais (traduction)

L’OTAN et les origines de la crise ukrainienne. J’y étais.

Après la chute de l’Union soviétique, j’ai déclaré au Sénat que l’expansion de notre sphère d’influence nous mènerait là où nous sommes aujourd’hui.

Par Jack F. Matlock Jr., RESPONSIBLE STATECRAFT, 15 février 2022

Texte original en anglais [Traduction : Claire Lapointe; révision : Échec à la guerre]

À propos de l’auteur : Jack F. Matlock Jr. est diplomate de carrière; il a occupé le poste d’ambassadeur des États-Unis en Union soviétique de 1987 à 1991.

Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une crise évitable entre les États-Unis et la Russie. Cette crise, prévisible et délibérément provoquée, peut être facilement résolue en faisant preuve de bon sens.

Mais comment en est-on arrivé là?

En tant que personne ayant participé aux négociations qui ont mis fin à la guerre froide, permettez que j’apporte un éclairage historique sur la crise actuelle.

Chaque jour, on nous annonce que la guerre serait imminente en Ukraine. Les troupes russes, nous dit-on, se massent aux frontières de l’Ukraine et pourraient attaquer à tout moment. Les citoyens étasuniens sont priés de quitter l’Ukraine et les familles du personnel de l’ambassade étasunienne sont évacuées. Pour sa part, le président ukrainien a déconseillé de céder à la panique. Il a clairement indiqué qu’il ne considérait pas qu’une invasion russe était imminente. Vladimir Poutine a nié avoir l’intention d’envahir l’Ukraine. Il réclame l’arrêt du processus d’ajout de nouveaux membres à l’OTAN et l’assurance que l’Ukraine et la Géorgie n’en deviendront jamais membres.

Le président Biden a refusé de donner une telle assurance, tout en indiquant sa volonté de continuer la discussion sur des questions de stabilité politique en Europe. Par ailleurs, le gouvernement ukrainien a clairement indiqué qu’il n’avait pas l’intention de mettre en œuvre l’accord conclu en 2015. Cet accord visait la réunification des provinces de Donbass au sein de l’Ukraine, assortie d’un large degré d’autonomie locale — accord intervenu avec la Russie, la France et l’Allemagne, et approuvé par les États-Unis.

Cette crise était-elle évitable?

En bref, oui. En 1991, lorsque l’Union soviétique s’est effondrée, de nombreux observateurs ont cru à tort qu’ils assistaient à la fin de la guerre froide, alors qu’elle avait pris fin depuis au moins deux ans à la suite d’une négociation, et dans l’intérêt de toutes les parties. Le président George H. W. Bush espérait que Gorbatchev parviendrait à maintenir la plupart des 12 républiques non baltes dans une fédération librement consentie.

En dépit de la croyance répandue au sein du milieu de la politique étrangère étasunienne et de la majorité de la population russe, les États-Unis n’ont pas soutenu, et encore moins provoqué, l’éclatement de l’Union soviétique. Nous avons soutenu l’indépendance de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie, et l’un des derniers actes du parlement soviétique a été de légaliser leur revendication d’indépendance. Et — malgré les craintes fréquemment exprimées — Vladimir Poutine n’a jamais menacé de réintégrer les pays baltes ou de revendiquer l’un de leurs territoires. Cependant, il a critiqué certains pays qui refusaient aux Russes d’origine les pleins droits de citoyenneté, un principe que l’Union européenne s’est engagée à faire respecter.

La principale exigence de Poutine est l’assurance que l’OTAN n’accueillera pas de nouveaux membres, en particulier l’Ukraine et la Géorgie. Il est manifeste que la crise actuelle n’aurait pas existé si l’Alliance n’avait pas tenté d’élargir ses rangs, après la fin de la guerre froide, ou si cet élargissement s’était fait de concert avec la mise en place d’une structure de sécurité en Europe, incluant la Russie.

Cette crise était-elle prévisible?

Sans aucun doute. L’expansion de l’OTAN fut la plus grave erreur stratégique commise depuis la fin de la guerre froide. En 1997, lorsque la question de l’ajout de nouveaux membres à l’OTAN s’est posée, on m’a demandé de témoigner devant la commission des Affaires étrangères du Sénat. Dans mes remarques préliminaires, j’ai déclaré ceci :

« Je considère que la recommandation du gouvernement d’accueillir de nouveaux membres au sein de l’OTAN, en ce moment, est malavisée. Si elle devait être approuvée par le Sénat des États-Unis, elle pourrait bien entrer dans l’histoire comme la plus lourde bévue stratégique commise depuis la fin de la guerre froide. Loin de renforcer la sécurité des États-Unis, de leurs alliés et des nations qui souhaitent adhérer à l’Alliance, elle pourrait susciter un enchaînement d’événements susceptibles de produire la plus grave menace pour la sécurité de cette nation depuis l’effondrement de l’Union soviétique. » De fait, nos arsenaux nucléaires étaient en mesure de mettre fin à toute civilisation sur Terre.

Mais ce n’est pas la seule raison que j’ai invoquée pour inclure la Russie dans le cadre de la sécurité européenne, plutôt que de l’exclure. Comme je l’ai expliqué à la Commission des Affaires étrangères du Sénat : « Le projet d’augmenter le nombre de membres de l’OTAN fait fi de la situation internationale qui prévaut depuis la fin de la guerre froide et obéit à une logique qui n’avait de sens que pendant la guerre froide. La division de l’Europe s’est achevée avant même que l’on envisage d’accueillir de nouveaux membres au sein de l’OTAN. Nul ne menace de redécouper l’Europe. Il est donc absurde de prétendre, comme certains l’ont fait, qu’il est nécessaire d’accueillir de nouveaux membres au sein de l’OTAN pour éviter une éventuelle division de l’Europe. Si l’OTAN est censée être le principal instrument d’unification du continent, la seule façon d’y parvenir est logiquement de l’élargir à tous les pays européens. Mais cela ne semble pas être l’objectif du gouvernement. Et même si cela était, le moyen de l’atteindre n’est pas d’admettre de nouveaux membres de façon parcellaire ».

La décision d’élargir l’OTAN de façon parcellaire constitue un renversement des politiques étasuniennes ayant conduit à la fin de la guerre froide. Le président George H. W. Bush avait énoncé l’objectif d’une « Europe entière et libre ». Gorbatchev avait fait référence à « notre maison européenne commune ». Il avait accueilli les représentants des gouvernements d’Europe de l’Est qui s’étaient débarrassés de leurs dirigeants communistes et avait décrété des réductions radicales des forces militaires soviétiques, au motif que pour qu’un pays soit en sécurité, il faut que la sécurité soit assurée pour tous.

Lors de leur rencontre à Malte en décembre 1989, le président Bush avait également assuré Gorbatchev que si les pays d’Europe de l’Est étaient autorisés à choisir leur orientation future par voie démocratique, les États-Unis ne « profiteraient » pas de ce processus. (De toute évidence, intégrer des pays qui faisaient partie du Pacte de Varsovie au sein de l’OTAN équivaut à « tirer avantage »). L’année suivante, Gorbatchev a reçu l’assurance, bien que ce ne soit pas inscrit dans un traité officiel, que si une Allemagne unifiée était autorisée à rester au sein de l’OTAN, il n’y aurait aucune expansion de la juridiction de l’OTAN vers l’Est, « pas même d’un pouce ».

Ces déclarations ont été faites à Gorbatchev avant l’éclatement de l’Union soviétique. Après cet éclatement, la Fédération de Russie comptait moins de la moitié de la population de l’ex-Union soviétique, et son armée était démoralisée et totalement désorganisée. S’il n’y avait aucune raison d’élargir l’OTAN après que l’Union soviétique ait reconnu et respecté l’indépendance des pays d’Europe de l’Est, il y avait encore moins de raisons de percevoir la Fédération de Russie comme une menace.

Cette crise a-t-elle été délibérément provoquée?

Hélas, les politiques menées par les présidents George W. Bush, Barack Obama, Donald Trump et Joe Biden ont toutes contribué à nous conduire à la situation actuelle.

L’ajout de pays d’Europe orientale à l’OTAN s’est poursuivi sous l’administration de George W. Bush, mais ce n’est pas la seule raison qui a stimulé l’objection russe. Au même moment, les États-Unis ont commencé à se retirer des traités de contrôle des armements, qui avaient tempéré, pour un temps, une course aux armements irrationnelle et dangereuse, et constituaient les accords fondateurs mettant fin à la guerre froide. La décision la plus importante fut de se retirer du Traité relatif à la limitation des systèmes contre les missiles balistiques (Traité ABM) qui avait été la pierre angulaire de la série d’accords ayant mis fin, pour un temps, à la course aux armements nucléaires. Après le 11 septembre, Poutine a été le premier dirigeant étranger à appeler le président Bush pour lui offrir son soutien. Il a tenu parole en facilitant l’attaque contre le régime taliban en Afghanistan. Il était manifeste à l’époque que Poutine aspirait à établir un partenariat de sécurité avec les États-Unis, car les terroristes djihadistes qui ciblaient les États-Unis visaient également la Russie. Néanmoins, Washington a persisté à ignorer les intérêts de la Russie (et de ses alliés) en envahissant l’Irak, une agression à laquelle se sont opposées non seulement la Russie, mais aussi la France et l’Allemagne.

Bien que le président Obama ait initialement promis une amélioration des relations avec la Russie grâce à sa politique de relance (« reset »), le fait est que son gouvernement a continué d’ignorer les préoccupations les plus importantes de la Russie. De plus, il a renforcé les efforts déjà déployés par les États-Unis pour soustraire les anciennes républiques soviétiques à l’influence russe et pour encourager un « changement de régime » en Russie même. Les interventions étasuniennes en Syrie et en Ukraine ont été perçues par le président russe, et par la plupart des Russes, comme des attaques indirectes contre eux.

En ce qui concerne l’Ukraine, l’intrusion des États-Unis dans sa politique intérieure a été très marquée. Les États-Unis ont soutenu activement la révolution et le renversement du gouvernement ukrainien élu en 2014.

Les relations se sont dégradées davantage pendant le second mandat du président Obama, après l’annexion de la Crimée par la Russie. Les choses ont ensuite empiré pendant les quatre années du mandat de Donald Trump. Accusé d’être une marionnette russe, Trump a fait adopter toutes les mesures antirusses qui se présentaient, tout en qualifiant Poutine de grand dirigeant.

La crise peut-elle être résolue en s’appuyant sur le bon sens?

En définitive, ce que demande Poutine est éminemment raisonnable. Il n’exige la sortie d’aucun membre de l’OTAN et il n’en menace aucun. En toute logique, il est dans l’intérêt des États-Unis de promouvoir la paix, et non les conflits. Chercher à soustraire l’Ukraine de l’influence russe — le but avoué de ceux qui ont fait de l’agitation en faveur des « révolutions de couleur » — était une quête insensée et dangereuse. Avons-nous déjà oublié la leçon de la crise des missiles à Cuba?

Maintenant, dire que l’approbation des revendications de Poutine est dans l’intérêt objectif des États-Unis ne signifie pas que ce sera facile à faire pour autant. Les dirigeants des partis démocrate et républicain ont adopté une telle attitude russophobe qu’il faudra une grande habileté politique pour naviguer dans des eaux politiques aussi dangereuses et parvenir à un résultat rationnel.

Le président Biden a clairement indiqué que les États-Unis ne feraient pas intervenir leurs propres troupes si la Russie envahissait l’Ukraine. Alors, pourquoi les déplacer en Europe de l’Est? Juste pour montrer aux faucons du Congrès qu’il reste ferme?

Il se peut que les négociations ultérieures entre Washington et le Kremlin trouvent le moyen d’apaiser les inquiétudes russes et de désamorcer la crise. Et peut-être alors que le Congrès commencera à s’occuper des problèmes croissants chez nous au lieu de les aggraver.

Du moins, on peut l’espérer.