Une majorité de la population iranienne maintenant en faveur de la possession d’armes nucléaires – Leurs dirigeants en prennent note
Par Peyman Asadzade, Bulletin of the Atomic Scientists, 13 juin 2024
Texte original en anglais / Original article in English – [Traduction : Dominique Peschard; révision : Martine Eloy]
L’Iran est présentement dans un état de latence nucléaire; il possède les matériaux requis pour développer des armes nucléaires si tel était son choix. Toutefois, les dirigeants iraniens ont constamment répété que leur pays n’en a pas l’intention. Historiquement, depuis le milieu des années 2000, les sondages d’opinion ont régulièrement démontré que les Iranien.ne.s étaient en faveur d’un programme nucléaire pacifique mais que la majorité était toutefois opposée au développement d’armes nucléaires.
Un sondage récent indique cependant que la population iranienne devient plus réceptive aux armes nucléaires.
Le sondage, effectué entre le 20 février et le 26 mai, a été conçu et mené par l’auteur en collaboration avec la compagnie Iranpoll, basée à Toronto. L’échantillon utilisé de 2 280 citoyens et citoyennes d’Iran reflétait la structure démographique de la population nationale avec une répartition par quota selon la région, l’âge, le revenu et le genre.
Le sondage comportait deux questions sur le programme nucléaire iranien. À la première question, les participant-e-s devaient exprimer leur niveau d’accord ou désaccord avec l’énoncé : « L’Iran devrait pouvoir utiliser l’énergie nucléaire à des fins pacifiques ». Les options de réponses étaient : « très en accord », « plutôt en accord », « plutôt en désaccord » et « très en désaccord ». L’immense majorité (92 %) était soit très en accord, soit plutôt en accord, avec l’énoncé, conformément à des sondages précédents sur l’appui au programme nucléaire civil iranien – 87 % étaient d’accord avec l’énoncé dans un sondage en 2011 et un pourcentage presque semblable de 90 % en 2020.
On a également demandé aux participant.e.s dans quelle mesure ils et elles étaient en accord ou en désaccord avec l’énoncé « L’Iran devrait posséder des armes nucléaires » avec le même choix de réponses. Plus de 69 % ont répondu qu’ils et elles appuyaient le développement d’armes nucléaires par l’Iran. Ce résultat représente un écart significatif par rapport à des sondages précédents dans lesquels la plupart des iranien-ne-s rejetaient systématiquement la militarisation du programme nucléaire national. Il se démarque également de manière significative de la position de l’élite Iranienne, ainsi que de la fatwa (un énoncé légal sur un point de loi islamique) de l’Ayatollah Ali Khamenei contre le développement et l’utilisation d’armes nucléaires.
On ne peut pas dissocier ce changement d’opinion de la population iranienne sur les armes nucléaires des événements récents dans le conflit Iran-Israël, dont la frappe israélienne contre le consulat iranien en Syrie le 1er avril et la riposte iranienne de drones et de missiles dirigée directement contre Israël le 13 avril. Cependant, bien que le sondage indique que ces événements ont eu une certaine influence, cette dernière semble limitée : l’appui global en faveur des armes nucléaires était déjà de 67 % avant l’attaque du 1er avril et a augmenté à 71 % après l’attaque – une hausse modérée de 4 %. Cependant un changement plus significatif ressort du sondage quand on regarde les opinions plus tranchées. Le pourcentage des répondant-e-s « très en accord » avec la possession d’armes nucléaires passe de 40 % avant le 1er avril à 48 % après. Par contre, le pourcentage des « plutôt en accord » diminue de 27 % à 23 % après le 1er avril. Cela laisse entrevoir un durcissement des attitudes de la part d’un secteur clé de la population iranienne suite aux récents affrontements militaires.
Ces résultats sont en lien avec un débat croissant dans la société civile iranienne, en particulier dans le milieu académique, et parmi les journalistes et les militants qui plaident de plus en plus pour une militarisation du programme nucléaire. Ce mouvement d’appui aux armes nucléaires est particulièrement visible sur les médias sociaux et dans les publications hors du contrôle gouvernemental, ce qui permet de penser qu’il a une pression de la base vers le haut pour une remise en question de la stratégie nucléaire iranienne.
L’idée que l’Iran devrait se doter d’armes nucléaires a principalement pour origine l’échec de l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien de 2015, connu comme le Plan d’action global commun (PAGC). La désillusion qui a suivi le retrait des États-Unis du PAGC en 2018 et la nouvelle série de sanctions qui y ont fait suite ont mené les Iranien.ne.s à une remise en question, même parmi ceux qui avaient formellement appuyé l’entente sur le nucléaire – dont le but était d’imposer une contrainte efficace au programme nucléaire iranien. De plus en plus de voix en Iran remettent en question la sagesse de subir le poids des sanctions économiques sans bénéficier de l’avantage stratégique de l’arme nucléaire. De plus, l’insatisfaction croissante concernant le peu de bénéfices apporté par le programme nucléaire mène de plus en plus d’iranien.ne.s à questionner la logique de développer un tel programme sans le levier des armes nucléaires. En 2022, un parlementaire et professeur de science politique iranien a remarqué « qu’il était tout simplement illogique qu’ils [les Iranien.ne.s] endurent des politiques de pression maximales alors que leurs capacités nucléaires ne permettent même pas de produire de l’électricité… L’Iran doit soit s’engager dans la production d’armes nucléaires, soit faire revivre le PAGC ». Le sentiment qu’il est préférable de faire face aux sanctions avec l’arme nucléaire, plutôt que sans, est en train de se consolider dans la société iranienne.
La détérioration de la situation sécuritaire dans la région et la place plus importante accordée aux armes nucléaires dans les discussions sur les chaines publiques d’information, ainsi que la nouvelle emphase sur l’acquisition éventuelle d’armes nucléaires par l’Iran, ont peut-être aussi contribué à mousser la position pronucléaire. Ces derniers mois, les animateurs, dans deux émissions distinctes de la télévision nationale, ont posé des questions pointues sur la militarisation du programme nucléaire iranien. Dans l’une d’elles, l’animateur a demandé à Mohammad Eslami, directeur en place de l’Organisation de l’énergie atomique iranienne, « maintenant que le régime sioniste est doté d’armes nucléaires et que son premier ministre menace directement la République islamiste, le temps n’est-il pas venu pour l’Iran de se doter de l’arme nucléaire, ou au moins d’effectuer un essai nucléaire? » Eslami a répondu négativement en soulignant que les armes de destruction massives ne correspondaient pas à la doctrine de défense de l’Iran. Dans l’autre entrevue, l’ancien directeur de l’Organisation de l’énergie atomique iranienne et ancien ministre des Affaires étrangères, Ali-Akbar Salehi, a été questionné sur la capacité de l’Iran de produire des armes nucléaires. Ces débats, largement partagés et débattus sur les réseaux en ligne, ont peut-être également contribué à façonner l’opinion publique envers les armes nucléaires.
L’appui populaire en faveur de la militarisation du nucléaire se démarque fortement de la politique nucléaire officielle de l’Iran qui rejette le développement et l’utilisation d’armes de destruction massive. Ces derniers mois, Khamenei, le leader suprême de l’Iran, ainsi que plusieurs autres responsables de la sécurité et du nucléaire, ont réitéré que les armes nucléaires ne faisaient pas partie de la stratégie de défense iranienne. Néanmoins, malgré ces prises de position officielles, l’idée de l’armement nucléaire est passée, dans le débat public, de notion distante à celle d’option valable. Cette normalisation du concept dans le discours public, à tout le moins, diminue l’opposition à la militarisation [nucléaire NDLT] de l’Iran. Cela pourrait également exercer une pression significative sur les dirigeants iraniens pour qu’ils modifient leur position de longue date sur les armes nucléaires. Cette évolution rapide de l’opinion publique est particulièrement significative alors qu’elle se déroule dans un contexte de défis récents à la capacité de dissuasion traditionnelle de l’Iran – allant de l’assassinat du commandant Qassem Soleimani en 2020 par les États-Unis à l’assassinat ciblé par Israël d’autres commandants militaires seniors le 1er avril – et de tensions croissantes avec Israël, un état doté de l’arme nucléaire.
Des représentants iraniens ont récemment prévenu que le pays serait obligé de modifier sa stratégie nucléaire si les installations nucléaires de l’Iran étaient attaquées ou son existence menacée. Essentiellement, des dommages significatifs aux moyens de dissuasion actuels de l’Iran – les capacités en matière de missiles, les réseaux d’appui par procuration et le statut de son seuil nucléaire – pourraient déclencher une réévaluation de sa politique nucléaire, la poussant potentiellement vers la militarisation.
L’effet combiné de l’appui populaire croissant en faveur des armes nucléaires et des pressions externes sur la stratégie actuelle de dissuasion de l’Iran a, plus que jamais, le potentiel de convaincre les dirigeants iraniens de réévaluer de manière significative leur politique nucléaire.