En tant qu’ancien soldat des Forces de défense d’Israël (FDI) et historien du génocide, j’ai été profondément troublé par ma récente visite en Israël (traduction)

En tant qu’ancien soldat des Forces de défense d’Israël (FDI) et historien du génocide, j’ai été profondément troublé par ma récente visite en Israël

Par Omer Bartov, The Guardian, 13 août 2024
Texte original en anglais / Original article in English
[Traduction : Jacques Grenier; révision : Claire Lalande et Nathalie Thériault]

Cet été, l’une de mes conférences s’est vue contestée par des étudiant·e·s d’extrême droite. Leur rhétorique m’a ramené aux moments les plus sombres du XXe siècle – et coïncidait, de manière troublante, avec les opinions les plus répandues en Israël.

« As a former IDF soldier and historian of genocide, I was deeply disturbed by my recent visit to Israel », The Guardian, 13 août 2024
« As a former IDF soldier and historian of genocide, I was deeply disturbed by my recent visit to Israel », The Guardian, 13 août 2024

Le 19 juin 2024, je devais faire une conférence à l’Université Ben Gourion du Néguev (UBG), située à Be’er-Sheva, en Israël. Ma conférence s’inscrivait dans le cadre d’un événement s’intéressant aux manifestations contre Israël menées sur nombre de campus à travers le monde, et j’avais prévu d’aborder le sujet de la guerre à Gaza puis, plus largement, la question de la signification à donner à ces actions. Constituaient-elles des expressions sincères d’indignation ou étaient-elles motivées plutôt par l’antisémitisme, ainsi que certain-e-s le prétendaient? Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu.

Comme j’arrivais près des portes de l’amphithéâtre, j’aperçus un groupe d’étudiant-e-s qui s’y regroupaient. Il est vite apparu que ces gens n’étaient pas là pour participer à l’événement, mais bien plutôt pour protester contre sa tenue. Les étudiant·e·s avaient, la veille, été alertés par un message diffusé sur WhatsApp, message qui signalait la conférence et conviait à l’action : « Nous ne le permettrons pas ! Pour combien de temps encore allons-nous nous comporter en traîtres envers nous-mêmes?!?!?!?!! »

Le message alléguait ensuite que j’avais signé une pétition décrivant Israël comme « régime d’apartheid » (en fait, la pétition faisait référence à un régime d’apartheid à l’intérieur de la Cisjordanie). J’étais aussi « accusé » d’avoir rédigé un article pour le New York Times, en novembre 2023, dans lequel j’affirmais que, même si les déclarations des dirigeant·e·s israéliens suggéraient une intention génocidaire, il était encore temps d’empêcher Israël de perpétrer ce génocide. Sur ce point, j’étais coupable des faits reprochés. L’organisateur de l’événement, l’éminent géographe Oren Yiftachel, s’y trouvait également critiqué. Les délits qui lui étaient imputés couvraient le fait d’avoir servi comme directeur de l’ONG « antisioniste » B’Tselem, une ONG de défense des droits humains respectée dans le monde entier.

Alors que les participant·e·s au colloque et une poignée de professeur·e·s, pour la plupart âgés, pénétraient dans la salle, le personnel de sécurité a bloqué l’entrée aux protestataires. Cependant, il ne les a pas empêchés de maintenir ouverte la porte de l’amphithéâtre, de lancer des slogans au mégaphone et de frapper les murs de toutes leurs forces.

Au bout de plus d’une heure de ces perturbations, nous avons convenu que, peut-être, la meilleure chose à faire serait de demander aux manifestant·e·s étudiants de se joindre à nous pour une conversation, à la condition de mettre fin à leur action. Bon nombre de ces militant-e-s ont fini par entrer et, durant les deux heures qui ont suivi, nous nous sommes assis et avons discuté. Il est alors vite apparu que la plupart de ces jeunes hommes et jeunes femmes venaient tout juste de rentrer d’un service accompli comme réservistes, pour lequel on les avait déployés dans la bande de Gaza.

Cet échange de vues n’était ni amical ni « positif », mais grandement révélateur. Ces étudiant·e·s n’étaient pas nécessairement représentatifs de la population étudiante israélienne dans son ensemble. Il s’agissait de militant·e·s d’organisations d’extrême droite. Mais, à bien des égards, ce qu’elles et ils disaient reflétait des sentiments fort répandus dans le pays.

Je n’étais pas venu en Israël depuis juin 2023 et, lors de cette visite, j’ai découvert un pays différent de celui que j’avais précédemment connu. Bien que je travaille à l’étranger depuis plusieurs années, c’est en Israël que je suis né et que j’ai grandi. C’est là que mes parents ont vécu et sont enterrés; c’est là que mon fils a établi sa propre famille, et là que vivent la plupart de mes plus anciens et meilleurs ami-e-s. Connaissant le pays de l’intérieur et ayant suivi les événements de plus près qu’à l’ordinaire depuis le 7 octobre, je n’ai pas complètement été surpris par ce que j’y ai vu à ce retour, mais ça n’en a pas moins été une expérience profondément troublante.

En abordant ces questions, je ne peux manquer de revoir mes expériences personnelles et professionnelles. J’ai servi dans les FDI pendant quatre ans, période qui inclut la guerre du Kippour, en 1973, ainsi qu’un certain nombre d’affectations en Cisjordanie, dans le nord du Sinaï, puis à Gaza, terminant mon service comme commandant d’une compagnie d’infanterie. Pendant mon séjour à Gaza, j’ai pu constater de visu la pauvreté et le désespoir des réfugié·e·s palestiniens survivant péniblement dans des quartiers surpeuplés et décrépits. Je conserve un très vif souvenir aussi des patrouilles effectuées dans les rues sans ombre et sans bruit de la ville égyptienne d’El-Arich – alors sous occupation israélienne –, des rues percées de regards effrayés et rancuniers de la population qui nous épiait à travers les fenêtres closes. Pour la première fois, je comprenais ce que voulait dire occuper un autre peuple.

À quelques exceptions près, le service militaire est obligatoire pour les Israélien·ne·s juifs, à partir de 18 ans. Mais, même après l’avoir complété, vous pouvez toujours être appelé de nouveau à servir dans les FDI pour des missions d’entraînement ou opérationnelles, ou en cas d’urgence, comme dans le cas d’une guerre. Lorsque j’ai été rappelé, en 1976, j’étais étudiant au programme de baccalauréat à l’Université de Tel-Aviv. Au cours de ce premier déploiement en tant qu’officier de la réserve, j’ai été grièvement blessé dans un accident à l’entraînement, avec une vingtaine de mes soldat·e·s. Les FDI ont dissimulé les circonstances de l’événement, causé par la négligence du commandant de la base d’entraînement. J’ai passé la majeure partie de ce premier semestre à l’hôpital de Be’er-Sheva, puis j’ai repris mes études et obtenu mon diplôme en 1979, avec une spécialisation en histoire.

Ces expériences personnelles m’ont fait m’intéresser d’autant plus à une question qui me préoccupait depuis longtemps : qu’est-ce qui motive les soldat·e·s à se battre? Dans les décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, plusieurs sociologues américains ont soutenu que les militaires se battaient d’abord et avant tout les un·e·s pour les autres, plutôt qu’en vue d’un objectif idéologique plus large. Pourtant, cela ne correspondait pas vraiment à ce que j’avais moi-même vécu comme soldat : nous pensions que nous étions là en vue d’une cause plus grande que le groupe de camarades que nous formions. Au moment de terminer mes études de premier cycle, j’ai commencé de même à me demander si, au nom de ladite cause, on pouvait faire agir les soldat-e-s d’une manière que, en d’autres circonstances, elles et ils auraient jugé répréhensible.

Choisissant la perspective du cas extrême, j’ai rédigé ma thèse de doctorat à Oxford – thèse publiée ultérieurement sous forme de livre – sur le sujet de l’endoctrinement nazi de l’armée allemande et des crimes perpétrés par cette armée sur le front oriental pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ce que j’ai découvert allait à l’encontre de la façon dont la population allemande des années 1980 comprenaient son propre passé. Ces gens préféraient alors penser que l’armée avait mené une guerre « décente », et ce, même si la Gestapo et les SS commettaient un génocide « dans son dos ». Il aura fallu aux Allemand·e·s encore bien des années avant de réaliser à quel point leurs propres parents et grands-parents avaient été complices de l’Holocauste et du massacre collectif de nombreux autres groupes en Europe de l’Est et en Union soviétique.

Lorsque la première intifada palestinienne, ou soulèvement, a éclaté, à la fin de 1987, j’enseignais à l’Université de Tel-Aviv. J’ai été consterné par l’ordre donné aux FDI par Yitzhak Rabin, ministre de la Défense, de « briser les bras et les jambes » des jeunes Palestinien·ne·s qui jetaient des pierres sur des soldat-e-s lourdement armés. Me basant sur  mes recherches sur l’endoctrinement des forces armées de l’Allemagne nazie, je lui ai écrit une lettre l’alertant sur ma crainte que, sous son leadership, les FDI ne s’engagent sur une voie tout aussi glissante.

Comme mes recherches l’avaient démontré, avant même qu’on les conscrive, les jeunes Allemand·e·s avaient intériorisé les éléments fondamentaux de l’idéologie nazie, en particulier l’idée que les masses slaves sous-humaines, menées par des bolchéviques juifs insidieux, menaçaient de destruction l’Allemagne et le reste du monde civilisé. En conséquence, l’Allemagne avait le droit et le devoir de se créer un « espace vital » à l’est, et de décimer ou d’asservir la population de la région. Cette vision du monde a ensuite été inculquée aux troupes, de sorte qu’au moment où elles ont marché sur le territoire de l’Union soviétique, elles percevaient leurs ennemis à travers ce prisme. La résistance acharnée opposée par l’Armée rouge n’a fait que confirmer la nécessité d’éliminer totalement les soldat·e·s et les civil·e·s soviétiques, et plus particulièrement les Juives et Juifs, qui étaient considérés comme les principaux instigateurs du bolchévisme. Plus les troupes allemandes semaient la destruction, plus elles en sont venues à redouter la vengeance attendue, au cas où leurs ennemis l’emporteraient. Le résultat en a été le massacre de près de 30 millions de soldat·e·s et de citoyen·ne·s soviétiques.

À ma grande surprise, quelques jours après lui avoir écrit, j’ai reçu une réponse, une simple ligne, de Rabin, où il me reprochait d’avoir osé comparer les FDI à l’armée allemande. Cela m’offrit dès lors l’opportunité de lui écrire une lettre plus détaillée, explicitant mes recherches et mon inquiétude à l’idée d’utiliser les FDI comme outil d’oppression envers les civil-e-s non armés maintenus sous occupation. Rabin me répondit à nouveau, avec la même déclaration : « Comment osez-vous comparer les FDI à la Wehrmacht? » Mais, avec le recul, je crois que cet échange dit quelque chose à propos de son parcours intellectuel ultérieur. Car, comme nous le savons par son engagement envers le processus de paix d’Oslo, aussi déficient qu’apparût celui-ci, Rabin finit pourtant par reconnaître qu’à la longue, Israël ne pourrait pas soutenir les coûts militaire, politique et moral de l’occupation.

Depuis 1989, j’enseigne aux États-Unis. J’ai abondamment écrit sur la guerre, le génocide, le nazisme, l’antisémitisme et l’Holocauste, cherchant à comprendre le lien entre le massacre en quantité industrielle de soldat·e·s au moment de la Première Guerre mondiale et l’extermination de populations civiles par le régime hitlérien. Tout en poursuivant d’autres projets, j’ai aussi consacré de nombreuses années à scruter la transformation de la ville natale de ma mère – Boutchatch en Pologne (aujourd’hui située en Ukraine) – d’une communauté où régnait la coexistence interethnique vers une communauté dans laquelle, sous occupation nazie, la population non-juive s’est retournée contre ses voisin·e·s juifs. Alors même que l’armée allemande était entrée dans la ville dans le but exprès d’assassiner les Juives et les Juifs, la rapidité et l’efficacité des tueries se sont vues grandement facilitées par cette collaboration locale. Ces habitant·e·s étaient mus par des haines et des ressentiments préexistants qu’on peut retracer jusqu’à l’apparition de l’ethnonationalisme des décennies précédentes, et dans l’opinion dominante selon laquelle les Juives et les Juifs n’avaient droit à aucune appartenance aux nouveaux États-nations créés au sortir de la Première Guerre mondiale.

Dans les mois qui ont succédé au 7 octobre, ce que j’ai appris tout au long de ma vie et de ma carrière est devenu, encore, douloureusement d’actualité. Comme beaucoup d’autres hommes et femmes, les derniers mois ont été bien difficiles aux plans émotionnel et intellectuel. Comme beaucoup d’autres l’ont vécu aussi, j’ai vu les membres de ma famille et de celle de mes ami-e-s directement atteints par la violence. La douleur est partout présente, peu importe où on se tourne.

L’attaque du Hamas du 7 octobre a été un choc terrible pour la société israélienne, dont elle n’a pas encore commencé à se remettre. Pour la première fois, Israël a perdu, et pour un temps assez long, le contrôle d’une partie de son territoire, les FDI n’ayant pu empêcher le massacre de plus de 1 200 personnes – dont beaucoup ont été tuées de la manière la plus cruelle qui soit –, de même que la prise de plus de 200 otages, dont des dizaines d’enfants. L’impression d’avoir été lâchés par l’État, et l’impression d’insécurité persistante – au moment où des dizaines de milliers de citoyen·ne·s israéliens sont toujours déplacés de leurs foyers situés près de la bande de Gaza et à la frontière libanaise – demeurent très profondes.

Aujourd’hui, pour de vastes pans de l’opinion publique israélienne, y compris parmi celles et ceux qui s’opposent au gouvernement, deux sentiments règnent en maître.

Le premier sentiment se présente comme un mélange de colère et de peur, un désir de rétablir la sécurité à tout prix, une totale méfiance à l’égard des solutions politiques, des négociations et de la réconciliation. Le théoricien militaire Carl von Clausewitz a déjà noté que la guerre était une extension de la politique par d’autres moyens, et il prévoyait que, sans objectif politique défini, la guerre conduirait à une destruction sans fin. Le sentiment qui prévaut aujourd’hui en Israël nous fait courir le risque que, de la même manière, la guerre devienne sa propre fin. Selon cette vision, la politique est un obstacle à la réalisation des objectifs plutôt qu’un moyen de limiter la destruction. Cette vision ne peut finalement conduire qu’à l’auto-anéantissement.

Le second sentiment qui domine – ce qui, en l’occurrence, équivaut plutôt à un défaut de sentiment – est l’envers du premier. Il concerne l’incapacité totale de la société israélienne actuelle à éprouver une quelconque empathie envers la population de Gaza. La majorité, semble-t-il, ne veut même pas savoir ce qui se passe à Gaza, et ce désir de ne pas savoir se reflète dans la couverture télévisée. Les informations télévisées en Israël débutent généralement, ces jours-ci, par des reportages sur les funérailles de soldats, invariablement décrits comme  des héroïnes et des héros tombés sous les combats à Gaza, suivis d’estimations quant au nombre de combattants du Hamas « liquidés ». Les références aux morts civiles palestiniennes sont rares et généralement présentées comme partie intégrante de la propagande ennemie qui peut offrir ainsi motif à une pression internationale indésirable. Face à tant de morts, ce silence assourdissant semble désormais opérer lui-même comme une forme de vengeance.

Bien sûr, l’opinion publique israélienne s’est depuis longtemps habituée à l’occupation brutale qui caractérise le pays depuis 57 de ses 76 années d’existence. Et pourtant, l’ampleur des exactions perpétrées à Gaza par les FDI, présentement, est sans précédent, comme l’est en même temps l’indifférence totale affichée par la plupart des Israélien·ne·s envers ce qui est fait en leur nom. En 1982, des centaines de milliers d’Israélien-ne-s avaient protesté contre le massacre de la population palestinienne dans les camps de réfugié·e·s de Sabra et de Chatila, logés dans la partie ouest de Beyrouth, massacre perpétré par des milices chrétiennes maronites, et facilité à l’époque par les FDI. Aujourd’hui, une telle réaction est inconcevable. La façon dont le regard des gens se glace dès qu’on évoque les souffrances des civil·e·s palestiniens et la mort de milliers d’enfants, de femmes et de personnes âgées est profondément déroutante.

En rencontrant mes ami·e·s en Israël, cette fois-ci, j’ai souvent eu l’impression qu’elles et ils avaient peur que je vienne déranger leur chagrin et que, vivant hors du pays, je ne pouvais saisir leur douleur, leur anxiété, leur désarroi et leur impuissance. Tout propos se risquant à suggérer que vivre en ce pays les aurait rendus insensibles à la douleur des autres – la douleur qui, après tout, est infligée en leur nom – n’a produit que mur de silence, repli sur soi, ou provoqué un rapide changement de sujet. L’impression ressentie a été, pour moi, partout la même : nous n’avons pas de place dans nos cœurs, nous n’avons pas de place dans nos pensées, nous ne voulons pas voir, parler de ce que font nos propres soldat·e·s, enfants ou petits-enfants, frères ou sœurs, en ce moment, à Gaza. Nous devons nous concentrer sur nous-mêmes, sur notre traumatisme, sur notre peur et sur notre colère.

Dans une interview réalisée le 7 mars 2024, l’écrivain, agriculteur et scientifique Zeev Smilansky exprimait ce sentiment d’une manière qui m’a causé tout un choc du fait même que ce soit cet homme, précisément, qui le dise. Je connais Smilansky depuis plus d’un demi-siècle, et il est le fils du célèbre auteur israélien S. Yizhar, dont la nouvelle Khirbet Khizeh, de 1949, fut le tout premier texte de la littérature israélienne à dénoncer l’injustice de la Nakba, l’expulsion de 750 000 Palestinien·ne·s de ce qui est devenu l’État d’Israël, en 1948. Parlant de son propre fils, Offer, qui vit à Bruxelles, Smilansky a commenté :

Offer dit que, pour lui, chaque enfant est un enfant, qu’il soit à Gaza ou ici. Moi, je ne me sens pas comme lui. Nos enfants, ici, sont, à mes yeux, plus importants. Il y a là-bas une catastrophe humanitaire choquante, je le comprends, mais mon cœur est bloqué, tout occupé par nos enfants et par nos otages… Il n’y a pas de place dans mon cœur pour les enfants de Gaza, aussi choquant et terrifiant que cela puisse être, et même si je sais que la guerre n’est pas la solution.

J’écoute Maoz Inon, qui a perdu ses deux parents [assassinés par le Hamas le 7 octobre]… et qui parle de manière si belle et si convaincante de la nécessité de regarder vers l’avenir, de la nécessité qu’il y a pour nous d’apporter l’espoir et de désirer la paix, car les guerres ne mèneront à rien, et je suis d’accord avec lui. Je suis d’accord avec lui, mais je ne peux trouver la force en mon cœur, malgré toutes mes inclinations de gauche et mon amour pour l’humanité, je ne peux pas… Ce n’est pas seulement le Hamas, ce sont tous les Gazaouis qui pensent que c’est OK de tuer des enfants juifs, que c’est une cause louable… Avec l’Allemagne, il y a eu une réconciliation, mais elle a présenté ses excuses et a payé des réparations, et que va-t-il se passer ici? Nous aussi, nous avons fait des choses terribles, mais rien qui se rapproche de ce qui s’est passé ici le 7 octobre. Ce sera nécessaire de se réconcilier, mais il nous faut de la distance.

Ce sentiment apparaît omniprésent chez de nombreux ami-e-s et connaissances de gauche avec qui j’ai parlé en Israël. C’était, bien sûr, exprimé différemment de ce que les politicien·ne·s et les personnalités médiatiques de droite ont persisté à dire depuis le 7 octobre. Plusieurs de mes ami-e-s reconnaissent l’injustice de l’occupation et, comme l’a dit Smilansky, professent un « amour pour l’humanité ». Mais en ce moment, dans les circonstances actuelles, ce n’est pas ce qui leur importe. Au lieu de ça, leur pensée, dans la lutte opposant justice et existence, c’est que leur existence doit l’emporter, et dans la lutte entre deux causes justes – celle des Israélien·ne·s et celle des Palestinien·ne·s – c’est la nôtre qui doit être triomphante, quel qu’en soit le prix. Aux gens qui doutent de ce choix brutal, l’Holocauste est présenté comme l’unique autre issue, même si poser pareille alternative n’est, actuellement, aucunement pertinente.

Ce sentiment n’est pas apparu soudainement le 7 octobre. Ses racines sont autrement plus profondes.

Le 30 avril 1956, Moshe Dayan, alors chef d’état-major des FDI, prononçait un bref discours qui deviendra l’un des plus célèbres de toute l’histoire d’Israël. Il s’adressait alors aux personnes endeuillées aux funérailles de Ro’i Rothberg, un jeune officier chargé de la sécurité du kibboutz Nahal Oz, établi par les FDI en 1951 et devenu communauté civile deux ans plus tard. Le kibboutz était situé à quelques centaines de mètres à peine de la frontière avec la bande de Gaza, tout en face du quartier palestinien de Shuja’iyya.

Rothberg avait été tué la veille, et son corps avait été traîné de l’autre côté de la frontière et mutilé, avant d’être rendu à Israël sous assistance des Nations Unies. Le discours de Dayan est devenu une déclaration emblématique, reprise à la fois par la droite et par la gauche politique jusqu’à aujourd’hui :

Hier matin, Ro’i a été assassiné. Ébloui par le calme du matin, il n’a pas vu ceux qui l’attendaient en embuscade au bord du sillon. Ne lançons pas aujourd’hui d’accusations contre les meurtriers. Pourquoi devrions-nous les blâmer pour leur haine ardente envers nous? Depuis huit ans, ils habitent dans les camps de réfugiés de Gaza, tandis que, sous leurs yeux, nous avons transformé l’espace et les villages où eux et leurs ancêtres avaient vécu sur notre propre propriété à nous.

Nous ne devrions pas réclamer le sang de Ro’i aux Arabes de Gaza, mais le réclamer plutôt à nous-mêmes. Comment avons-nous pu fermer les yeux et ne pas avoir fait face à notre destinée, comment avons-nous pu éviter de faire face à la mission de notre génération, dans toute sa cruauté? Avons-nous oublié que ce groupe de jeunes qui habite à Nahal Oz porte sur ses épaules les lourdes portes de Gaza, de l’autre côté desquelles se pressent des centaines de milliers d’yeux et de mains qui prient pour voir notre moment de faiblesse, de sorte qu’ils puissent nous déchirer – avons-nous oublié ça?…

Nous sommes la génération de l’établissement. Sans casque d’acier et sans bouche de canon, nous ne pourrons pas planter un seul arbre ni construire une seule maison. Nos enfants n’auront pas d’avenir viable si nous ne creusons pas d’abris et, sans barbelés et sans mitrailleuses, nous ne pourrons pas arriver à paver les routes ni creuser les puits. Des millions de Juifs exterminés parce qu’ils n’avaient pas de terre à eux nous regardent depuis les cendres de l’histoire d’Israël, et nous ordonnent de nous installer et de faire revivre une terre pour notre peuple. Mais au-delà du sillon à la frontière, un océan de haine et de soif de vengeance s’élève, dans l’attente du moment où le calme émoussera notre volonté, dans l’attente du jour où nous prêterons oreille aux ambassadeurs de l’hypocrisie conspiratrice qui nous appellent à déposer les armes…

Ne nous lassons pas de fixer la haine qui accompagne et remplit la vie de centaines de milliers d’Arabes qui vivent autour de nous et attendent le moment où ils pourront s’élancer pour verser notre sang. Ne détournons pas les yeux, de peur que nos mains ne s’affaiblissent. Telle est la destinée de notre génération. Tel est le choix de nos vies – se tenir prêts, armés, forts et robustes. Car si l’épée tombe de nos mains, nos vies seront tranchées.

Le lendemain, Dayan enregistra son discours pour la radio israélienne. Mais il y manquait quelque chose. Exclue était la référence aux réfugié·e·s qui regardaient les Juives et les Juifs cultiver les terres dont on les avait expulsés, et qui ne devraient pas être accusés de haïr leurs spoliateurs. Bien qu’il ait prononcé ces lignes lors des funérailles, il les a mises par écrit subséquemment. Dayan a choisi d’omettre ces mots dans la version enregistrée. Lui aussi avait connu cette terre avant 1948. Il avait souvenir des villes et villages palestiniens qui avaient été détruits pour faire place aux colons juifs. Il comprenait clairement la rage des réfugié·e·s de l’autre côté de la barrière. Mais, en même temps, il croyait fermement tant au bien-fondé en droit qu’à l’urgence d’un établissement et d’un État pour les Juives et les Juifs. Et face à l’affrontement opposant lutte contre l’injustice, d’une part, et reprise de contrôle de la terre, d’autre part, il a choisi son camp, sachant très bien qu’il condamnait en même temps son peuple à éternellement dépendre du fusil. Dayan savait aussi très bien ce que l’opinion publique israélienne serait éventuellement préparée à accepter. C’est en raison de son ambivalence quant à la place où logent culpabilité et responsabilité pour l’injustice et la violence, et en raison de sa vision déterministe, tragique de l’histoire, que les deux versions de son discours ont fini par séduire tour à tour des orientations politiques largement différentes.

Des décennies plus tard, après bien d’autres guerres et des fleuves de sang, Dayan intitula son dernier livre « Est-ce que l’épée ne s’arrêtera jamais de dévorer? » Publié en 1981, l’ouvrage détaillait son rôle dans la conclusion d’un accord de paix avec l’Égypte, intervenu deux ans plus tôt. Dayan avait enfin appris la vérité contenue dans la deuxième partie du verset biblique (Second Livre de Samuel, chap. 2, verset 26) dont il avait tiré le titre du livre : « Ne sais-tu pas qu’à la fin il n’y aura qu’amertume? »

Mais dans son discours de 1956, qui évoque le fait de porter les lourdes portes de Gaza alors que les Palestinien-ne-s attendent un moment de faiblesse, Dayan faisait allusion à l’histoire biblique de Samson (Livre des Juges, chapitres 13 à 16). Comme ses auditrices et auditeurs se le remémoraient facilement, Samson l’Israélite, dont la force surhumaine tenait à ses longs cheveux, avait l’habitude de rendre visite aux prostituées de Gaza. Les Philistins, qui le considéraient comme leur ennemi mortel, espéraient lui tendre une embuscade contre les portes verrouillées de la ville. Mais alors, Samson souleva tout simplement les portes sur ses épaules, et s’en alla libre. Ce n’est que lorsque sa maîtresse Dalila le trompa et lui coupa les cheveux que les Philistins purent le capturer et l’emprisonner, le rendant d’autant plus impuissant qu’on lui creva les yeux (comme l’auraient également fait les Gazaoui·e·s qui ont mutilé Ro’i). Mais dans un dernier acte de bravoure, alors qu’il est moqué par ses ravisseurs, Samson appelle Dieu à l’aide, saisit les piliers du temple où il avait été conduit et le fait s’écrouler sur la foule joyeuse qui l’entoure, en criant : « Que je meure avec les Philistins! »

L’image de ces portes de Gaza est profondément ancrée dans l’imaginaire sioniste israélien, symbole de la division entre nous et les « barbares ». Dans le cas de Ro’i, affirme Dayan, « le désir de paix lui bouchait les oreilles, et il n’entendait pas la voix du meurtrier qui l’attendait en embuscade. Les portes de Gaza pesaient trop lourd sur ses épaules, et l’ont fait tomber. »

Le 8 octobre 2023, le président Isaac Herzog s’est adressé au public israélien en citant la dernière phrase du discours de Dayan : « Telle est la destinée de notre génération. Tel est le choix de nos vies : être prêts, armés, forts et robustes. Car si l’épée tombe de nos mains, nos vies seront tranchées. » La veille même, 67 ans après la mort de Ro’i, des militants du Hamas avaient tué 15 résidents du kibboutz Nahal Oz et pris huit otages. Depuis l’invasion en représailles de Gaza par Israël, le quartier palestinien de Shuja’iyya, qui fait face au kibboutz, et où vivaient 100 000 personnes, a été vidé de sa population et transformé en un immense amas de décombres.

L’une des rares tentatives littéraires visant à exposer la sombre logique des guerres d’Israël est l’extraordinaire poème d’Anadad Eldan, paru en 1971, Samson déchirant ses vêtements. Le héros hébreu ancien y est décrit au moment où, avec grande précipitation, il entre à Gaza puis en sort, ne laissant derrière lui que désolation. J’ai pour la première fois entendu parler de ce poème grâce à l’essai remarquable rédigé en hébreu par l’historien Arie Dubnov, Les portes de Gaza, et publié en janvier 2024. Samson le héros, le prophète, celui qui soumet l’éternel ennemi de la nation, s’y transforme en son propre ange de la mort, une mort, comme on le soulignait plus haut, qu’il finit par amener lui-même sur lui dans un grand acte suicidaire qui résonne à travers les générations, jusqu’à ce jour.

Quand je suis allé
à Gaza, j’ai rencontré
Samson qui en sortait, déchirant ses vêtements
sur sa face écorchée coulaient les fleuves
et les maisons s’inclinaient pour le laisser
passer
sa grande force déracinait les arbres, puis finit pas se laisser prendre aux racines
enchevêtrées.
Dans les racines, il y avait des mèches de ses
cheveux.
Sa tête brillait comme un crâne fait de roc
et ses pas hésitants m’arrachaient des larmes.
Samson marchait en traînant derrière lui un soleil fatigué
les vitres des fenêtres et des chaînes brisées furent noyées dans la mer de Gaza.
J’ai entendu comme
la terre gémissait sous ses pas,
comment il lui ouvrit le ventre. Les chaussures de Samson
crissaient quand il marchait.

Né en Pologne en 1924 sous le nom d’Avraham Bleiberg, Eldan est arrivé enfant en Palestine, a combattu pendant la guerre de 1948, puis s’est déplacé en 1960 au kibboutz Be’eri, situé à environ 4 km de la bande de Gaza. Le 7 octobre 2023, Eldan, à 99 ans, et son épouse ont survécu au massacre d’une centaine d’habitants du kibboutz, lorsque les militants entrés dans leur maison les ont inexplicablement épargnés.

Après le 7 octobre, au lendemain de l’épisode de survie miraculeuse de ce poète obscur, une autre de ses œuvres s’est vue largement diffusée dans les médias israéliens. Elle donnait en effet l’impression qu’Eldan, chroniqueur de longue date de la douleur et de la souffrance causées par l’oppression et l’injustice, avait prédit la catastrophe qui s’est abattue sur son pays. En 2016, il avait publié un recueil de poèmes sous le titre Six, l’heure de l’aube. C’est à cette heure que l’attaque du Hamas a commencé. Le livre contient le poème poignant Sur les murs de Be’eri, pleurant la mort de sa fille des suites d’une maladie (en hébreu, le nom du kibboutz signifie également « mon puits »).

Dans le sillage du 7 octobre, le poème, de façon énigmatique, semble étrangement à la fois annoncer la destruction et véhiculer une certaine vision du sionisme comme trouvant son origine dans la catastrophe et le désespoir de la diaspora, puis conduisant la nation sur une terre maudite où les enfants sont inhumés par leurs parents, mais offrant néanmoins toujours l’espoir d’une aube nouvelle et remplie d’espoir :

Sur les murs de Be’eri j’ai écrit son histoire [NdT, lire ici, l’histoire de sa fille]
à partir d’origines et de profondeurs effrangées par le froid
quand ils lisaient ce qui était en train de se passer dans la douleur et que ses lueurs
faisaient des culbutes dans la brume et l’obscurité de la nuit et un hurlement menait
à la prière, car ses enfants sont tombés et une porte est verrouillée
pour la grâce du ciel ils respirent désolation et chagrin
qui consolera les parents inconsolables, car une malédiction
murmure que ne soit plus ni rosée ni pluie, tu peux pleurer si tu le peux
pour un temps rugit l’obscurité, mais vient l’aube et la brillance.

Au même titre que l’éloge funèbre que Dayan a prononcé pour Ro’i, Sur les murs de Be’eri, signifie différentes choses pour différentes personnes. Faudrait-il le lire comme une complainte au temps de la destruction d’un magnifique et innocent kibboutz dans le désert, ou est-ce un cri de douleur devant la sanglante vendetta qui ne cesse jamais, entre les deux peuples de cette terre? Le poète ne nous a pas révélé ce que lui voulait dire, comme le font d’ailleurs tous les poètes. En définitive, n’a-t-il pas écrit ce poème il y a des années, pour pleurer sa fille bien-aimée? Pourtant, et compte tenu de ses nombreuses années de travail silencieux, précis et passionné, il ne semble nullement fantaisiste de croire que le poème était un appel à la réconciliation et à la coexistence, plutôt qu’appelant à de nouveaux cycles de carnages et de vengeance.

Il se trouve que j’ai un lien personnel avec le kibboutz de Be’eri. C’est là que ma bru a grandi, et mon voyage en Israël en juin avait principalement pour but de rendre visite aux jumeaux – mes petits-enfants – qu’elle a mis au monde en janvier 2024. Le kibboutz avait cependant été abandonné. Mon fils, ma bru et leurs enfants avaient en effet emménagé dans un appartement vacant à proximité, avec une famille de survivants – des proches parents, dont le père est toujours retenu en otage – créant une combinaison inimaginable de nouvelle vie et de chagrin inconsolable au cœur d’un même foyer.

En plus de rendre visite à ma famille, j’étais venu en Israël pour rencontrer des amis. J’espérais comprendre ce qui s’était passé dans le pays depuis le début de la guerre. La conférence avortée à l’UBG n’était pas au sommet de mes préoccupations. Mais une fois arrivé à l’amphithéâtre, ce jour-là de mi-juin, j’ai vite compris que cette situation explosive pouvait aussi fournir quelque indice pour comprendre la mentalité d’une jeune génération d’étudiant·e·s et de soldats.

Après nous être assis et avoir commencé à discuter, il m’est apparu clairement que les étudiant·e·s voulaient être entendus et que personne, peut-être ni même leurs propres professeurs et administrateurs d’université, n’était intéressé à les écouter. Ma présence et leur vague connaissance de mes critiques de la guerre ont suscité chez eux le besoin de m’expliquer, mais peut-être aussi expliquer à eux-mêmes et elles-mêmes, ce qu’ils avaient vécu en tant que soldats et en tant que citoyens.

Une jeune femme, récemment revenue d’un long service militaire à Gaza, a sauté sur l’estrade et s’est mise à parler avec force des amis qu’elle avait perdus, de la nature perverse du Hamas et du fait qu’elle et ses camarades se sacrifiaient pour assurer la sécurité à venir du pays. Profondément bouleversée, elle s’est mise à pleurer au beau milieu de son discours, puis s’est retirée. Un jeune homme, calme et éloquent, a rejeté ma suggestion selon laquelle la critique de la politique israélienne n’était pas nécessairement motivée par l’antisémitisme. Il s’est alors lancé dans un bref survol de l’histoire du sionisme en tant que réponse à l’antisémitisme et en tant que voie politique qu’aucun non-juif n’avait le droit de nier. Bien qu’ils aient été bouleversés par mes opinions et bousculés par leurs propres expériences récentes à Gaza, les opinions exprimées par les étudiant·e·s n’avaient rien d’exceptionnel. Elles reflétaient des pans bien plus larges de l’opinion publique israélienne.

Sachant que j’avais déjà mis en garde contre le génocide, les étudiant·e·s étaient particulièrement désireux de me montrer qu’ils étaient tout à fait humains, qu’ils n’étaient pas des meurtriers. Ils n’avaient aucun doute sur le fait que les FDI étaient en fait l’armée la plus morale dans le monde. Mais ils étaient également convaincus que tous les dommages causés aux habitants et aux bâtiments de Gaza étaient totalement justifiés, et que c’était la faute entière du Hamas, qui les utilisait comme boucliers humains.

Ils m’ont montré des photos sur leurs cellulaires pour prouver qu’ils s’étaient comportés de manière admirable envers les enfants, niant qu’il y ait une quelconque famine à Gaza, affirmant que la destruction systématique d’écoles, d’universités, d’hôpitaux, de bâtiments publics, de résidences et d’infrastructures était nécessaire et justifiable. Ils considéraient toute critique de la politique israélienne par les autres pays et par les Nations Unies comme purement antisémite.

Contrairement à la majorité des Israélien·ne·s, ces jeunes avaient vu de leurs propres yeux la destruction de Gaza. Il me semblait qu’ils avaient non seulement intériorisé une vision particulière devenue courante en Israël – à savoir que la destruction de Gaza en tant que telle était une réponse légitime au 7 octobre – mais qu’ils avaient aussi développé une façon de penser que j’avais observée il y a de nombreuses années en étudiant le comportement, la vision du monde et la perception d’eux-mêmes des soldats de l’armée allemande pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ayant intériorisé certaines visions de l’ennemi – les bolcheviks comme des Untermenschen; le Hamas comme animaux humains – et la population en général comme des êtres moins qu’humains et indignes de droits, les soldats qui observent ou commettent des atrocités ont tendance à les attribuer non pas à leur propre armée, ni à eux-mêmes, mais à l’ennemi.

Des milliers d’enfants ont été tués? C’est la faute de l’ennemi. Nos propres enfants ont été tués? C’est certainement la faute de l’ennemi. Si le Hamas commet un massacre dans un kibboutz, ils sont des nazis. Si nous larguons des bombes de 2 000 lb sur des abris de réfugiés et tuons des centaines de civils, c’est la faute du Hamas pour s’être dissimulé à proximité de ces abris. Après ce qu’ils nous ont fait, nous n’avons d’autre choix que de les exterminer. Après ce que nous leur avons fait, nous ne pouvons qu’imaginer ce qu’ils nous feraient si nous ne les détruisions pas. Nous n’avons tout simplement pas le choix.

À la mi-juillet 1941, quelques semaines à peine après que l’Allemagne eut lancé ce qu’Hitler avait proclamé être une « guerre d’annihilation » contre l’Union soviétique, un sous-officier allemand écrivait à son pays depuis le front oriental :

« Le peuple allemand a une grande dette envers notre Führer, car si ces bêtes, qui sont nos ennemis ici, étaient venues en Allemagne, les meurtres auraient atteint une ampleur telle que le monde n’en a jamais pareillement vu… Ce que nous avons vu… confine à l’incroyable… Et quand on lit Der Stürmer [un journal nazi] et qu’on regarde les photos, cela n’est qu’une faible illustration de ce que nous voyons ici et des crimes commis ici par les Juifs. »

Une brochure de propagande militaire publiée en juin 1941 dresse un tableau tout aussi cauchemardesque des officiers politiques de l’Armée rouge. De nombreux soldats ont rapidement perçu cette brochure comme image de la réalité :

« Quiconque a déjà regardé le visage d’un commissaire rouge sait à quoi ressemblent les bolcheviks. Ici, nul besoin d’expressions théoriques. Nous insulterions les animaux si nous décrivions ces hommes, en majorité juifs, comme des bêtes. Ils sont l’incarnation de la haine satanique et insensée contre toute la noble humanité… [Ils] auraient mis fin à toute vie digne de ce nom si cette éruption n’avait pas été endiguée au dernier moment. »

Deux jours après l’attaque du Hamas, le ministre de la Défense Yoav Gallant déclarait : « Nous combattons des animaux humains et nous devons agir en conséquence », ajoutant plus tard qu’Israël « détruirait un quartier après l’autre à Gaza ». L’ancien premier ministre Naftali Bennett confirmait ainsi : « Nous combattons des nazis ». Le Premier ministre Benyamin Nétanyahou a exhorté les Israélien·ne·s à « se souvenir de ce qu’Amalek vous a fait », faisant allusion à l’appel biblique à exterminer les « hommes et femmes, enfants et nourrissons » d’Amalek. Dans une interview à la radio, il a déclaré à propos du Hamas : « Je ne les appelle pas animaux humains parce que ce serait insultant pour les animaux ». Le vice-président de la Knesset Nissim Vaturi a écrit sur X que l’objectif d’Israël devrait être « d’effacer la bande de Gaza de la surface de la Terre ». À la télévision israélienne, il a déclaré : « Il n’y a pas de gens non impliqués… nous devons y aller et tuer, tuer, tuer. Nous devons les tuer avant qu’eux nous tuent ». Le ministre des Finances Bezalel Smotrich a souligné dans un discours : « Le travail doit être achevé… Destruction totale. “Effacez le souvenir d’Amalek de dessous le ciel.” » Avi Dichter, ministre de l’Agriculture et ancien chef du service de renseignement Shin Bet, a parlé de « mettre en œuvre la Nakba de Gaza ». Un vétéran de 95 ans, dont le discours de motivation aux troupes des FDI se préparant à l’invasion de Gaza les exhortait à « effacer de leur mémoire leur famille, leur mère et leurs enfants », a reçu un certificat d’honneur du président Herzog d’Israël pour « avoir fourni un merveilleux exemple à des générations de soldats ». Il n’est pas étonnant que des soldats des FDI à Gaza aient publié d’innombrables messages sur les réseaux sociaux appelant à « tuer les Arabes », à « brûler leurs mères » et à « raser » Gaza. Aucune mesure disciplinaire n’a été prise, à ce jour, par leurs commandants.

Ceci est la logique de la violence sans fin, une logique qui permet de détruire des populations entières en se sentant totalement justifié de le faire. C’est une logique de la victimisation – nous devons les tuer avant qu’ils nous tuent, comme ils l’ont fait auparavant – et rien ne renforce davantage la violence qu’un sentiment justifié de victimisation. Regardez ce qu’il nous est arrivé en 1918, disaient les soldats allemands en 1942, rappelant le mythe propagandiste du « coup de poignard dans le dos », qui attribuait la défaite catastrophique de l’Allemagne lors de la Première Guerre mondiale à la trahison juive et communiste. Regardez ce qu’il nous est arrivé à l’Holocauste, quand nous croyions que les autres viendraient à notre rescousse, disent les troupes des FDI en 2024, se donnant ainsi le droit de détruire sans discernement sur la base d’une fausse analogie entre le Hamas et les nazis.

Les jeunes hommes et femmes avec qui j’ai parlé ce jour-là étaient pleins de colère, pas tant contre moi – ils se sont un peu calmés quand j’ai évoqué mon propre service militaire – mais parce que, je pense, ils se sentaient trahis par tout le monde autour d’eux. Trahis par les médias, qu’ils percevaient comme trop critiques, par les hauts gradés qu’ils jugeaient trop indulgents envers les  Palestinien-ne-s, par les politiciens qui n’avaient pas réussi à empêcher le fiasco du 7 octobre, par l’incapacité des FDI à réaliser une « victoire totale », par les intellectuels et les gens de la gauche qui les critiquent injustement, par le gouvernement américain qui ne livre pas assez de munitions assez rapidement, et par tous ces politiciens d’Europe hypocrites, et ces étudiant‑e‑s antisémites, qui protestent contre leurs actions à Gaza. Ils semblaient effrayés, anxieux et confus, et certains souffraient probablement aussi du syndrome de stress post-traumatique.

Je leur ai raconté comment, en 1930, l’association étudiante allemande avait été démocratiquement prise en contrôle par les nazis. Les étudiant·e·s de l’époque se sentaient trahis par la défaite de la Première Guerre mondiale, par la perte d’opportunités due à la crise économique et par la perte de territoire et de prestige suite au traité de paix humiliant de Versailles. Ils voulaient rendre à l’Allemagne sa grandeur et Hitler semblait capable de tenir cette promesse. Les ennemis internes de l’Allemagne furent écartés, son économie prospéra, les autres nations la craignirent à nouveau, puis elle entra en guerre, conquit l’Europe et massacra des millions de gens. Finalement, le pays fut complètement détruit. Je me suis demandé à haute voix si, peut-être, les quelques étudiant·e·s allemands qui avaient survécu à ces 15 années regrettaient maintenant leur décision de 1930 de soutenir le nazisme. Mais je ne pense pas que les jeunes hommes et jeunes femmes à l’UBG aient compris les implications de ce que je leur disais.

Les étudiant·e·s étaient à la fois effrayants et effrayés, et leur peur les rendait d’autant plus agressifs. Ce niveau de menace, ainsi qu’un certain degré de chevauchement des opinions, semblent avoir généré peur et obséquiosité chez leurs supérieurs, professeurs et administrateurs, qui se sont montrés très réticents à les discipliner de quelque façon que ce soit. Dans le même temps, une foule d’experts des médias et de politiciens continuent à acclamer ces anges de la destruction, les qualifiant de héros et d’héroïnes, juste un instant avant de les enterrer, et de tourner le dos à leurs familles accablées de chagrin. Les soldats tombés au combat sont morts pour une bonne cause, dit-on aux familles. Mais personne ne prend le temps d’exprimer quelle est réellement cette cause, celle qui dépasserait le simple objectif de procurer une sommaire survie au prix de toujours plus de violence.

Et donc, je me suis senti peiné pour ces étudiants et ces étudiantes qui n’avaient pas conscience de la manière dont ils et elles avaient été manipulés. Et j’ai dû quitter cette réunion, saisi par une vive inquiétude et rempli d’un sentiment de profonde appréhension.

En rentrant aux États-Unis à la fin juin, j’ai réfléchi à ce que je venais de vivre au cours de ces deux semaines chaotiques et troublantes. J’étais conscient de mon lien profond avec le pays que je venais de quitter. Il ne s’agit pas seulement de ma relation avec ma famille et mes amis israéliens, mais aussi de la nature particulière de la culture et la société israéliennes, caractérisées qu’elles sont, dans la vie courante, par cette absence de distance, de retenue entre les personnes. Cela peut se révéler réconfortant et révélateur; on peut, presqu’instantanément, s’y retrouver en pleine conversation intense, voire intime, avec des gens croisés sur la rue, dans un café ou dans un bar.

Cet aspect de la vie israélienne peut aussi parfois apparaître extrêmement frustrant, les bons usages s’y retrouvant si peu respectés. Il existe presque un culte de la sincérité, une obligation de dire ce qu’on pense, peu importe à qui vous vous adressez ou à quel point cela peut déranger. Cette attente commune crée à la fois un sentiment de solidarité et des limites à ne pas franchir. Quand vous êtes avec nous, nous sommes tous une famille. Si vous vous retournez contre nous ou si vous êtes de l’autre côté de la fracture nationale, vous êtes mis à l’écart et vous pouvez vous attendre à ce que nous nous retournions contre vous.

C’est peut-être aussi pour cette raison que cette fois, et pour la première fois, j’avais eu quelque appréhension à l’idée d’aller en Israël, et qu’une partie de moi était contente de quitter. Le pays avait changé de manières visibles et subtiles, des changements qui auraient pu dresser une barrière entre moi, observateur venu de l’extérieur, et ceux et celles qui étaient demeurés partie organique du pays.

Mais une autre part de mon appréhension était liée au fait que mon point de vue sur ce qui se passait à Gaza avait changé. Le 10 novembre 2023, j’écrivais dans le New York Times : « En tant qu’historien du génocide, je pense qu’il n’y a aucune preuve qu’un génocide soit actuellement en cours à Gaza, même s’il est très probable que des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité, soient commis. […] L’histoire nous a appris qu’il est crucial d’avertir du risque de génocide avant qu’il ne se produise, plutôt que de le condamner tardivement après qu’il ait eu lieu. Je pense que nous disposons encore de ce temps pour décider. »

Ça, je ne le crois plus maintenant. Lorsque je suis arrivé en Israël, j’étais convaincu qu’au moins depuis l’attaque des FDI contre Rafah, le 6 mai 2024, il n’était plus possible de nier qu’Israël se livrait à des crimes de guerre systématiques, à des crimes contre l’humanité et à des actes génocidaires. Ma conviction ne tenait pas seulement au fait que cette attaque contre la dernière concentration de Gazaouis – la plupart d’entre eux ayant déjà été déplacés à plusieurs reprises par les FDI, qui les ont à nouveau poussés vers une zone soi-disant sécuritaire – démontrait un mépris total des normes humanitaires. Mais cette attaque indiquait clairement aussi que le but ultime de toute cette entreprise, depuis le tout début, avait été de rendre toute la bande de Gaza inhabitable, et d’en affaiblir la population à un point tel, qu’elle s’éteindrait ou qu’elle rechercherait toutes les options possibles pour fuir le territoire. En d’autres termes, la rhétorique débitée par les dirigeants israéliens depuis le 7 octobre se traduisait désormais dans la réalité – à savoir, comme le dit la Convention de l’ONU de 1948 sur le génocide, qu’Israël agissait « avec l’intention de détruire, en tout ou en partie », la population palestinienne de Gaza, « en tuant, en causant des dommages graves ou en infligeant des conditions d’existence destinées à entraîner la destruction du groupe ».

Ce sont des questions que je n’ai pu aborder qu’avec une poignée de militants, d’universitaires, d’experts en droit international et, sans surprise, de citoyens palestiniens d’Israël. Au-delà de ce cercle restreint, de telles déclarations sur l’illégalité des actions israéliennes à Gaza sont anathème en Israël. Même la grande majorité des gens qui manifestent contre le gouvernement, ceux qui réclament un cessez-le-feu et la libération des otages, ne vont pas y adhérer.

Depuis mon retour de cette visite, j’ai essayé de replacer mes expériences dans un contexte plus large. La réalité sur le terrain est si dévastatrice et l’avenir si sombre que je me suis permis de me livrer à une histoire contrefactuelle et de nourrir des spéculations faites d’espoir à propos d’un avenir différent. Je me demande ce qui se serait passé si l’État d’Israël, nouvellement créé, avait respecté son engagement d’adopter une constitution basée sur sa Déclaration d’indépendance. Cette même Déclaration, qui stipulait qu’Israël « sera fondé sur la liberté, la justice et la paix telles qu’envisagées par les prophètes d’Israël; qu’il assurera une égalité complète des droits sociaux et politiques à tous ses habitants sans distinction de religion, de race ou de sexe; qu’il garantira la liberté de religion, de conscience, de langue, d’éducation et de culture; qu’il sauvegardera les Lieux saints de toutes les religions; et qu’il sera fidèle aux principes de la Charte des Nations Unies ».

Quel effet une telle constitution aurait-elle eu sur la nature de l’État? Comment aurait-elle pu tempérer la transformation du sionisme, d’une idéologie qui cherchait à libérer les Juifs de la dégradation de l’exil et de la discrimination et à les mettre sur un pied d’égalité avec les autres nations du monde, en une idéologie d’État fondée sur l’ethnonationalisme, l’oppression des autres, l’expansionnisme et l’apartheid? Au cours des quelques années d’espoir amené par le processus de paix d’Oslo, des Israélien-ne-s ont commencé à parler de faire d’Israël un « État de tous ses citoyens », juifs et palestiniens. L’assassinat du Premier ministre Rabin en 1995 a mis fin à ce rêve. Sera-t-il un jour possible pour Israël de se débarrasser des aspects violents, créateurs d’exclusion, militants et de plus en plus racistes de sa vision, telle qu’elle est aujourd’hui adoptée par tant de ses citoyens juifs? Sera-t-il un jour capable de se réimaginer, comme ses fondateurs l’avaient si éloquemment envisagé – comme une nation fondée sur la liberté, la justice et la paix?

Il est difficile de se laisser aller à de telles fantaisies en ce moment. Mais c’est peut-être précisément en raison même du fait que les Israélien·ne·s, et plus encore les  Palestinien·ne·s, se retrouvent tous au pire moment de leur existence; et en raison de cette trajectoire de destruction régionale dans laquelle leurs dirigeants les ont engagés, que je prie pour que des voix autres s’élèvent enfin. Car, selon les mots du poète Eldan, « pour un temps rugit l’obscurité, mais vient l’aube et la brillance ».