À la rencontre de Lily Greenberg Call, première employée juive nommée par Biden à démissionner publiquement à cause de Gaza
Entrevue d’Amy Goodman et Juan González avec Lily Greenberg Call, Democracy Now!, 21 mai 2024
Texte original en anglais / Original article in English – [Traduction : Maya Berbery; révision : Claire Lalande]
AMY GOODMAN : Le 15 mai dernier, Lily Greenberg Call, assistante spéciale du chef de cabinet du ministère de l’Intérieur nommée par le président Biden, a démissionné de son poste pour protester contre la politique de l’administration à Gaza. Son geste fait d’elle la première employée juive connue à démissionner de l’administration Biden à cause de Gaza.
Dans une lettre de démission de quatre pages qu’elle a rendu publique, Mme Greenberg Call écrit : « Je ne peux plus, en toute conscience, continuer à représenter cette administration compte tenu du soutien désastreux et constant du président Biden au génocide israélien à Gaza ».
Lily Greenberg Call a choisi le 15 mai pour démissionner parce que cette date marque l’anniversaire de la Nakba, qui signifie « catastrophe » en arabe. À cette date en 1948, lors de la fondation d’Israël, 900 000 Palestinien.ne.s ont été chassés de leurs foyers et déplacés. Dans sa lettre de démission, elle poursuit : « Nakba et Shoah, le mot hébreu pour Holocauste, signifient la même chose : catastrophe. Je rejette le principe selon lequel le salut d’un peuple doit passer par la destruction d’un autre. Je veux travailler à créer un monde où cela ne se produit pas – et ce travail ne peut se faire au sein de l’administration Biden. »
Lily Greenberg Call se joint à nous aujourd’hui dans notre studio de New York.
Lily, pouvez-vous nous expliquer la signification de la date que vous avez choisie et les raisons qui motivent votre décision de démissionner ?
LILY GREENBERG CALL : Merci de m’accueillir ici, Amy.
Comme je l’ai écrit dans ma lettre de démission, les mots « Nakba » et « Shoah » ont la même signification. Dans mon enfance, la Nakba relevait de la fabulation. On parlait peu de la Nakba. Quand on en parlait, c’était pour la minimiser et la banaliser. J’ai grandi dans l’idée qu’Israël était une terre sans peuple pour un peuple sans terre. Et, naturellement, s’il n’y a pas de société palestinienne, s’il n’y a rien à détruire, alors il n’y a rien à pleurer. J’estime maintenant que, en tant que Juive, il est particulièrement important pour moi de reconnaître l’importance de la Nakba, une Nakba qui n’a jamais vraiment pris fin et qui se poursuit encore aujourd’hui.
Et, vous savez, comme je l’ai mentionné, il y a quelque chose de dévastateur dans les parallèles entre les mots « Nakba » et « Shoah », dans l’idée que la formation de l’État d’Israël qui, pour les Juives et les Juifs, pour beaucoup d’entre elles et eux, constitue notre salut, s’est faite aux dépens de la liberté des Palestinien.ne.s. Je veux donc que nous refusions cette prémisse, cette idée que la sécurité juive et la liberté palestinienne sont contradictoires ; je veux aussi que nous comprenions que tout système qui exige l’oppression d’un peuple pour le salut d’un autre est intrinsèquement dangereux.
JUAN GONZÁLEZ : Pouvez-vous nous expliquer comment votre foi juive a guidé votre décision ?
LILY GREENBERG CALL : Oui, bien sûr. J’ai été élevée dans la communauté juive. J’ai fréquenté une école juive. J’ai une vingtaine d’années d’éducation juive. J’ai étudié les textes juifs traditionnels à l’école secondaire. Et cette instruction m’a inculqué beaucoup de valeurs, de très belles valeurs que j’ai faites miennes. Par exemple, dans le judaïsme, il y a cette idée de pikuach nefesh, qui signifie « sauver une vie », et qui l’emporte sur tout autre commandement. On est autorisé à enfreindre n’importe quel commandement s’il s’agit de sauver une vie. On dit aussi : « Sauver une vie, c’est sauver le monde entier. » Il y a le b’tselem elohim, qui veut que chaque personne soit à l’image de Dieu. Ce sont ces valeurs et aussi l’éthique de justice qui imprègne le judaïsme qui nous poussent à lutter contre l’autorité. Vous savez, toute notre histoire est marquée par l’injustice, l’injustice juridique, la violence, la persécution, les déplacements. J’ai donc l’impression de vivre ma judéité, l’essence de ce qui m’a été inculqué, en défendant les Palestinien.ne.s et en exigeant leur liberté.
JUAN GONZÁLEZ : Votre point de vue sur l’État israélien a évolué au fil des ans. En 2019, lorsque vous étiez étudiante à l’Université de la Californie à Berkeley, vous avez été présidente de Bears for Israel, une organisation affiliée au Comité américain d’affaires publiques sur Israël (American Israel Public Affairs Committee ou AIPAC). Pourriez-vous nous parler de cette évolution ?
LILY GREENBERG CALL : Certainement. Comme je l’ai dit, j’ai été élevée dans une communauté juive et imprégnée de ses valeurs. Et cette communauté était très pro-israélienne. Dans la communauté où j’ai grandi, Il n’y avait pas de différence entre le fait d’être juif et le soutien à l’État d’Israël. Et, moi aussi, je croyais en Israël. Israël, c’était le salut du peuple juif, le moyen de protéger les Juives et les Juifs de l’antisémitisme. J’ai moi-même été victime de l’antisémitisme de personnes non juives au cours de ma vie et dans différents milieux. C’était donc très important pour moi de me porter à la défense d’Israël.
Mais, au fil des ans, en fait au cours des huit dernières années environ, deux choses se sont produites en même temps. Tout d’abord, mon univers s’est élargi. J’ai pu faire la connaissance de Palestinien.ne.s étatsuniens. J’ai travaillé auprès de réfugié.e.s syro-palestiniens en Grèce. J’ai vu de mes propres yeux certaines des injustices que subissent les Palestinien.ne.s en Israël-Palestine — les postes de contrôle, le système d’apartheid — et j’ai commencé à voir les choses autrement. Vous savez, ces injustices ne correspondent pas à mes valeurs, ni au pays ou au monde dans lequel je veux vivre. C’est ce qui s’est passé. J’ai également étudié l’arabe et j’ai été davantage exposée à la culture et à la vie palestiniennes.
Parallèlement, la coalition à laquelle je participais à travers l’AIPAC a amorcé un virage à droite, avec l’arrivée de Trump au pouvoir et avec un virage semblable à droite du gouvernement israélien. Et j’ai commencé à voir les gens avec qui j’avais passé des années à militer en faveur d’Israël, et notamment les évangélistes chrétiens, soutenir Trump et soutenir les fascistes de droite ici, aux États-Unis, des gens qui s’alignaient avec les suprémacistes blancs et les antisémites. C’est alors que j’ai commencé à me dire que ces gens ne se souciaient peut-être pas vraiment des Juives et des Juifs et de leur sécurité. Comment pouvaient-ils véritablement se soucier de notre sort s’ils s’alignaient sur des groupes clairement antisémites et clairement hostiles à ma communauté ?
Ensemble, ces deux choses m’ont fait réaliser le mensonge dans lequel je vivais et m’ont aussi fait réaliser que le statu quo est intenable. Non seulement le statu quo est dévastateur pour les Palestinien.ne.s, mais je pense que le 7 octobre a montré très clairement qu’il ne permet pas non plus d’assurer la sécurité des Israélien.ne.s. Et si nous voulons créer un avenir prospère pour les Israélien.ne.s, les Palestinien.ne.s, les Juives et les Juifs et les communautés qui nous sont chères ici aux États-Unis, alors il faut que quelque chose change.
AMY GOODMAN : J’aimerais vous faire entendre des propos tenus par le président Biden au début du mois, à l’occasion des Journées du souvenir organisées par le musée du Mémorial de l’Holocauste des États-Unis.
JOE BIDEN (président des États-Unis) : Le désir ancestral d’éliminer le peuple juif de la surface de la Terre a fait plus de 1 200 victimes innocentes — bébés, parents, grands-parents — qui ont été abattues dans leur kibboutz, massacrées lors d’un festival de musique, brutalement violées, mutilées et agressées sexuellement.
AMY GOODMAN : Le président Biden a fait ces commentaires en avril. En décembre, il s’est exprimé en ces termes lors d’une réception organisée à la Maison-Blanche à l’occasion de la fête de la Hanoukka.
JOE BIDEN (président des États-Unis) : Mon engagement en faveur de la sécurité du peuple juif, de la sécurité d’Israël et de son droit d’exister en tant qu’État juif indépendant est inébranlable. Sans l’État d’Israël, pas un seul Juif au monde ne serait en sécurité.
AMY GOODMAN : Lily Greenberg Call, qu’en pensez-vous ?
LILY GREENBERG CALL : Je ne pense pas que les Juives et les Juifs soient en sécurité en ce moment. Et je pense que c’est en partie dû au statu quo en Israël. Et en fait, ce qui ébranle la sécurité des Juives et des Juifs, ce sont les commentaires du président Biden. Je pense que le fait d’utiliser continuellement ce message de sécurité juive comme un écran de fumée pour le massacre des Palestinien.ne.s par Israël diminue la sécurité des Juives et des Juifs. Ce message favorise l’antisémitisme.
Et je tiens à dire que, bien sûr, ce que le Hamas a fait le 7 octobre est atroce. Il y avait des membres de ma communauté parmi ces personnes. Mais il est très clair que le gouvernement israélien n’a pas pour priorité la libération des otages. S’il s’en souciait, il ne bombarderait pas la zone densément peuplée dans laquelle elles et ils se trouvent.
Et, vous savez, une fois de plus, je suis tellement en colère contre le Président qui utilise ma communauté pour justifier le massacre, faisant de nous le visage de la machine de guerre étatsunienne. Je ne pense pas que cela puisse assurer notre sécurité. S’il se souciait vraiment de la sécurité des Juives et des Juifs, il n’agirait pas ainsi.
JUAN GONZÁLEZ : J’aimerais vous demander quelle a été la réaction de vos anciens collègues de l’administration Biden. Vous avez travaillé à la fois pour Kamala Harris et pour le président Biden. Quel est votre sentiment sur les personnes au sein de la bureaucratie du gouvernement, comment voient-elles le soutien étatsunien continu à la guerre d’Israël à Gaza ?
LILY GREENBERG CALL : Le sentiment général, à tous les niveaux de l’administration et dans tous les organismes, est que le soutien continu du Président à l’assaut israélien contre Gaza est désastreux. Il est désastreux pour la politique étrangère des États-Unis, pour les réactions à l’égard des Étatsunien.ne.s à l’étranger. Il est désastreux chez nous au pays. Et il est catastrophique que les dirigeant.e.s de l’administration n’écoutent ni leurs collègues, ni la majorité du peuple américain, qui souhaite un cessez-le-feu, qui est horrifié par ce qui se passe à Gaza et qui a fait entendre sa voix très clairement.
AMY GOODMAN : Parlez-nous du pouvoir de l’AIPAC, le Comité américain des affaires publiques israéliennes, à l’heure actuelle. Pensez-vous qu’il s’érode ? Par ailleurs, avez-vous l’impression que le consensus de l’establishment démocrate est en train de se fissurer ? On voit des manifestations massives dans tout le pays. D’abord, le président Biden reste sourd aux demandes des manifestant.e.s. Puis, il déclare qu’il met un terme à l’envoi de bombes de 2 000 livres à Israël. Et, quelques jours plus tard, il annonce l’envoi d’armes d’une valeur d’un milliard de dollars à Israël.
LILY GREENBERG CALL : Je pense que le Parti démocrate doit faire un choix. Il doit décider s’il va s’aligner sur un groupe comme l’AIPAC, qui soutient, finance et habilite les insurgé.e.s et les suprémacistes blancs, et s’il va accepter des fonds de celles et ceux-là mêmes qui financent la NRA et les grandes pétrolières – ces groupes sont condamnés sans équivoque par le Parti démocrate. Alors, allons-nous nous aligner sur ces gens et accepter leur argent ? Ou allons-nous choisir de favoriser et de soutenir les progressistes qui se battent pour une démocratie multiraciale et pour le type de pays que nous méritons et auquel nous aspirons ? Et oui, je pense que le consensus commence à changer un peu. Je pense que l’AIPAC se rend compte que son pouvoir diminue, en particulier au sein du Parti démocrate, et c’est pourquoi il opère ce virage à droite. Et je pense, oui, je répète que le Parti démocrate doit faire un choix.
AMY GOODMAN : Pouvez-vous retracer votre parcours depuis AIPAC et CAMERA[1] jusqu’à où vous êtes aujourd’hui ? Et qu’en est-il de vos ami.e.s de l’époque ? Leurs positions sont-elles en train de changer ?
LILY GREENBERG CALL : Je pense que oui. Encore une fois, je pense que, quand vous grandissez dans des communautés comme celle dans laquelle j’ai grandi, il est très difficile de changer. Et il faut aussi se rappeler que beaucoup de Juives et de Juifs, malheureusement, ont intériorisé l’idée voulant que leur sécurité et la liberté des Palestinien.ne.s sont incompatibles, et que pour assurer la sécurité du peuple juif, la solution, malheureusement, est d’accepter le statu quo et les actions d’Israël. Et je comprends cela. Je comprends notre peur de l’anéantissement après l’Holocauste. Je comprends la peur de l’antisémitisme. Je la ressens moi-même. Mais nous ne pouvons pas laisser cette peur nous aveugler et nous amener à accepter le massacre des Palestinien.ne.s. Et j’invite instamment les membres de ma communauté à réfléchir à ce que cela signifie pour nous d’accepter ce message et d’en être le visage.
AMY GOODMAN : Pour finir, quelle est la réaction du ministère de l’Intérieur, de la secrétaire d’État à l’Intérieur, Deb Haaland, première membre autochtone du cabinet et ancienne représentante du Nouveau-Mexique ? Sa réponse ?
LILY GREENBERG CALL : Beaucoup de gens partout dans l’administration ont compris mon geste et m’ont appuyée. Comme je l’ai mentionné, il y a, au sein de l’administration, un désaccord généralisé et le sentiment que ce que fait le président est désastreux. Et vous savez, bien que je ne travaille plus au gouvernement fédéral, que je ne fasse plus partie de cette administration, je me sens toujours liée par mon serment de servir le peuple des États-Unis et d’être à son écoute. Et je me bats pour le pays que nous méritons, pour un avenir commun pour les Israëlien.ne.s et les Palestinien.ne.s et pour nos communautés ici au pays. Je n’ai pas l’impression que le Président fait cela.
AMY GOODMAN : Lily Greenberg Call, merci beaucoup de vous être entretenue avec nous, vous qui êtes la première personnalité politique juive connue à démissionner à cause de la politique du président Biden à Gaza.
Elle occupait le poste d’assistante spéciale du chef de cabinet au ministère de l’Intérieur. Elle a également participé aux campagnes électorales de Joe Biden et de Kamala Harris.
[1] NDT : CAMERA est l’acronyme du Committee for Accuracy in Middle East Reporting in America, une organisation pro-israélienne de surveillance des médias dont l’objectif est de répondre à ce qu’elle considère comme un « parti pris général anti-israélien » de la part des médias.