Selon un rapport sur la guerre au Yémen, le conflit a fait au moins six fois plus de morts qu’on ne le croyait jusqu’à présent

Selon un rapport sur la guerre au Yémen, le conflit a fait au moins six fois plus de morts qu’on ne le croyait jusqu’à présent.

Comme la période étudiée ne débute qu’en 2016, le nombre global de mortalités dues à la violence au Yémen pourrait approcher les 80 000.

Un article de Patrick Cockburn, The Independent, 11 décembre 2018

Texte original en anglais – [Adaptation en français : Geneviève Manceaux; révision : Échec à la guerre]

Le nombre de morts dus à la violence au Yémen a augmenté pour la première fois au-dessus de la barre des 3 000 par mois, portant le nombre total de victimes à plus de 60 000 depuis le début de l’année 2016. Ce nombre est six fois plus élevé que la statistique obsolète de 10 000 morts, souvent citée par les médias et les politiciens.

« En novembre dernier, nous avons enregistré 3 068 décès, ce qui porte le nombre total de Yéménites morts par suite d’actes violents à 60 223 depuis janvier 2016 », déclare Andrea Carboni. Ce chercheur, spécialiste du Yémen, travaille pour l’ACLED (Armed Conflict Location and Event Data Project / Projet de données sur les lieux et évènements de conflits armés), organisme anciennement rattaché à l’Université du Sussex, qui étudie les conflits et cherche à établir le taux réel de mortalité.

Pareilles statistiques n’incluent pas les Yéménites décédés des suites de disette ou de malnutrition – le pays est à deux doigts de la famine, selon l’ONU – ou de maladies causées par la guerre, telles que le choléra.

Le nombre de Yéménites tués pendant la guerre a été minimisé par la Coalition menée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui reçoit un soutien militaire actif de la part des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France, et a intérêt à diminuer l’importance du coût humain du conflit. Depuis mars 2015, cette Coalition tente de réinstaller au pouvoir Abdrabbuh Mansour Hadi, dont le gouvernement a été renversé par le mouvement rebelle houthi à la fin de 2014.

Selon M. Carboni, les dernières statistiques de l’ACLED, diffusées ce mardi, sont tirées principalement de l’information publiée par des centaines de médias en ligne et de sites de nouvelles au Yémen. Le possible biais politique de ces sources est pris en compte, et, pour arriver au nombre final, des références croisées de différents rapports permettent de se baser sur les chiffres les plus conservateurs.

« L’estimation faite par l’ACLED des mortalités dues au conflit au Yémen », précise le directeur général de l’organisme, Clionadh Raleigh, « est de loin beaucoup plus importante que celle des comptes rendus officiels – et elle-même relève d’une sous-évaluation. Les chiffres sur les mortalités ne sont qu’une approximation de l’abjecte tragédie et de la terreur imposées aux Yéménites. »

Le chiffre de 60 223 personnes tuées dans les combats est inférieur à celui des mortalités totales survenues au Yémen depuis que le prince régnant Mohammed bin Salman a lancé l’opération saoudienne en mars 2015 parce que l’ACLED n’a commencé son dénombrement qu’au début de 2016.

Mais l’organisme mène actuellement une enquête sur le nombre de personnes tuées en 2015, que M. Carboni estime « se chiffrer entre 15 000 et 20 000 », ce qui signifierait que les statistiques globales de mortalités pour cause de violence durant près de quatre années de guerre se situeraient entre 75 000 et 80 000.

La forte augmentation du nombre des personnes tuées cette année s’explique par l’assaut dirigé par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis contre le port de Hodeidah sur les rives de la Mer rouge, lequel est la principale porte d’entrée pour les denrées de secours destinées à la population yéménite.

Cet assaut a entraîné une augmentation de 68 % du nombre de personnes tuées au cours des 11 premiers mois de l’année, pour atteindre 28 115, selon l’ACLED.

Le nombre de ceux qui sont déjà morts au Yémen pourrait bien être de loin dépassé par le nombre de personnes à risque de mourir du fait de la faim et de la maladie. Quelques vingt millions de citoyens ne reçoivent pas suffisamment à manger – 70% de la population – et, pour la première fois, 250 000 font face à une catastrophe, selon le responsable humanitaire de l’ONU, Mark Lowcock, récemment rentré du Yémen.

Il y a eu, déclare-t-il, « une détérioration importante et soudaine » de la situation humanitaire du fait que ces Yéménites menacés de disette et de mort se trouvent concentrés dans les quatre provinces où les combats sont les plus intenses, soit Hodeidah, Saada, Taiz et Hajja. »

Avec l’intensification de l’intérêt porté à cette guerre depuis le meurtre du journaliste dissident saoudien, Jamal Kashoggi, par un groupe de Saoudiens à Istanbul le 2 octobre, le conflit au Yémen a marqué un tournant important. En réaction à cet assassinat, la réprobation internationale s’est traduite par une attention et une critique accrue à l’endroit de la guerre menée par les Saoudiens et de la calamité humanitaire qui en est le résultat.

Aux pourparlers tenus en Suède sous les auspices de l’ONU entre les Houthis et le gouvernement soutenu par les Saoudiens, les discussions des délégués s’attachent à faire progresser la conclusion d’une trêve fragile à Hodeidah. En vertu de la proposition qui en découle, toutes les troupes se retireraient de la ville et, ultérieurement, de la province, laissant l’ONU superviser une administration intérimaire. L’émissaire de l’ONU au Yémen, Martin Griffiths, a déclaré vouloir « sortir Hodeidah de la guerre » de sorte que l’aide humanitaire puisse y être livrée.

Autre signe d’une désescalade limitée, ce mardi, le partage, entre le gouvernement soutenu par les Saoudiens et les Houthis, de listes de quelque 15 000 prisonniers afin d’ouvrir la voie à un accord portant sur leur échange. Mais les pourparlers, prévus pour durer jusqu’au 13 décembre, doivent déjà progresser sur d’importantes divergences concernant un cessez-le-feu à Hodeidah, la réouverture de l’aéroport sous contrôle houthi dans la capitale Sanaa et le redressement de la Banque centrale.

Placé sous la supervision de l’ONU et du Comité international de la Croix-Rouge, l’échange de prisonniers aurait lieu le 20 janvier à l’aéroport de Sanaa au Nord-Yémen et à l’aéroport de Sayun sous contrôle gouvernemental dans le Sud.

« Nous avons échangé plus de 7 000 noms dans chaque camp, y inclus ceux de quelque 200 officiers de haut rang », rapporte Ghaleb Mutlaq, un délégué des Houthis.

L’administration Trump paie un prix politique de plus en plus élevé à l’extérieur et à l’intérieur des É.U. pour son soutien continu au prince régnant saoudien et à la guerre au Yémen, lesquels font l’objet de vives critiques tant de la part des Républicains que des Démocrates à Washington.

Quoi qu’il en soit, l’administration dit qu’elle va continuer de soutenir la coalition menée par les Saoudiens, sous prétexte que cela est nécessaire pour combattre l’influence iranienne et les fondamentalistes islamiques.

« Nous croyons nécessaire de soutenir la Coalition. Si nous interrompons notre soutien, nous enverrons un mauvais message », a déclaré le week-end dernier Timothy Lenderking, assistant-secrétaire étasunien aux affaires du Golfe arabique.

Quand même, le temps semble compté pour les Saoudiens, et il devient clair que leur longue guerre, si elle a détruit le Yémen, n’a pas atteint pour autant son but de vaincre les Houthis.

***