« Effets collatéraux climatiques » : Comment les dépenses militaires alimentent les dommages environnementaux (traduction)

« Effets collatéraux climatiques » : Comment les dépenses militaires alimentent les dommages environnementaux

Entrevue par Amy Goodman, Democracy Now!, 16 novembre 2022

Texte original en anglais [Traduction : Maya Berbery ; révision : Échec à la guerre]

AMY GOODMAN : Nous allons maintenant nous pencher sur le lien entre les dépenses militaires et la crise climatique. Un nouveau rapport du Transnational Institute montre que les dépenses militaires et les ventes d’armes non seulement accroissent les émissions de gaz à effet de serre, mais détournent aussi l’attention et les ressources financières de la lutte contre l’urgence climatique.

Dans un instant, deux coauteurs du rapport se joindront à nous, mais voici tout d’abord une courte vidéo produite par le Transnational Institute.

MUHAMMAD AL-KASHEF : Je m’appelle Muhammad. Je suis avocat des droits de la personne, chercheur et militant en matière de migration. Je suis né et j’ai grandi en Égypte. J’ai quitté ce pays en 2017 à cause des risques et des menaces que mon militantisme et mon travail faisaient peser sur moi. Quand j’ai quitté l’Égypte pour partir en exil, je me suis senti comme un arbre que l’on arrache de sa terre.

L’Égypte est aujourd’hui sous les projecteurs de l’actualité internationale pour avoir accueilli les négociations sur le climat les plus importantes au monde. Mais que l’hôte de ces négociations soit le dictateur militaire Abdel Fattah al-Sissi en dit long sur les véritables priorités des plus grandes puissances mondiales. Le régime d’al-Sissi survit grâce à un énorme flux de pétrole, d’armes et d’argent en provenance de l’Union européenne.

Aujourd’hui, les pays les plus riches et les plus polluants consacrent 30 fois plus d’argent aux dépenses militaires qu’aux dépenses climatiques destinées aux populations les plus touchées par le changement climatique. Plutôt que de fournir une aide, ces pays riches choisissent de fournir des armes à des pays comme l’Égypte. Et chaque dollar de dépenses militaires aggrave également la crise climatique.

Une nation militarisée comme l’Égypte et une course accélérée aux armements à l’échelle planétaire sont à l’opposé de la justice climatique. Nous ne pouvons pas laisser mon expérience et celle de nombreux autres Égyptien.ne.s devenir le modèle de réponse à une crise climatique qui s’aggrave. La justice climatique exige la démocratie, le respect des droits de la personne, la dignité et la démilitarisation. Elle exige un monde qui place les gens avant les profits et la paix avant la guerre.

AMY GOODMAN : C’est une vidéo produite par le Transnational Institute, qui vient de publier le nouveau rapport intitulé Climate Collateral: How military spending accelerates climate breakdown.

Nous sommes maintenant en compagnie de nos deux invités. Nick Buxton, chercheur au Transnational Institute, se joint à nous depuis le Pays de Galles, et Muhammad al-Kashef, avocat et militant en matière de migration, vit en Allemagne.

Nick, commençons par vous. Pouvez-vous nous résumer les conclusions de votre rapport, qui porte sur les dépenses militaires, les ventes d’armes des nations les plus riches du monde, et les répercussions dramatiques qu’elles ont sur la capacité des pays à faire face à la catastrophe climatique actuelle ?

NICK BUXTON : Oui. Merci Amy. Merci de l’invitation à votre émission.

Comme vous le savez, ce rapport s’inscrit dans le sillage des grandes discussions de la COP, dont on a parlé un peu plus tôt. Il met en lumière les besoins des pays les plus pauvres, qui sont les plus touchés par le changement climatique, et la nécessité de fonds pour nous adapter au changement climatique et pour faire face aux pertes et préjudices subis. Et nous entendons John Kerry déclarer (dans le clip précédent) : « Nommez-moi un gouvernement capable de consacrer des billions de dollars à cela ». Sauf que, en gros, il se lave les mains de la situation et refuse d’accepter une partie de la responsabilité.

Et pourtant, notre rapport montre que ces billions de dollars existent. Les pays les plus riches, ceux que l’on appelle les pays de l’annexe II dans le cadre des négociations climatiques de l’ONU, ont consacré 9,45 billions de dollars aux dépenses militaires au cours des huit dernières années, soit de 2013 à 2021. C’est 30 fois plus que ce qu’ils ont consacré au financement de la lutte contre le changement climatique. Et ils n’ont toujours pas respecté leur engagement de verser les 100 milliards de dollars par an promis en 2009. Donc, notre premier constat dans ce rapport, c’est qu’il y a des ressources, mais que ces ressources sont consacrées aux dépenses militaires.

Le deuxième grand constat est que ces dépenses militaires sont étroitement liées à une situation de fortes émissions, c’est-à-dire que chaque dollar de dépense militaire crée des gaz à effet de serre. C’est parce que l’armée, avec ses avions, ses chars, ses navires, a besoin d’énormément de combustibles fossiles. À titre d’exemple, le F-35, qui est le principal avion de combat déployé par les États-Unis actuellement, consomme 5 600 litres de carburant par heure de vol. Et ces armes, qui sont achetées, ont généralement une durée de vie de 30 ans, ce qui signifie que l’on bloque pour une longue période ces émissions de carbone. Cette situation que nous avons créée fait que l’armée contribue grandement à la crise.

Enfin, le troisième grand constant du rapport concerne les ventes d’armes des pays les plus riches, c’est-à-dire les pays de l’annexe II. Voilà ce que nous avons constaté : les pays les plus riches fournissent des armes aux 40 pays les plus vulnérables au changement climatique. C’est dire que nous ne fournissons pas les fonds d’assistance nécessaires aux pays les plus pauvres, mais que nous leur fournissons des armes. Dans une situation d’instabilité climatique, de pauvreté réelle, de populations quotidiennement aux prises avec les effets du changement climatique, nous jetons de l’huile sur le feu en fournissant des armes susceptibles de mener à des conflits. Et cela, comme l’indique la vidéo, est tout le contraire de la justice climatique.

AMY GOODMAN : Pouvez-vous nous parler des forces armées et de la consommation de carburant, Nick ?

NICK BUXTON : Bien sûr. Un rapport publié il y a quelques jours à peine a estimé la contribution militaire aux émissions. Selon ces estimations, les forces armées à l’échelle mondiale sont à l’origine de 5,5 % des émissions totales de gaz à effet de serre. Si le secteur militaire était considéré comme un pays, il se classerait au quatrième rang mondial des émissions produites, juste derrière la Russie. Il s’agit donc d’une contribution très importante au problème. Aux États-Unis, le Pentagone est le principal émetteur institutionnel de carbone. Les émissions mondiales du secteur militaire (5,5 % des émissions totales), par exemple, représentent le double des émissions attribuables à l’aviation civile.

Et ce qui est vraiment choquant, c’est qu’au sein du système des Nations Unies, les émissions militaires ne sont pas correctement comptabilisées. Le secteur militaire est donc l’une des rares instances qui n’est pas tenue de déclarer toutes ses émissions à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Et cela parce que les États-Unis, sous l’administration de Bill Clinton, ont décroché une exemption pour le Pentagone. Cette exemption a été atténuée en 2015, de sorte que le Pentagone peut maintenant déclarer ses émissions, mais seulement sur une base volontaire, ce qui ne nous donne encore qu’une image très incomplète de la quantité d’émissions produites.

Les déclarations des émissions militaires figurent donc parmi les principales demandes formulées lors de la Conférence des Parties. Nous estimons que le secteur militaire est un acteur vraiment important. Il est donc impératif que les organismes militaires soient obligés de fournir ces informations et de déclarer toutes leurs émissions, pas seulement celles de leurs équipements, mais aussi celles des chaînes d’approvisionnement des ventes d’armes et ainsi de suite, car nous savons que ce sont des utilisateurs très intensifs de combustibles fossiles et qu’ils sont très intégrés à un système qui protège depuis longtemps l’économie des combustibles fossiles à l’échelle planétaire.

AMY GOODMAN : Je vais maintenant donner la parole à Muhammad al-Kashef. Muhammad, l’Égypte est le troisième plus grand importateur d’armes au monde, l’un parmi des dizaines de pays qui reçoivent de plus en plus d’aide militaire et d’armes des États-Unis, de l’Union européenne et d’autres pays riches. Comment est-ce que cela a contribué non seulement à l’aggravation de la pollution et des impacts de la crise climatique dans le pays et dans le monde, mais aussi aux graves violations des droits de la personne commises en Égypte par l’armée égyptienne ?

MUHAMMAD AL-KASHEF : OK. Merci.

L’Égypte a dépensé près de 50 milliards de dollars pour acheter des armes depuis 2014, peu de temps après le retour des militaires au pouvoir en 2013. Depuis 2017, elle fait partie des cinq principaux pays importateurs d’armes. Au cours des trois dernières années, elle s’est classée au troisième rang. Et en fait, dans deux accords majeurs, l’Égypte a dépensé au titre de l’armement 5,2 milliards d’euros en 2015 et 4,2 milliards d’euros en 2021.

Nous le voyons tous et ce n’est pas caché : la situation économique à laquelle l’Égypte est confrontée, la souffrance que voit et vit le peuple égyptien depuis 2016, mais aussi, la situation des droits de la personne et la situation à l’intérieur du pays lui-même : ce pays est en quelque sorte façonné et contrôlé à tous les niveaux par les militaires, qui non seulement exercent leur emprise sur tous les échelons de la bureaucratie de l’État, mais aussi sur de grands secteurs de l’économie et de l’espace public.

Il est certain que la COP27 met les projecteurs sur l’Égypte. Heureusement, il y a de ce fait un espace civique dans lequel les défenseurs des droits de la personne, ceux qui vivent encore en Égypte, peuvent parler haut et fort et faire entendre leurs voix au-delà des frontières. Mais malheureusement, les ventes d’armes et tout l’argent qu’elles impliquent donnent à l’Égypte et à l’État égyptien une légitimité et un soutien international, de sorte que les autorités ont le pouvoir de réprimer la société civile et de maintenir en détention plus de 60 000 prisonniers politiques, selon le rapport d’Amnistie internationale de 2016. De ce nombre, un seul cas, un seul prisonnier politique, Alaa Abd El-Fattah, a présentement la chance de jouir d’un certain appui et d’avoir des gens qui revendiquent en son nom. Et il faut voir comment l’État égyptien répond aux demandes qui lui sont adressées.

Voilà donc la situation actuelle. Le monde entier, les États européens, les États-Unis et même la Russie – tous se ferment les yeux sur les violations commises en Égypte, à cause de tous ces contrats et des intérêts en jeu.

AMY GOODMAN : Kashef, pouvez-vous nous parler un peu de l’endroit où nous nous trouvons en ce moment. Vous êtes en Allemagne, nous sommes à Charm el-Cheikh, en Égypte. Que représente ce lieu ? Beaucoup parmi nous n’ont même pas l’impression d’être en Égypte. C’est un lieu tellement différent, tellement isolé.

MUHAMMAD AL-KASHEF : En fait, l’Égypte n’est pas isolée. L’Égypte est au milieu de tout, comme au cœur de l’Orient…

AMY GOODMAN : Je voulais parler de Charm el-Cheikh.

MUHAMMAD AL-KASHEF : Oui, d’accord. Charm el-Cheikh est en fait une très belle ville touristique. Cet endroit a peu à voir avec la situation réelle de l’Égypte, du Delta, du Caire, d’Alexandrie et de la Côte Nord. Charm el-Cheikh est une sorte de paradis, si on veut. Et en fait, c’est fou, parce qu’il n’y a aucune transparence, aucun compte à rendre ou processus démocratique faisant porter à l’État égyptien la responsabilité de ce qui s’y passe. Inviter tous ces gens à Charm el-Cheikh et les laisser profiter de leur séjour dans une telle station balnéaire, je dirais que ce n’est pas seulement de l’écoblanchiment, mais c’est aussi un mensonge éhonté.

AMY GOODMAN : Vous êtes également un grand défenseur des réfugié.e.s. Pouvez-vous nous parler des réfugié.e.s climatiques ? Les pays riches qui créent les conditions poussant les gens à fuir sont ceux-là mêmes qui investissent ensuite des milliards de dollars dans les armées et les contrôles frontaliers pour empêcher les migrants de trouver refuge dans les pays émetteurs de combustibles fossiles.

MUHAMMAD AL-KASHEF : Oui, bien sûr. En fait, c’est une sorte de circuit fermé qui nous place un dilemme. Les États puissants consacrent trop d’argent, des milliards de dollars et d’euros à l’armement, et les [inaudible] militaires ont un impact sur le climat, des gens sont déplacés, des réfugiés quittent leur maison et leur pays pour trouver un meilleur milieu de vie, pour trouver un lieu encore viable, dans un sens. Et au lieu d’utiliser l’argent et les ressources pour corriger la situation et faire face à la crise, les États optent pour la militarisation – la militarisation, la militarisation des frontières, la sécurité des frontières.

Et c’est vraiment triste, parce que la crise nous affecte tous. Et nous devons vraiment trouver une solution, une meilleure solution. Ce que nous voyons en Afrique, nous le voyons aussi en Méditerranée. En Méditerranée, une grande partie des pêcheurs, une grande partie des communautés perdent leurs sources de revenus et leurs moyens de subsistance. Au Pakistan, les conditions difficiles, les inondations sont provoquées par nos politiques néfastes.

AMY GOODMAN : J’aimerais vous remercier tous les deux d’avoir été avec nous. Nous allons certainement publier le lien à votre rapport. Muhammad al-Kashef est avocat et militant en matière de migration, il nous parle depuis l’Allemagne. Nick Buxton est chercheur au Transnational Institute. Ils sont coauteurs du rapport Climate Collateral : How military spending accelerates climate breakdown, et Nick Buxton est également co-éditeur de l’ouvrage The Secure and the Dispossessed : How the Military and Corporations Are Shaping a Climate-Changed World.