« Les Houthis ne sont pas des mandataires de l’Iran » : Helen Lackner sur l’histoire et la politique d’Ansar Allah au Yémen (traduction)

« Les Houthis ne sont pas des mandataires de l’Iran » :
Helen Lackner sur l’histoire et la politique d’Ansar Allah au Yémen

Entrevue de Nermeen Shaikh et Amy Goodman avec Helen Lackner, Democracy Now!, 1er février 2024
Texte original en anglais – [Traduction : Dominique Peschard; révision : Échec à la guerre]

« Les Houthis ne sont pas des mandataires de l’Iran » : Helen Lackner sur l’histoire et la politique d’Ansar Allah au Yémen, Democracy Now!, 1er février 2024

NERMEEN SHAIKH : Aujourd’hui, les forces armées des États-Unis ont effectué de nouvelles frappes aériennes au Yémen contre 10 drones et un poste de contrôle qui, selon elles, « représentaient une menace imminente pour les navires marchands et les vaisseaux de la marine des États-Unis dans la région ». Ce sont les plus récentes frappes contre les Houthis. En réponse à l’assaut israélien contre Gaza, le groupe, connu également sous le nom Ansar Allah mène une campagne d’attaques sur les navires de commerce dans la mer Rouge et le golfe d’Aden depuis le 19 novembre.

Mardi, le U.S. Central Command a dit avoir abattu un missile de croisière anti-navire. Selon CNN, le missile était parvenu à un mille d’un destroyer des États-Unis avant d’être abattu, en faisant l’attaque Houthi la plus rapprochée d’un navire de guerre des États-Unis.

Entre temps, les Houthis ont annoncé qu’ils mèneraient plus d’attaques, qu’ils ont qualifié d’actes d’autodéfense, contre les navires de guerre des États-Unis et du Royaume-Uni. Yahya Sarea, porte-parole militaire pour les Houthis déclarait mercredi :

YAHYA SAREA : [traduction] Les forces armées yéménites répondront par l’escalade à l’escalade américano-britannique et n’hésiteront pas à effectuer des opérations militaires élargies et efficaces en riposte à toute action irréfléchie contre notre Yémen bien-aimé.

AMY GOODMAN : La campagne Houthi contre le trafic maritime a impacté une route essentielle pour le commerce global entre l’Asie, le Moyen Orient et l’Europe menant plusieurs compagnies de transport à suspendre leur transit par la mer Rouge. Jeudi, le ministre de la Défense d’Italie a prévenu que ces perturbations du commerce menaçaient l’économie italienne. Et le ministre des affaires étrangères de l’Union européenne, Josep Borrell, déclarait mercredi que l’Union européenne comptait lancer sa propre opération navale d’ici trois semaines pour aider à la défense des navires marchands dans la Mer Rouge.

Pour en savoir plus, nous rejoignons Helen Lackner, autrice de plusieurs livres sur le Yémen, en particulier Yemen in Crisis: The Road to War et Yemen: Poverty and Conflict. Elle s’est impliquée au Yémen depuis plus d’un demi-siècle et y a vécu une quinzaine d’années entre les années 1970 et 2010. Elle nous parle d’Oxford en Angleterre.

Helen Lackner, bienvenue à Democracy Now! Pouvez-vous nous dire qui sont les Houthis, expliquer leurs demandes et la signification de ce qui se passe dans la mer Rouge?

HELEN LACKNER : Merci de m’avoir invité.

Bon, je vais commencer par répondre à la seconde partie de votre question qui est en lien direct avec ce qui arrive et avec les différentes déclarations que vous avez mentionnées. Les Houthis ont été très explicites et répètent presque quotidiennement que leurs attaques contre les navires dans la mer Rouge cesseront quand la guerre à Gaza arrêtera et que l’aide humanitaire et le ravitaillement pourront y pénétrer, et que par conséquent les Palestinien.ne.s ne seront plus soumis aux menaces et aux horreurs que vous avez décrites précédemment et que la plupart d’entre nous avons vu sur nos écrans semaine après semaine.  Alors que les É-U et le R-U prétendent qu’ils ne font que défendre la libre circulation dans la Mer Rouge et refusent de voir tout lien avec la guerre à Gaza, la chose importante à retenir est que pour les Houthis c’est absolument limpide et explicite qu’ils ne ciblent que les navires ayant un lien avec Israël – que ce soit parce qu’ils s’y dirigent vers ou en viennent, qu’ils contiennent des produits israéliens, ou ont un lien quelconque avec Israël – et que les autres navires ne sont pas ciblés. Sauf que, maintenant que les frappes des É-U et du R-U ont commencé, ils visent également leurs navires. Ils sont très clairs sur le fait que tous les autres navires sont bienvenus de naviguer dans la Mer Rouge et qu’il y a une libre circulation totale pour tous les navires n’ayant aucun lien avec les É-U, le R-U ou Israël. Je pense que c’est important de le rappeler.

Et la raison pour laquelle les Houthis ont entrepris cette action en appui à la Palestine est qu’appuyer la Palestine et plus directement être anti-Israël fait partie de leurs positions politiques fondamentales. La politique étrangère des Houthis se résume clairement dans leur slogan « mort à l’Amérique et mort à Israël ». Leur position est absolument franche sur ces questions. Donc, bien qu’ils soient prêts à laisser passer les autres bateaux, ils ne sont pas, jusqu’à un certain point, malheureux que leurs bases de lancement soient la cible des États-Unis et du Royaume-Uni.

NERMEEN SHAIKH : Helen, pouvez-vous nous donner un peu de contexte historique? Quelles sont les origines de ce mouvement? Comment en sont-ils venu à jouer un rôle aussi important au Yémen?

HELEN LACKNER : Le mouvement Houthi a débuté dans les années 1980, 1990. Vous devez savoir que le Yémen est essentiellement divisé entre deux sectes religieuses : une secte sunnite appelée al-Shafi’is (chaféisme) qui occupe la majorité du pays, et une branche du chiisme appelée al-Zaydis (zaydisme) qui peuple surtout les zones montagneuses du Yémen. Les Houthis sont zaydistes. Bien qu’il y ait une certaine diversité dans le mouvement houthi, je dirai que les Houthis représentent les zaydistes extrémistes et qu’ils ont développé leur idéologie et leurs politiques dans le but de renforcer leur branche du Zaydisme. Ils ont émergé en réponse à la montée du fondamentalisme sunnite salafiste dans leur région à l’extrême nord du Yémen. Le conflit et les problèmes remontent donc aux années 1990.

Entre 2004 et 2010, il y eu une suite de six guerres opposant les Houthis au régime en place du président Ali Abdullah Saleh, chacune se terminant par un cessez-le-feu aussitôt rompu. Le dernier, datant de 2010, ne fut pas rompu à cause des soulèvements du printemps arabe qui eurent lieu à différents endroits en 2011. Les Houthis se joignirent alors aux révolutionnaires dans leur opposition au régime. Ils appuyaient alors ce qui devait être une période de transition entre le régime Saleh et ce qui aurait dû devenir un régime plus démocratique en 2014. Après quoi, et les Houthis, et Saleh, changèrent d’alliances et se liguèrent contre le gouvernement de transition. Cela leur permis éventuellement de prendre la capitale Sana’a en 2014 et d’évincer le gouvernement de transition au début de 2015.

C’est à ce moment que la guerre a vraiment commencé et que celle-ci s’est internationalisée en mars 2015 avec l’intervention d’une coalition dirigée fondamentalement par les Saoudiens et les Émiratis, avec quelques autres acteurs étatiques secondaires, et activement appuyée par les États-Unis, les Européens, les Britanniques et d’autres.

NERMEEN SHAIKH : Pour clarifier, à quel moment l’Iran a-t-elle commencé à soutenir les Houthis? Est-ce quand les Saoudiens ont débuté leurs bombardements en 2015, ou avant? Et pouvez-vous aussi éclaircir la distinction idéologique ou théologique, s’il y en a une, entre les chiites zaidistes du Yémen et la forme dominante du chiisme en Iran. Est-ce que cela joue un rôle dans l’appui ou la complicité de l’Iran envers les Houthis et suivent-il ou non les instructions de l’Iran?

HELEN LACKNER : Merci pour ces questions. Le rôle de l’Iran en 2015, quand la guerre civile internationalisée a commencé, était négligeable. Il y a toujours eu des rapports théologiques entre l’Iran et les Houthis, mais avec des différences. Les Houthis se distinguent des autres zaidistes en ayant adopté un certain nombre de rites et d’approches des chiites des douze imans. Le chiffre réfère au nombre d’imans dans lesquels ils croient après le prophète Mahomet. Mais bien que les Houthis se soient rapprochés du chiisme iranien dans la dernière décennie, ils demeurent malgré tout distincts. Leur alliance est beaucoup plus de nature politique.

L’implication de l’Iran, qui était très très insignifiante au début de cette guerre, s’est accrue avec le temps et a été pendant un temps essentiellement un soutien financier, fournir du carburant et d’autres choses du genre, et ce n’est que plus récemment que le soutien est devenu plus centré sur l’aspect militaire et, en particulier, la fourniture de technologie avancée. Je ne suis pas une experte militaire, mais l’armement des Houthis était au départ constitué de beaucoup de missiles Scud et d’autre matériel russe, avec un peu d’équipement que les États-Unis avaient fourni au régime Saleh. Et ce matériel a été modifié et amélioré en partie avec de l’aide de l’Iran. Donc oui, dans ce sens, l’implication de l’Iran a augmenté.

Mais il est très important de souligner que les Houthis sont un mouvement indépendant. Ils ne sont pas des mandataires de l’Iran. Ils ne sont pas les serviteurs de l’Iran. Ils ne font pas ce que l’Iran leur dit de faire. Ils prennent leurs propres décisions. Quand leurs politiques et leurs décisions correspondent à celles de l’Iran, il n’y a pas de litige. Mais si celles de l’Iran ne s’accordent pas aux leurs, ils ne les suivent pas. Il est très important d’en finir avec ce mythe des Houthis soutenus par l’Iran, comme s’il s’agissait d’un conglomérat. Ce n’est pas le cas.

AMY GOODMAN : Il nous reste peu de temps, mais que pouvez-vous dire de l’appui aux Houthis au Yémen. A-t-il augmenté et quel est le bilan des Houthis en matière de droits humains?

HELEN LACKNER : Fondamentalement, l’appui aux Houthis a augmenté, s’est multiplié, je cherche encore un terme adéquat pour décrire ce phénomène. Comme vous savez, le régime houthi est extrêmement autoritaire, autocratique. Ce n’est pas un régime agréable sous lequel vivre et il n’avait pas beaucoup d’appuis. Il faut se rappeler que les Houthis gouvernent les vies des deux tiers de la population, 20 millions de personnes, et ce n’est pas plaisant pour elles. Il n’y a pas de liberté d’expression. Les femmes sont opprimées. Il y a plein d’aspects négatifs au pouvoir houthi.

Mais la population yéménite appuie très fortement la Palestine. Cette action des Houthis a beaucoup, beaucoup accrus leurs appuis. Si vous regardez les manifestations qui ont lieu chaque vendredi à Sana’a et dans d’autres villes, vous voyez qu’elles sont devenues vraiment massives, parce que même si les gens n’aiment pas vivre sous domination houthi, ils sont d’accord avec les actions des Houthis en soutien à la Palestine. Ça a énormément accru leur popularité, non seulement dans les zones qu’ils contrôlent, mais aussi dans le reste du Yémen qu’ils ne gouvernent pas.