L’autre bombe est larguée

Jeremy Scahill, 1er juin 2005, The Nation, (English original)
Traduction : Équipe de traduction d’OCVC

Ce fut une énorme attaque aérienne : environ 100 avions étasuniens et britanniques sont entrés dans l’espace aérien de l’Irak en provenance du Koweït. Au moins sept types d’avions participaient à cette opération massive, y compris des Strike Eagles US F-15 et des avions d’attaque au sol Tornado de la Royal Air Force. Ils ont largué des bombes à guidage de précision sur l’important complexe de l’ouest de la défense aérienne de Saddam Hussein, ouvrant la voie aux hélicoptères des Forces spéciales qui attendaient en Jordanie. D’autres attaques avaient été menées plus tôt, contre des centres de commandement et de contrôle irakiens, des systèmes de radar, des unités de la Garde Révolutionnaire, des centres de communication et des systèmes mobiles de défense aérienne. Le but du Pentagone était clair : détruire la capacité de résister de l’Irak. C’était la guerre.

Mais il y avait un problème : la guerre n’avait pas encore commencé, du moins pas officiellement. Car cela se déroulait en septembre 2002 — un mois avant que le Congrès ne vote pour donner au président Bush l’autorité qu’il utilisa par la suite pour envahir l’Irak, deux mois avant que les Nations Unies ne votent sur l’Irak et plus de six mois avant que l’opération « Choc et stupeur » ne débute officiellement.

À l’époque, le gouvernement Bush minimisa officiellement l’ampleur des frappes aériennes, prétendant que les États-Unis ne faisaient que défendre les soi-disant zones d’interdiction aérienne. Mais de nouvelles informations, qui ont fait surface après la révélation du mémo de la rue Downing, ont révélé qu’à ce moment-là la guerre avait été déjà été décidée et que ces attaques n’étaient rien de moins que le début, non déclaré, de l’invasion de l’Irak.

Récemment, le Sunday Times de Londres rapportait des nouvelles preuves indiquant que « les avions de l’Angleterre et des États-Unis avaient largué deux fois plus de bombes contre l’Irak en 2002, dans une tentative de provoquer Saddam Hussein à fournir aux alliés un prétexte de guerre ». Le journal cite des statistiques récemment rendues publiques par le ministère de la Défense britannique qui démontrent que « les Alliés ont lâché deux fois plus de bombes sur l’Irak dans la seconde moitié de l’année 2002 que durant toute l’année 2001 » et qu’une « offensive aérienne de grande envergure » s’est déroulée plusieurs mois avant que l’invasion ne débute officiellement.

Les implications de ces informations pour les législateurs étasuniens sont profondes. Il était déjà largement reconnu à Washington et dans les cercles diplomatiques internationaux que l’objectif réel des attaques des États-Unis dans les zones d’interdiction aérienne n’était pas de protéger les Chiites et les Kurdes. Mais les nouvelles révélations prouvent que pendant que le Congrès débattait s’il allait accorder à Bush l’autorité d’aller en guerre, pendant que Hans Blix et ses équipes d’inspection d’armes de l’ONU scrutaient l’Irak et pendant que les diplomates internationaux se pressaient pour tenter de conclure un accord de paix de dernière minute, le gouvernement Bush était déjà pleinement en mode de combat — non seulement en train de colliger son dossier de renseignements manipulés, comme le mémo de la rue Downing l’a montré, mais en train de passer à l’action en commençant la guerre elle même.  Et selon l’article du Sunday Times, le gouvernement espérait même que les attaques pousseraient Saddam à une réaction qui pourrait être utilisée pour justifier une guerre que le gouvernement avait peine à promouvoir.

À la veille de l’invasion officielle, le 8 mars 2003, Bush dit dans son allocution à la radio nationale : « Nous faisons tout ce que nous pouvons pour éviter la guerre avec l’Irak.Mais si Saddam Hussein ne désarme pas pacifiquement, il sera désarmé par la force ».Bush affirmait cela après environ une année de bombardements agressifs et systématiques contre l’Irak, pendant lesquels l’Irak étaient déjà en train d’être désarmé par la force, en préparation de l’invasion à venir. Selon les aveux mêmes du Pentagone, en 2002seulement, il a mené 78 attaques aériennes offensives contre l’Irak.

« C’est l’équivalent d’un match de boxe dans lequel on demande à l’un des boxeurs de ne pas bouger pendant qu’on permet à l’autre de le frapper et de n’arrêter que lorsqu’il est convaincu qu’il a affaibli son adversaire au point qu’il a perdu avant même que le combat ne commence » dit l’ancien Assistant secrétaire-général des Nations Unies, Hans VonSponeck, un diplomate de carrière pendant trente ans, qui était le principal responsable del’ONU en Irak de 1998 à 2000. Sous les deux gouvernements, de Clinton et de Bush,Washington a constamment et faussement prétendu que ces attaques étaient autorisées par la Résolution 688 du Conseil de sécurité,adoptée après la Guerre du Golfe, qui appelaità la fin de la répression exercée par legouvernement irakien dans le Nord kurde et leSud chiite. M. Von Sponeck rejette cettejustification comme étant « totalement inappropriée ». Dans une entrevue accordée à The Nation, M. Von Sponeck a dit que les nouvelles informations disponibles « confirment tardivement » ce qu’il avance depuis longtemps: « Les zones d’interdiction aérienne n’avaient que peu à voir avec la protection des groupes ethniques et religieux face à la brutalité de Saddam Hussein », mais constituaient plutôt« un fondement illégal… pour les intérêts bilatéraux des États-Unis et du Royaume-Uni ».

Les bombardements étaient à peine mentionnées dans les média écrits et M. Von Sponeck avance que dès 1999, les États-Unis et la Grande-Bretagne exerçaient de pressions sur les Nations Unies pour qu’on n’attire pas l’attention sur ces attaques. Pendant son séjour en Irak, Hans Von Sponeck commença à documenter chacune des frappes aériennes,montrant « des attaques régulières contre des installations civiles incluant des entrepôts alimentaires, des résidences, des mosquées,des routes et des personnes ». Ces rapports,dit-il, étaient « bien reçus » par le secrétaire général Kofi Annan, mais « les gouvernements des États-Unis et du Royaume-Uni s’y opposaient fortement ». M. Von Sponeck dit qu’on le pressa de mettre un terme à cette pratique, un diplomate britannique de haut niveau lui disant : « Tout ce que vous faites,c’est d’apposer le sceau des Nations Unies sur la propagande irakienne ». Mais Von Sponeck continua de documenter les dommages et visita plusieurs sites bombardés. Au cours de la seule année 1999, il confirma la mort de 144 civils et plus de 400 blessés par les bombardements des États-Unis et du Royaume-Uni.Après le 11 septembre, le gouvernement Bush changea radicalement d’attitude par rapport àces attaques. Tout prétexte qu’il s’agissait de protéger les Chiites et les Kurdes s’envola –c’était maintenant un plan pour réduire systématiquement la capacité de l’Irak de se défendre contre une attaque étrangère : en bombardant les défenses aériennes irakiennes,en frappant les installations de commandement, en détruisant les infrastructures de communication et de radar. Tel que relevé dans un rapport de l’Associated Press en novembre 2002, « ces installations coûteuses et difficiles à réparer sont essentielles pour la défense aérienne de l’Irak ».

Le 20 novembre 2002, le vice-amiral David Gove, ancien assistant directeur des opérations globales pour les Chefs d’état-major des trois armes, a dit que les pilotes des États-Unis et de la Grande-Bretagne accomplissaient« essentiellement des missions aériennes de combat ». Le 3 octobre 2002, le New York Times rapportait que les pilotes étasuniens utilisaient le Sud de l’Irak pour « des raids d’entraînement, des frappes simulées et des attaques réelles” contre une variété de cibles. Mais toute la signification de cet important changement de politique envers l’Irak n’est apparue clairement que le mois dernier, avec la publication du mémo de la rue Downing. Dans ce mémo, on rapporte que le secrétaire britannique à la Défense, Geoff Hoon, aurait dit en 2002, après avoir rencontré des responsables étasuniens, que « les États-Unis avaient déjà commencé des ‘pointes d’activité’ pour faire pression sur le régime », une référence à l’intensification des frappes aériennes. Or voici que le Sunday Times de Londres révèle maintenant que ces pointes« étaient devenues une offensive aérienne complète » – en d’autres termes, une guerre.

Le représentant démocrate du Michigan, John Conyers, a qualifié les plus récentes révélations concernant ces attaques de « smoking bullet in the smoking gun »1, la preuve irréfutable que le président Bush avait trompé le Congrès avant le vote sur l’Irak.Quand Bush a demandé au Congrès l’autorisation de recourir à la force en Irak, il a aussi dit qu’il ne l’utiliserait qu’en dernier2 littéralement, « la balle encore fumante dans l’arme encore fumante ».3recours, après avoir épuisé toutes les autres avenues. Mais le mémo de la rue Downing révèle que le gouvernement avait déjà décidé de renverser Saddam par la force et manipulait les renseignements pour justifier sa décision.Cette information apporte un nouvel éclairage sur l’augmentation des attaques aériennes sans provocation au cours de l’année précédant la guerre : le gouvernement Bush n’était pas seulement déterminé à faire la guerre contre l’Irak, en faisant fi des faits; il avait déjà commencé la guerre plusieurs mois avant qu’elle soit votée au Congrès.

Il ne faut qu’un seul membre du Congrès pour amorcer un processus de mise en accusation en vue de la destitution et on dit que John Conyers envisage cette possibilité. Le processus serait certainement révélateur. Le Congrès pourraient sommer à comparaître le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, le général Richard Myers, le général Tommy Franks et tous les commandants militaires et les pilotes impliqués dans les bombardements dans les zones d’interdiction aérienne, en remontant jusqu’à la fin des années 1990s. Quels étaient les ordres, donnés et reçus? Il y aurait peut-être matière à destitution dans les réponses qui seraient apportées.

Mais une autre question surgit, en particulier pour les démocrates qui ont voté pour la guerre et qui disent maintenant qu’on les a trompés : pourquoi n’a-t-on pas enquêté sur ces attaques non provoquées et non autorisées au moment où elles se produisaient, quand cela aurait pu avoir un impact réel sur la lancée du gouvernement vers la guerre? Cela explique peut-être pourquoi la campagne croissante de la base en faveur de l’utilisation du mémo de la rue Downing pour destituer Bushne trouve pas preneur sur la colline du Capitole. Une enquête sérieuse sur « l’arme encore fumante » ne serait pas inconfortable seulement pour les républicains. La vérité,c’est que Bush, tout comme le président Bill Clinton avant lui, a supervisé la plus longue campagne de bombardements soutenus depuis le Vietnam, contre un pays souverain, sans mandat international ou étasunien. L’arme est probablement trop chaude pour que l’un ou l’autre parti y touche.

Jeremy Scahill est un journaliste associé à l’émission de radio et de télévision nationale DemocracyNow!. On peut le contacter à jeremy@democracynow.org

*Cet article a d’abord été publié par The Nation, sur leur site Internet, le 1er juin 2005.