L’assistance en tant que moyen de confinement
Par Laura Robson, The Baffler, 10 avril 2024
Texte original en anglais – [Traduction : Claire Lapointe; révision : Claire Lalande]
Un point de vue historique sur le retrait du financement de l’UNRWA
L’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) a vu le jour en tant qu’expédient temporaire en 1949. La toute nouvelle Assemblée générale des Nations Unies avait alors convenu qu’« une assistance permanente pour soulager les réfugiés de Palestine est nécessaire pour prévenir les conditions de famine et de détresse qui règnent dans ce pays et pour favoriser les conditions de paix et de stabilité. Conséquemment, des mesures constructives devraient être prises rapidement en vue de mettre un terme à l’aide internationale d’urgence. » Soixante-quinze ans plus tard, cette institution « temporaire » est l’une des plus grandes agences de l’ONU. En 2022, elle comptait plus de 30 000 employé-e-s et son budget annuel des « services consacrés au développement humain » s’élevait à 817 millions de dollars. Cette agence est responsable du bien-être de 5,9 millions de réfugié-e-s palestiniens dûment enregistrés, pour lesquel-le-s elle gère 58 camps, quelque 700 écoles et 140 cliniques de soins de santé à travers le Moyen-Orient. Aujourd’hui, l’UNRWA est l’une des très rares agences qui fournissent encore de l’aide à la bande de Gaza brutalisée, où la soif, la faim et la maladie menacent imminemment l’existence de plus de deux millions de Palestinien-ne-s attaqués par Israël.
L’UNRWA a fait la une des journaux à de nombreuses reprises au cours de ses décennies d’existence, souvent pour ses liens avec le mouvement nationaliste palestinien. Cette année, elle a de nouveau fait l’objet d’un examen minutieux lorsque l’ONU a licencié plusieurs employé-e-s de l’UNRWA à la suite d’allégations israéliennes selon lesquelles, le 7 octobre, elles et ils avaient aidé le Hamas à attaquer des cibles militaires et civiles israéliennes. Ces affirmations ont incité plus d’une douzaine de pays, dont les États-Unis, à suspendre leur financement à l’UNRWA, alors que l’Agence dépend presque exclusivement de l’argent des dons pour ses activités. (Le programme de dépenses récemment adopté par le Congrès interdit le financement étasunien de l’UNRWA jusqu’en mars 2025). Le 27 janvier, le commissaire général de l’Agence, Philippe Lazzarini, a déclaré que « notre action humanitaire, dont dépendent 2 millions de personnes comme bouée de sauvetage à Gaza, est en train de s’effondrer ». Dans une déclaration officielle, il a précisé : « Il est choquant de voir une suspension des fonds alloués à l’Agence en réaction aux allégations contre un petit groupe d’employés », ajoutant que « un examen indépendant par des experts externes aiderait l’UNRWA à renforcer son encadrement pour une adhésion ferme de la part du personnel aux principes humanitaires ».
Quels sont ces principes humanitaires? L’UNRWA affirme dans ses propres termes qu’il s’agit des principes « d’humanité, de neutralité, d’impartialité et d’indépendance ». Humanité : l’engagement à « protéger la vie et la santé ». Neutralité : les actrices et acteurs « ne doivent pas prendre parti dans les hostilités ni s’engager dans des conflits publics ou des controverses de nature politique, raciale, religieuse ou idéologique ». Impartialité : « les actions humanitaires doivent être menées sur la seule base des besoins ». Indépendance : ses activités « doivent être indépendantes des objectifs politiques, économiques, militaires ou autres » […] d’un gouvernement ou de tout autre acteur politique ou militaire, sauf lorsque ces objectifs coïncident avec des objectifs humanitaires indépendants. Comment — est-on en droit de se demander — est-ce possible pour une agence vieille de plusieurs décennies qui, à bien des égards, fonctionne comme un État — gestion des écoles, entretien des infrastructures, approvisionnement en fournitures, structuration des systèmes de soins de santé – de rester à l’écart de la politique ? Comment traduire une telle prétention en pratique ?
Ces principes découlent de la décision, prise au moment de la fondation de l’UNRWA, de séparer la question essentiellement et forcément politique au cœur de la fondation d’Israël de la fourniture d’une aide matérielle aux réfugié-e-s palestiniens. Immédiatement après la guerre, cette question fondamentale – quels droits reviendraient à celles et ceux qui seraient dépossédés, déplacés et dénationalisés par le refus d’Israël de permettre aux Palestinien-ne-s de retourner chez eux – a été confiée à une organisation différente, baptisée Commission de conciliation des Nations Unies pour la Palestine (CCNUP). Elle était chargée d’élaborer une solution politique au problème du déplacement des Palestinien-ne-s. Cette division des responsabilités a permis à l’ONU de déclarer que, parce qu’il existait une institution distincte pour traiter de la question politique, l’UNRWA resterait purement et strictement humanitaire. « Il lui serait donc explicitement interdit de s’engager dans l’une ou l’autre des questions structurelles entourant le statut de réfugié palestinien ». À l’époque, l’espoir tacite était que, tandis que la CCNUP diligentait des enquêtes politiques de moins en moins productives, les mesures d’aide de l’UNRWA intégreraient discrètement les Palestinien-ne-s déplacés dans les zones environnantes en leur fournissant des emplois ailleurs (d’où le mot de « travaux » dans le nom de l’Agence). Autrement dit, le problème de l’expulsion massive des Palestinien-ne-s pourrait disparaître grâce à la submersion simultanée du politique et à la promotion de l’« humanitaire ».
Ce calcul n’a fonctionné qu’à moitié. La CCNUP s’est en effet rapidement dissoute en tant que force, parallèlement à la volonté de mettre en œuvre une véritable solution politique à la dépossession et au déplacement des Palestinien-ne-s. Alors que la mission de la Commission de « faciliter le rapatriement, la réinstallation et la réhabilitation économique et sociale des réfugiés, y compris le paiement d’indemnités » devenait manifestement impossible face à l’intransigeance israélienne, elle s’est transformée en une coquille vide, abandonnant même la tâche relativement modeste de son bureau technique qui consistait à documenter les pertes de biens palestiniens. La CCNUP est toujours théoriquement en activité, mais elle est fonctionnellement en veilleuse depuis 1965; ses déclarations annuelles indiquent qu’elle n’a « rien de nouveau à signaler ».
L’objectif « humanitaire » de réinstaller discrètement les réfugié-e-s s’est toutefois avéré plus difficile à atteindre. Les premières années de l’UNRWA ont été marquées par un taux d’échec quasi total dans l’établissement des Palestinien-ne-s déplacés en tant que travailleuses et travailleurs dans les pays voisins, en grande partie en raison de la résistance des réfugié-e-s eux-mêmes qui comprenaient parfaitement ce que l’Agence essayait de faire. Au lieu de cela, l’ONU s’est progressivement contentée d’utiliser l’UNRWA comme un instrument de confinement en proposant certaines structures et dispositions d’un gouvernement (sans toutefois aucune instance de représentation) comme moyen d’endiguer physiquement les Palestinien-ne-s et de garder le contrôle sur l’action politique palestinienne dans l’ensemble du Moyen-Orient. Le diplomate étasunien John Davis, qui a dirigé l’UNRWA entre 1959 et 1963, l’a peut-être exprimé le plus clairement : « L’UNRWA est l’un des prix – et peut-être le moins cher – que la communauté internationale a dû payer pour son incapacité à résoudre équitablement les problèmes politiques des réfugiés. » Il a ajouté : « Cela en valait certainement la peine. »
Au cours des décennies suivantes, l’UNRWA a conclu un accord qui lie ses bailleurs de fonds, les États d’accueil et les Palestinien-ne-s dont elle s’occupe. Selon cet accord, l’Agence entretiendrait les flammes du nationalisme palestinien, en particulier par le biais de ses écoles, en échange de restrictions plus ou moins rigoureuses de l’action politique institutionnelle. Le fait que l’UNRWA ait dû maintenir sa position « apolitique » à l’échelle internationale garantissait, comme l’ont bien compris ses bailleurs de fonds, qu’il n’y aurait pas d’espace pour la diffusion de revendications politiques palestiniennes concernant le retour ou la création d’un État. (Comme l’a dit Salah Salah, un agent de l’Organisation de libération de la Palestine : « Les Juifs ont eu Israël et nous avons eu l’UNRWA »). Cela ne signifie pas, bien entendu, que l’Agence existe en dehors de la politique dans sa pratique quotidienne. Les camps, les écoles et les lieux de travail de l’UNRWA sont devenus des espaces cruciaux pour l’élaboration de récits nationalistes palestiniens, de tactiques organisationnelles et parfois même de stratégie militaire. Mais, à l’échelle internationale, toutes ces initiatives sont considérées comme fondamentalement, essentiellement illégitimes, en raison de l’insistance persistante sur le fait que l’UNRWA exerce une activité strictement humanitaire. La prémisse du « principe humanitaire » est ainsi devenue l’outil d’une forme plus ou moins absolue de neutralisation politique.
C’est dans ce contexte que nous devons comprendre les liens qui existent entre les accusations israéliennes contre douze membres du personnel de l’UNRWA (qui sont maintenant, dans une certaine mesure, remises en question en l’absence apparente de preuves) et le retrait généralisé ultérieur du financement de l’ensemble de l’organisation par une coalition d’États donateurs. Il importe de rappeler qu’il ne s’agit pas seulement de l’aide au Hamas, mais également de l’interdiction de toute activité politique comme condition au fonctionnement de l’UNRWA. Ce moment sert donc à rappeler aux dizaines de milliers de Palestinien-ne-s qui travaillent pour l’Agence, et aux millions d’autres qui comptent sur ses services que leur existence politique est, par définition, illégitime.
La menace actuelle va encore plus loin. Pendant de nombreuses décennies, le dispositif consistant à imposer un humanitarisme apolitique pour contrôler l’expression politique palestinienne s’est avéré profondément utile aux États donateurs et aux acteurs de l’UNRWA, y compris Israël. Après la guerre de 1967, le ministre israélien de la Défense, Moshe Dayan, a qualifié la présence de l’UNRWA à Gaza d’« arrangement extraordinairement favorable » pour Israël. En 2018, Netanyahu lui-même aurait tenté de convaincre l’administration Trump de ne pas couper le financement de l’UNRWA, au motif qu’une telle décision pourrait déstabiliser Gaza. Mais les développements survenus depuis octobre laissent penser que cet accord, conclu à l’ONU il y a tant de décennies, pourrait finalement être rompu.
L’impulsion actuelle qui consiste à profiter de cette conjoncture favorable pour éliminer complètement l’UNRWA semble indiquer que les solutions occidentales adoptées de longue date au « problème » palestinien – le confinement et la dépolitisation – cèdent la place à un nouveau principe opérationnel de destruction directe. L’UNRWA compte treize mille employé-e-s à Gaza et elle est la seule organisation humanitaire opérant dans cette bande ayant la capacité nécessaire pour fournir une aide importante, bien qu’insuffisante. Plus d’un million de Palestinien-ne-s ont actuellement trouvé refuge dans les installations de l’UNRWA, bien que beaucoup d’entre elles soient endommagées. Les Gazaoui-e-s souffrent déjà de malnutrition de masse. Le Programme alimentaire mondial (PAM) a prévu que, dès le mois de mai, une famine de masse sévira dans le nord de Gaza (où Israël a maintenant interdit à l’UNRWA d’effectuer des livraisons de nourriture) si les circonstances actuelles ne sont pas radicalement modifiées. La décision de la Cour internationale de justice (CIJ) enjoignant Israël à autoriser davantage d’aide n’a jusqu’à présent eu que peu d’effet. Les observatrices et observateurs commencent à comprendre qu’Israël tente de supprimer l’UNRWA, à la fois par des restrictions logistiques sur les activités de l’Agence et en faisant pression pour qu’on cesse de la financer. On voit ces tentatives comme une nouvelle « stratégie de famine » dont l’intention est manifestement de réduire le nombre de Palestinien-ne-s à Gaza.
Il ne fait aucun doute que si l’UNRWA continue d’être totalement ou partiellement inopérante à Gaza, les morts massives déjà en cours s’aggraveront. C’est une vérité qui peut coexister avec le constat suivant : l’UNRWA a été conçue et a servi avec succès pendant des décennies à contenir et à étouffer les revendications politiques et juridiques palestiniennes. Et, bien sûr, comme ses bailleurs de fonds l’ont compris depuis longtemps, il est également vrai que l’un des principaux objectifs de l’UNRWA, comme de toutes les organisations de ce type dans les zones de guerre à travers le monde, est de perpétuer et de diffuser la fiction selon laquelle l’aide humanitaire offerte aux civil-e-s rend l’action militaire menée contre elles et eux moins répréhensible. Si Israël réussit à détruire l’UNRWA, cela équivaudra, entre autres choses, à admettre publiquement la fraude ultime et entière qui consiste à prétendre que cette attaque — ou toute autre — peut être qualifiée de guerre à visage humain.
Laura Robson est l’autrice de plusieurs livres sur le déplacement dans le Moyen-Orient moderne. Son livre le plus récent s’intitule Human Capita : A History of Putting Refugees to Work (2023).