Le chemin vers la famine : le professeur de droit israélien Neve Gordon parle de l’histoire de l’accès à la nourriture utilisé comme arme par Israël
Entrevue d’Amy Goodman et Nermeen Shaikh avec Neve Gordon, Democracy Now!, 4 avril 2024
Texte original en anglais– [Traduction : Vincent Marcotte; révision : Nathalie Thériault]
AMY GOODMAN : Nous allons maintenant à Londres où Neve Gordon, professeur de droit inter
national et de droit de l’homme à la Queen Mary University de Londres et président du Comité sur la liberté de l’enseignement de la British Society of Middle East Studies, nous rejoindra. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont Israel’s Occupation, coauteur de Human Shields: A History of People in the Line of Fire et coéditeur de Torture: Human Rights, Medical Ethics and the Case of Israel. Il vient aussi de publier un article pour The New York Review of Books qui s’intitule « Le chemin vers la famine à Gaza ».
Professeur Gordon, merci beaucoup d’être avec nous. Racontez-nous ce qui a précédé le problème de la famine à Gaza auquel on assiste aujourd’hui. Pourriez-vous nous en raconter le déroulement?
NEVE GORDON : Je vais d’abord parler de ce qu’on observe actuellement et ensuite du passé. On assiste à de la destruction et à des déplacements massifs dans une zone déjà en situation d’insécurité alimentaire. On voit aussi Israël empêcher l’entrée d’aide à Gaza. Ainsi, en moyenne, au cours des six derniers mois, 112 camions y entrent quotidiennement, alors qu’avant le 7 octobre, 500 camions y entraient chaque jour. On observe de constantes attaques contre les travailleurs humanitaires avec, en moyenne, un travailleur humanitaire tué par jour, comme vous l’avez mentionné dans votre dernière publication. On constate également la destruction d’un tiers des terres agricoles de la bande de Gaza, de 20 % des serres et de 70 % des bateaux de pêche. Conséquemment, aucune nourriture ne peut être produite localement dans la bande de Gaza. Comme vous en avez parlé auparavant, et comme Reem et Khuloud l’ont exprimé, on assiste à la situation la plus horrible que peuvent vivre des parents : leur enfant qui meurt de famine devant eux.
Ce que Muna Haddad et moi avons écrit porte sur l’histoire de l’utilisation de la nourriture comme arme dans la bande de Gaza. Ainsi, si Israël occupait bel et bien la bande de Gaza en 1967, son approche initiale était bien différente. Israël découvrait alors la bande de Gaza. Il comptabilisait les terres agricoles et observait ce que plantaient les Palestiniens. Au début, Israël plantait véritablement des arbres, fournissait aux Palestiniens de meilleures variétés de semences et faisait un suivi de leur panier alimentaire. Dans ses rapports, il nous indique qu’en 1966, le panier alimentaire était d’environ 2400 calories par personne et qu’après quatre ans d’occupation, il s’élevait à 2700 calories. On se vantait alors de l’amélioration du panier alimentaire. Toutefois, on constate ainsi qu’Israël contrôlait déjà le panier alimentaire palestinien. Au début, il voulait faire augmenter l’énergie productive des Palestiniens pour que ceux-ci puissent travailler en Israël comme main-d’œuvre bon marché et ainsi faire profiter Israël de leur travail.
Tout s’est mis à changer en décembre 1987, lors de la première Intifada palestinienne. C’est alors qu’Israël a commencé à imposer des restrictions à la bande de Gaza, d’abord par la création de cartes magnétiques qui contrôlent et restreignent l’entrée de travailleurs en Israël. Quelques années plus tard, il a érigé une clôture et palissadé la bande de Gaza de manière à ne créer que quatre ou cinq points de passage. Plus tard, lors de la deuxième Intifada, on a assisté à un renversement complet de l’approche d’après 1967. On a alors vu Israël dévaster des terres agricoles, détruire des bateaux de pêche et créer une zone tampon autour de la clôture pour que les agriculteurs palestiniens ne puissent s’en approcher. On l’a aussi vu limiter encore davantage le panier alimentaire palestinien.
L’année 2005 a ensuite débuté, durant laquelle se sont produits le retrait unilatéral d’Israël de la bande de Gaza, le mouvement de ses soldats vers la clôture et le début de l’utilisation de drones dans le ciel de Gaza. À la suite de la victoire du Hamas lors d’élections démocratiques à Gaza, on a assisté à l’établissement d’un blocus grâce auquel Israël bloque essentiellement la bande de Gaza et surveille attentivement tout ce qui en entre et en sort. Israël ravage aussi encore davantage de terres agricoles. De plus, son ministère de la Défense et celui de la Santé créent alors des listes de produits qui peuvent ou ne peuvent être introduits dans la bande de Gaza. On peut donc y faire entrer de la farine et des préparations pour nourrissons, mais on ne peut y introduire du chocolat et certains types de pâtes. Israël a aussi commencé à surveiller l’apport en calories de la population et créé ce qu’il a appelé un « minimum humanitaire ». « Nous permettrons, a déclaré Israël, à un minimum humanitaire d’aide d’entrer dans la bande de Gaza. » Ceci plonge régulièrement la population en situation d’insécurité alimentaire et donne ainsi un moyen de la gérer et de la contrôler. Chaque fois qu’il y a un cycle de violence, et il y en a eu cinq d’importance depuis 2008, Israël ferme l’ensemble des frontières. Ainsi, ce qui constituait de l’insécurité alimentaire avant le cycle de violence s’aggrave radicalement, on assiste donc à des cas de malnutrition, et ainsi de suite.
Voici donc le contexte derrière ce à quoi nous assistons. Et quand cette guerre commence, on remarque que tout ce que vous avez décrit auparavant est intentionnel, car Israël contrôle le panier alimentaire et s’en sert comme arme depuis le début de l’occupation, et ce, jusqu’à aujourd’hui.
NERMEEN SHAIKH : Ensuite, professeur Neve Gordon, vous faites valoir dans votre article qu’Israël n’a même pas tenté de dissimuler sa politique de restrictions des vivres pour Gaza, ce qui représente sûrement un des points les plus étonnants. Vous citez l’article précédent de Sara Roy dans le The New York Review of Books et reprenez sa citation d’une dépêche envoyée par l’ambassade étasunienne de Tel-Aviv au secrétaire d’État le 3 novembre 2008. La dépêche se lit comme suit : « Dans le cadre de leur plan général d’embargo contre Gaza, les autorités israéliennes ont confirmé à maintes reprises [aux fonctionnaires de l’ambassade] leur intention de maintenir l’économie de Gaza au bord de l’effondrement sans jamais complètement le provoquer. » Pourriez-vous approfondir ce sujet, nous parler de ce que vous comprenez de la justification des Israéliens et de ce qui explique que ceux-ci furent aussi transparents à ce sujet avec les Étasuniens?
NEVE GORDON : On assiste à un procédé par lequel on a présenté au public les accords d’Oslo comme un processus de paix qui apporterait des dividendes économiques aux Israéliens et aux Palestiniens. À l’époque, si vous vous souvenez, on décrivait la bande de Gaza comme étant la nouvelle Singapour. On disait qu’on la ferait prospérer et qu’il y aurait l’équivalent de Singapour au Moyen-Orient.
Durant les années après la signature des accords d’Oslo, on constatait qu’Israël profitait en effet des dividendes économiques rapportés par ces accords. Toutefois, pour les Palestinien.ne.s de la Cisjordanie et particulièrement pour ceux de Gaza, la situation économique s’est dégradée, car Israël étouffe l’économie palestinienne. Puisque vous mentionnez Sara Roy, je me servirai de son concept de régression (ou « dé-développement »). Israël fait régresser la bande de Gaza en détruisant les usines et les terres agricoles.
Et il ne se gêne pas pour le faire. Il affirme ainsi son contrôle et fait savoir autant aux Palestinien.ne.s de Gaza qu’à ses homologues étasuniens qui est le maître des lieux. À travers cela, nous assistons à une situation dans laquelle, avant la guerre, le blocus constituait vraiment la principale cause de l’insécurité alimentaire dans la bande de Gaza. Celui-ci a pour effet d’étouffer Gaza économiquement. D’ailleurs, un an avant la guerre, le PIB par habitant de la bande de Gaza était de 1 000 $ tandis que celui d’Israël était de 52 000 $. C’était ainsi avant la guerre. Mon appartement de Beer-Sheva, où j’habitais auparavant, se trouve à une heure de distance de la bande de Gaza. Une heure sépare les deux régions. Pourtant, à cause des facteurs sociaux nuisibles à la santé, de l’étranglement économique, du manque de soins de santé, et ainsi de suite, un nouveau-né a sept fois plus de chance de mourir à Gaza qu’à Beer-Sheva.
Le message était clair dès le départ : « Nous vous contrôlons. Si vous ne vous soumettez pas, nous vous frapperons plus fort. » C’est ce que fait Israël dans la bande de Gaza depuis des années. C’est ce qui s’est produit, et les Étasuniens y ont assisté. Ils ont vu ce qui s’est passé, mais n’ont rien dit à Israël à ce sujet et n’ont pas empêché ses actions. Le 7 octobre est ensuite arrivé, et on connaît la suite des événements.