11 février 2019
Le Canada : partie prenante d’une tentative de coup d’État au Venezuela
par Raymond Legault*
Une réunion d’urgence du Groupe de Lima s’est tenue à Ottawa, le lundi 4 février. Prétextant « explorer les moyens par lesquels la communauté internationale peut soutenir davantage le peuple du Venezuela », les participants ont plutôt jeté des accélérants sur le feu et contribué à pousser la crise au Venezuela à son paroxysme. Le rôle du Canada, dans ce qui n’est rien de moins qu’une tentative de coup d’État visant à renverser le gouvernement en place au Venezuela, est scandaleux. La seule approche responsable et légitime à la crise qui ébranle ce pays consiste à lever immédiatement les sanctions économiques étrangères et à favoriser la recherche d’une solution politique authentiquement vénézuélienne par la négociation, sous les auspices de médiateurs indépendants.
Une crise économique dévastatrice
Baisse vertigineuse du PNB, graves pénuries de denrées et de médicaments, hyperinflation record et trois millions d’expatrié.e.s : telles sont quelques-unes des manifestations d’une crise économique sans précédent au Venezuela. Comment un pays relativement prospère en est-il venu là ?
Les raisons qu’on nous présente parfois — car on se contente le plus souvent de répéter les symptômes ad nauséam –sont les suivantes : trop grande dépendance de l’économie envers le pétrole, chute drastique du prix du pétrole, monnaie extrêmement surévaluée qui a fait fleurir le marché noir et la contrebande, mauvaise gouvernance et corruption.
Mais il y a une autre cause de la situation économique catastrophique que l’on ne mentionne à peu près jamais : les sanctions économiques étrangères. Selon Alfred de Zayas, ex-secrétaire du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU et expert en droit international, qui fut rapporteur spécial des Nations Unies au Venezuela en 2017 et 2018, la « guerre économique » pratiquée par les États-Unis, l’Union européenne et le Canada constitue un facteur significatif de la crise économique. Dans son rapport remis en septembre 2018, il écrit :
« Les sanctions et les blocus économiques modernes sont comparables aux sièges médiévaux des villes avec l’intention de les forcer à se rendre. Les sanctions du 21e siècle essaient de mettre à genoux non seulement des villes, mais pays souverains. Une différence, peut-être, est que les sanctions du 21e siècle sont accompagnées d’une manipulation de l’opinion publique à travers des nouvelles fallacieuses, des relations publiques agressives et une rhétorique de pseudo-droits humains donnant l’impression qu’une ‘fin’ humanitaire justifie des moyens criminels. » (Article 37)
À l’article 71 de son rapport, M. de Zayas recommande que la Cour pénale internationale examine les sanctions économiques contre le Venezuela en tant que possibles crimes contre l’humanité, en vertu de l’Article 7 du Statut de Rome.
Une crise politique et sociale profonde
Avec la victoire de l’opposition au « chavisme » aux élections législatives de 2015 s’amorce une nouvelle phase de la crise politique, marquée de très nombreux rebondissements, les deux côtés s’accusant régulièrement de violer la loi électorale et la constitution vénézuéliennes. L’Assemblée nationale dominée par l’opposition est notamment court-circuitée par l’élection d’une Assemblée nationale constituante en juillet 2017, chargée d’élaborer une nouvelle constitution. Puis, le 20 mai 2018, ont lieu des élections présidentielles anticipées, largement boycottées par l’opposition et remportées par Nicolás Maduro. Les États-Unis, les pays membres du Groupe de Lima et plusieurs pays européens ne reconnaîtront ni l’Assemblée nationale constituante ni le résultat des élections présidentielles.
Avant d’aborder les événements des derniers jours, il est important de situer la crise actuelle au Venezuela dans son contexte social et historique récent. La « révolution bolivarienne » amorcée par Hugo Chavez à la fin des années 1990s, avec ses objectifs d’indépendance économique du pays, de démocratie participative et de redistribution des revenus, heurte de plein fouet les intérêts de l’oligarchie locale et de l’empire étasunien. Ces forces s’y sont donc opposées depuis le début, par tous les moyens à leur disposition, y compris un coup d’État raté en 2002 et des grèves générales initiées par les milieux d’affaires qui refusaient que les revenus du pétrole servent à financer une vaste gamme de nouveaux programmes sociaux. Ces grèves ont alors grandement fait chuter le PNB du pays. Malgré tous ces soubresauts sociaux, Hugo Chavez a très nettement remporté plusieurs élections par la suite, ce qui n’a pas empêché les États-Unis de le traiter constamment de « dictateur ».
La situation est évidemment différente depuis quelques années avec la chute du prix du pétrole et la sévérité des sanctions. Les énormes difficultés économiques ont entraîné une insatisfaction croissante, y compris, semble-t-il, au sein de couches de la population soutenant le « chavisme ». Face à cela, le gouvernement Maduro s’est campé dans un autoritarisme croissant et la répression s’est abattue contre des protestations souvent légitimes, faisant des dizaines de morts et des centaines de blessé.e.s. Depuis plusieurs années des rapports font également état de violences importantes et d’appels à la violence de la part de certaines forces d’opposition.
Le coup d’État en marche et sa préparation
Plus récemment, les événements se sont précipités, comme chorégraphiés. Au cours d’une manifestation le 23 janvier, le président de l’Assemblée nationale, Juan Guaidó, se proclame président du pays. Les États-Unis, le Canada et des pays d’Amérique latine proches des États-Unis s’empressent d’appuyer le coup de force. Le lendemain, le secrétaire d’État, Mike Pompeo, somme les pays membres de l’Organisation des États américains de “choisir leur camp”. Deux jours plus tard, six pays de l’Europe occidentale – France, Allemagne, Royaume-Uni, Pays-Bas, Espagne et Portugal – lancent un ultimatum : à moins d’élections déclenchées dans un délai de huit jours, ils reconnaitront aussi le président autoproclamé. Le même jour, lors d’une réunion extraordinaire du Conseil de sécurité de l’ONU convoquée à leur initiative, les États-Unis tentent, sans succès, de faire adopter une déclaration reconnaissant le nouveau président autoproclamé.
Le lundi, 29 janvier, l’Assemblée nationale vénézuélienne désigne de nouveaux ambassadeurs, une prérogative qui ne relève clairement pas d’elle. Le même jour, la Maison Blanche met en place des milliards de dollars de nouvelles sanctions contre la compagnie nationale vénézuélienne PDVSA, interdisant toute importation de son pétrole aux États-Unis, alors que cela représente 41 % de ses exportations. Le lendemain, elle annonce son intention de transférer les comptes bancaires et les actifs du Venezuela aux États-Unis à Juan Guaidó. Quelques jours plus tôt, la Banque d’Angleterre avait refusé la demande du Venezuela de retirer 1,2 milliards de dollars de ses réserves d’or. Un refus précédé de pressions de la part des États-Unis, le secrétaire d’État Mike Pompeo et le conseiller à la sécurité nationale John Bolton ayant contacté leurs vis-à-vis du Royaume-Uni à ce sujet. Le 30 janvier, le Parlement européen reconnait Guaidó comme président du Venezuela, alors que ce dernier appelle les pays de l’Union européenne à imposer davantage de sanctions. Toute une mécanique se met donc rapidement en place pour aggraver considérablement la crise en asphyxiant complètement le gouvernement Maduro.
La menace d’une intervention militaire étasunienne vient compléter la panoplie des mesures déstabilisatrices. « Toutes les options sont sur la table. Nous n’excluons aucune option » ont récemment répété Donald Trump et John Bolton. Mais cette menace n’est pas nouvelle. Dès le mois d’août 2017, Trump avait déclaré « Nous avons plusieurs options pour le Venezuela, incluant une possible option militaire, si nécessaire ». La même année, Mike Pompeo, alors directeur de la CIA, avait même évoqué un rôle possible pour la Colombie à cet égard. Comme en écho à cette possibilité, lors d’un point de presse le 29 janvier dernier, John Bolton tenait un carnet sur lequel les journalistes ont pu lire « 5 000 troupes en Colombie » …
L’enchaînement des événements des derniers jours n’a pas été spontané non plus.
En effet, le Wall Street Journal a révélé que le vice-président étasunien, Mike Pence a téléphoné à Juan Guaidó le soir avant son autoproclamation et a promis que le gouvernement Trump le soutiendrait « s’ils saisissait les rênes du pouvoir de Nicolas Maduro en invoquant une clause de la constitution vénézuélienne ».
AP News a de plus révélé qu’à la mi-décembre 2018 – donc bien avant qu’il ne soit élu président de l’Assemblée nationale – Guaidó avait visité Washington, le Brésil et la Colombie et avait présenté le scénario de manifestations de masse lors de l’investiture de Maduro (10 janvier) et de son autoproclamation le 23 janvier.
Les promoteurs du coup : discours et feuilles de route
Il est difficile de ne pas être complètement stupéfait en entendant les paroles prononcées par les grands promoteurs étasuniens du coup de force au Venezuela et les valeurs qu’ils prétendent défendre.
Sur le sujet du Venezuela, Donald Trump parle de situation catastrophique, d’élection frauduleuse et de droits de la personne bafoués. Mais fin 2017, il s’est empressé de reconnaître le résultat d’élections très contestées au Honduras et il refoule à sa frontière – en les traitant de criminels et de terroristes – une caravane de milliers de personnes, la plupart provenant du Honduras et fuyant précisément ce genre de situation.
Mike Pompeo parle aussi d’une population affamée. Mais les quatorze millions de Yéménites réellement au bord de la famine n’émeuvent pas les États-Unis, qui continuent d’armer et de conseiller dans sa guerre l’Arabie saoudite, un véritable enfer pour les droits et libertés.
Dans une entrevue à Fox News, John Bolton — qui a créé la version 2.0 de l’axe du mal de George W. Bush en qualifiant le Venezuela, Cuba et le Nicaragua de « troïka de la tyrannie » — a été plus clair sur un des enjeux immédiats de renverser le gouvernement Maduro : « Cela fera (sic) une grande différence pour les États-Unis économiquement si les compagnies pétrolières étasuniennes pouvaient réellement investir et produire les capacités pétrolières au Venezuela. Cela serait bon pour la population du Venezuela et cela serait bon pour la population des États-Unis. ». Il faut savoir que le Venezuela possède les plus importantes réserves pétrolières démontrées au monde et que, parlant du pétrole et de la guerre en Irak, Trump a souvent répété « Au vainqueur appartient le butin ».
Et il y a finalement Elliot Abrams, celui que Mike Pompeo vient de nommer comme envoyé spécial au Venezuela et qu’il a présenté en ces termes : « La passion d’Elliott pour les droits et libertés de tous les peuples en font un candidat parfait et un ajout précieux et opportun (…) dans notre mission d’aider le peuple vénézuélien à rétablir pleinement la démocratie et la prospérité dans leur pays ».
Sous la présidence de Ronald Reagan, Abrams était l’un des plus farouches partisans de la déstabilisation et du renversement par la force du régime sandiniste au Nicaragua, allant même jusqu’à mentir au Congrès lors de son enquête sur l’affaire « Iran-contras » (condamné, il fut ensuite gracié par George W. Bush, suivant les conseils d’un certain William Barr, que Trump vient de choisir comme procureur général). Toujours sous Reagan, Elliott Abrams s’est aussi distingué comme l’architecte du soutien politique et militaire des États-Unis au régime brutal du Salvador – où l’armée et des escadrons de la mort ont assassinés des dizaines de milliers de personnes — et du Guatemala. Dans ce dernier cas, Elliott a défendu les politiques de torture et d’assassinats de masse à l’encontre des populations indigènes, menées par le général Ríos Montt, qui était arrivé au pouvoir par un coup d’État en 1982 et qui a plus tard été condamné pour génocide.
Sous la présidence de George W. Bush, Elliott Abrams aurait aussi approuvé le coup d’État raté, en 2002, au Venezuela même.
Pour les droits, les libertés et la démocratie, c’est vraiment l’homme de la situation…
Légalité et constitutionnalité du « président » Guaidó ?
Le débat sur la légalité et la constitutionnalité de plusieurs actions posées par le Gouvernement du Venezuela et par les forces d’opposition, au cours des dernières années, intéresse d’abord et avant les experts légaux vénézuéliens et l’ensemble de la population de ce pays. Et c’est à eux qu’il revient de mener et de trancher ce débat.
Cependant, compte-tenu de l’insistance particulière des États-Unis, de leurs alliés – le Canada en particulier – et de l’opposition vénézuélienne, à répéter qu’en vertu de la primauté du droit et de l’article 233 de la Constitution du Venezuela, Juan Guaidó est bien le président légitime du Venezuela, nous nous permettons quelques remarques à ce sujet.
Tout d’abord, il est ironique de constater que tous ces acteurs, qui ont une longue histoire d’hostilité aux valeurs proclamées par la Constitution de 1999, semblent tenir à légitimer leurs actions en s’y référant. Ensuite, il est clair qu’il y a eu des élections présidentielles en mai 2018 et qu’elles ont été remportées par Nicolas Maduro avec plus des deux-tiers des voix exprimées. Ces élections ont été boycottées par de nombreux partis d’opposition, ce qui explique le faible taux de participation de 46 %.
Pour en venir au cœur de la question, l’article 233 de la Constitution traite de ce qui doit être fait en cas d’« empêchements absolus à l’exercice de la fonction de Président ou de Présidente de la République ». Six cas spécifiques d’empêchement absolu sont énumérés, sans indiquer que d’autres situations pourraient survenir et commander des actions similaires. Et, très clairement, aucun des six cas spécifiques énumérés ne concerne une situation où l’assemblée nationale ne reconnait pas la tenue d’une élection présidentielle ou son résultat. De plus, dans la plupart des scénarios, c’est plutôt le vice-président ou la vice-présidente de la République qui assume le remplacement et non le président de l’Assemblée nationale.
Finalement, à moins que l’empêchement absolu ne survienne au cours des deux dernières années (sur six) du mandat présidentiel – auquel cas « le vice-président ou la vice-présidente assumera la présidence de la République jusqu’à la fin du mandat » – l’article 233 stipule qu’on doit procéder « à de nouvelles élections universelles directes au cours des trente jours consécutifs suivants ».
Au lieu de cela, Juan Guaidó, qui est évidemment dans l’impossibilité de tenir un tel scrutin, s’emploie à obtenir des reconnaissances internationales, à appeler l’armée à se dissocier du président en exercice, à faire bloquer l’accès du gouvernement Maduro aux actifs du pays à l’étranger, toutes des actions aux antipodes de la constitutionnalité.
Des enjeux nombreux : pétrole, néolibéralisme et hégémonie
Sur le plan local, la perspective d’un éventuel gouvernement de droite au Venezuela, entièrement acquis au credo néolibéral face aux investissements et à la propriété étrangère et redevable envers ses parrains internationaux, se confirme déjà dans les propos de Carlos Vecchio, représentant du Juan Guaidó aux États-Unis : « Nous voulons aller vers une économie ouverte, nous voulons accroître la production pétrolière. La plus grande partie de cette augmentation proviendra du secteur privé. » Pour cela, il annonce l’abolition de l’exigence d’une participation de 51 % de la pétrolière d’État PDVSA dans tout partenariat d’exploitation.
Au-delà du pétrole et de la volonté de mettre un terme au projet de « révolution bolivarienne » au Venezuela comme tel, le coup de force actuel s’inscrit dans une volonté des États-Unis de rétablir leur position hégémonique en Amérique latine.
En effet, depuis le début du 21e siècle, un certain virage à gauche s’était opéré dans plusieurs pays, adoptant des politiques sociales progressistes et prenant leurs distances face au modèle économique néolibéral, souvent avec l’appui du Venezuela chaviste. La position dominante de l’empire étasunien s’en est trouvée grandement affaiblie, par exemple au sein de l’Organisation des États américains (OÉA), où cette situation a perduré jusqu’à aujourd’hui, les États-Unis ne parvenant pas à obtenir la suspension du Venezuela, ni, plus récemment, la reconnaissance de l’autoproclamation de Juan Guaidó. Dans ce contexte, même s’ils n’en font pas partie, la mise en place du Groupe de Lima a clairement pour objectif de créer une concertation prônant, face au Venezuela, la même ligne dure que les États-Unis.
Dans la même période, la montée en puissance de la Chine et de la Russie a entraîné la croissance de leur présence sur le continent sud-américain, notamment au Venezuela à la faveur des sanctions économiques qui lui ont été imposées. Concernant ces pays, Carlos Vecchio dit qu’ils doivent maintenant reconnaître que « le vent a tourné » et que « vingt ans c’est assez ». De plus, il indique que parmi les dettes du pays, celles qui sont garanties par de futures livraisons de pétrole – dont la plus grande partie des quelques 70 milliards de dollars prêtés par la Chine – ne seront peut-être pas honorées.
Le 30 janvier dernier, le Wall Street Journal confirmait d’ailleurs que le renversement de Maduro n’était, pour le gouvernement Trump, que la première étape d’un plan pour restructurer l’Amérique latine, les prochaines cibles étant Cuba et le Nicaragua, les autres membres de la « troïka de la tyrannie ». À propos de Cuba, l’article indiquait que plus de sanctions seraient prochainement décrétées contre ce pays et qu’il serait remis sur la liste étasunienne des pays supportant le terrorisme.
Et le Canada là-dedans ?
Le Canada est partie prenante de la tentative actuelle de coup d’État et il a été impliqué dans sa genèse. Il justifie ses actions illégales en vertu du droit international avec le même discours mensonger d’ « engagement à promouvoir et à protéger la démocratie et les droits de la personne » au Venezuela.
D’une part, il a imposé des sanctions économiques contre le Venezuela et des hauts fonctionnaires de son gouvernement, en étroite concertation avec les États-Unis. En effet, sur le site www.international.gc.ca, on peut lire : « Les sanctions canadiennes liées au Vénézuéla ont été adoptées en vertu de la Loi sur les mesures économiques spéciales dans le but de mettre en œuvre la décision de l’Association créée entre le Canada et les États-Unis, le 5 septembre 2017. Cette Association invite ses membres [deux membres! NDLR] à prendre des mesures économiques à l’encontre du Vénézuéla ainsi qu’à l’encontre des personnes qui contribuent activement à la situation actuelle au Vénézuéla. »
D’autre part, le Canada a été l’un des tout premiers pays à reconnaître l’autoproclamation de Juan Guaidó.
Le rôle actif du Canada dans cette crise est d’ailleurs reconnu dans l’article d’AP News faisant état des préparatifs du coup d’État à partir de la mi-décembre 2018. Il se termine en affirmant que le Canada a joué un rôle important dans les coulisses et en révélant que la ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, a eu une conversation avec Guaidó, le soir précédant l’investiture de Maduro, pour lui offrir le soutien du Canada s’il décidait de confronter Maduro. Donc deux semaines AVANT que Guaidó s’autoproclame président…
Sûrement en concertation avec les États-Unis, qui n’en font pas partie, le Canada a convoqué une réunion d’urgence du Groupe de Lima et « d’autres participants », à Ottawa le 4 février. Sur le site https://www.canada.ca/fr/affaires-mondiales/, on peut lire : « La prochaine réunion rassemblera les ministres des Affaires étrangères des pays du Groupe de Lima ainsi que des participants de l’ensemble de la communauté internationale. Ils se réuniront pour discuter de l’appui à Juan Guaidó, président par intérim du Venezuela, et pour explorer les moyens par lesquels la communauté internationale peut soutenir davantage le peuple du Venezuela. »
Pour le Canada (et nos médias, qui reproduisent généralement cet abus de langage) « l’ensemble de la communauté internationale » se résume – comme toujours – à leurs alliés occidentaux. Dans la même veine, pour produire l’effet voulu sur le public, ils limitent généralement leur liste de pays qui ne reconnaissent pas Juan Guaidó à la Russie, la Chine, Cuba et la Corée du Nord… alors que la majorité des pays de l’OÉA et la plupart des pays du monde ne le reconnaissent pas, incluant l’Inde, l’Afrique du Sud, l’Irlande, la Grèce et l’Italie, pour ne nommer que ceux-là.
À l’issue de sa réunion d’urgence, le Groupe de Lima a émis une déclaration en 17 points (non endossée par le Mexique, la Guyane et Sainte-Lucie) qui consolide le coup de force en cours : en accueillant Guaidó comme membre du Groupe; en reconnaissant les diplomates qu’il a nommés dans leurs pays; en renonçant d’avance à tout dialogue avec le gouvernement Maduro; en appelant l’armée vénézuélienne à soutenir Guaidó; en appelant « les membres de la communauté internationale à prendre des mesures pour empêcher le régime Maduro d’effectuer des transactions financières à l’étranger, d’accéder aux avoirs internationaux du Venezuela et de faire des affaires dans les domaines du pétrole, de l’or et d’autres avoirs ». Le tout en blâmant, bien sûr, ce même gouvernement d’être responsable de la grave situation humanitaire au sujet de laquelle ils réitèrent « leur profonde préoccupation ».
Tout cela n’est pas sans rappeler le rôle du Canada dans le coup d’État qui a renversé le gouvernement Aristide en Haïti en 2004, ni sa participation, aux côtés des États-Unis, dans de nombreuses guerres – souvent illégales et toujours dévastatrices – en Irak (1991), en Somalie (1993), en Yougoslavie (1999), en Afghanistan (2001-2014), en Libye (2011), en Irak et en Syrie (2014-2019).
L’intérêt du Canada à participer au coup de force contre le Venezuela relève de la même logique que celle des États-Unis. Grand producteur pétrolier et joueur incontournable dans l’extraction minière dans le monde, le Canada agit ici au service des grands milieux d’affaires de ces secteurs pour qui la mise en place d’un gouvernement ouvert aux investissements et à la propriété étrangère serait grandement bénéfique. Outre le pétrole, le Venezuela possède des dépôts d’or et d’autres minéraux très importants et un long contentieux oppose le pays à l’industrie minière canadienne à cet égard. En effet, en 2011, le président Hugo Chavez a nationalisé les mines d’or du Venezuela, saisissant notamment les concessions des compagnies canadiennes Rusoro Mining et Gold Reserve. Le 12 octobre dernier, après des années de négociations et d’arbitrage international, Rusoro Mining a accepté l’offre du gouvernement Maduro de 1,3 milliards de dollars comme règlement du litige, avec la possibilité d’un partenariat avec PDVSA pour exploiter deux mines. La crise actuelle au Venezuela est évidemment bien loin d’être propice à l’actualisation d’un tel règlement. Déjà, en avril 2018, le pays avait cessé ses paiements mensuels à une autre compagnie minière canadienne, Gold Reserve, qui avait accepté, en septembre 2016, un règlement semblable au montant de 1,03 milliards de dollars.
Respect du droit international OU mise en scène d’une intervention militaire « nécessaire » ?
Les manœuvres politiques, la répression et l’autoritarisme du gouvernement Maduro peuvent certes être critiquées, voire condamnées. Mais là n’est pas la question.
Comme le rappelle avec urgence M. Idriss Jazairy, rapporteur spécial des Nations Unies sur l’impact négatif des mesures coercitives unilatérales sur la jouissance des droits humains: « La coercition, qu’elle soit militaire ou économique, ne doit jamais être utilisée pour obtenir un changement de gouvernement dans un État souverain. L’utilisation de sanctions par des puissances étrangères pour renverser un gouvernement élu viole toutes les normes du droit international ».
La trajectoire actuelle suivie par les États-Unis et leurs alliés, dont le Canada, est donc illégale. Et, de toute évidence, la reconnaissance de l’autoproclamation d’un chef de l’opposition comme chef d’État constitue une ingérence grossière dans les affaires intérieures d’un pays, tout comme le transfert des actifs de ce pays à ce chef autoproclamé et l’accréditation des diplomates qu’il nomme.
Alors que les tensions augmentent non seulement au Venezuela mais un peu partout sur la planète, risquant de nous engouffrer dans une conflagration mondiale, la seule issue possible est celle de la reconnaissance de la souveraineté de tous les pays, de la non-ingérence dans leurs affaires intérieures, du respect du droit international et de la multiplication des efforts pour arriver à des solutions négociées entre les parties dans tous les conflits.
Les plus récentes sanctions appliquées par les États-Unis et celles, similaires, auxquelles appelle le Groupe de Lima, affectant le pétrole, l’or et les autres avoirs du Venezuela, nous entraînent, à nouveau, dans une toute autre direction et pourraient avoir un impact terrible sur la population du pays, qui risque d’en être la première victime. C’est ce qui ressort d’un article du New York Times du 8 février 2019 dans lequel Francisco Rodríguez, économiste vénézuélien de la firme de courtage Torino Capital affirme : « J’ai peur que si ces sanctions sont mises en œuvre dans leur forme actuelle, ce sera la famine. »
La seule approche responsable et légitime à la crise qui ébranle le Venezuela exige de lever immédiatement les sanctions économiques étasuniennes, canadiennes et autres et de répondre sincèrement à l’appel du secrétaire général des Nations Unies, Antonio Gutteres, à la réduction des tensions au Venezuela et à l’ouverture d’un dialogue politique crédible et inclusif.
Soucieux de trouver une solution pacifique, c’est dans cette voie que se sont engagés le Mexique, l’Uruguay et les pays de la Communauté des Caraïbes qui ont préparé un plan, nommé « mécanisme de Montevideo », qui n’exige pas d’élections présidentielles immédiates et qui prévoit quatre phases avec un accompagnement international. Ce plan a été présenté le 7 février 2019 à la réunion du Groupe international de contact (GIC) sur le Venezuela, lancé le 31 janvier par l’Union européenne et qui regroupe huit pays européens (Allemagne, Espagne, France, Italie, Portugal, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suède) et cinq pays d’Amérique latine (Uruguay, Bolivie, Costa Rica, Équateur et Mexique). Donc une majorité de pays reconnaissant Guaidó et une minorité – Mexique, Uruguay et Italie – ne le reconnaissant pas. Le GIC s’est donné trois mois pour définir un processus politique de sortie de crise via des élections.
Pour le moment, un tel processus semble avoir peu de chance de se réaliser puisque Guaidó, les États-Unis et le Groupe de Lima ne cessent d’affirmer que le temps du dialogue est révolu et qu’il n’est pas question de négocier avec Maduro. Concernant ce dernier, dans une « blague » à la radio, John Bolton a même dit : « Je lui souhaite une longue et paisible retraite sur une belle plage loin du Venezuela (…) plutôt que de se retrouver sur une autre plage comme Guantanamo. »
Les États-Unis semblent davantage intéressés par une mise en scène sordide – à laquelle plusieurs médias contribuent en y braquant tous leurs projecteurs – autour de la livraison de quelques vingt millions de dollars en nourriture et en médicaments, qui ont commencé à s’empiler dans des entrepôts à la frontière Colombie-Venezuela. Un chantage à l’aide humanitaire éhonté et une somme ridicule quand on prive le pays de milliards de dollars en revenus. Un chantage qui pourrait bien devenir le prétexte d’une intervention militaire prochaine.
En effet, le 10 février 2019, Juan Guaidó déclarait que d’empêcher l’entrée de cette aide constituait un « crime contre l’humanité » et faisait des militaires vénézuéliens des « quasi-génocidaires » ! Déjà, le 8 février, il s’était dit prêt à autoriser une intervention militaire des États-Unis « en faisant usage de notre souveraineté, en exerçant nos prérogatives » !
La veille, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, avait rappelé via son porte-parole, Stéphane Dujarric, que « l’aide humanitaire ne devrait jamais être utilisée comme pion politique » et « devait demeurer indépendante d’objectifs politiques, militaires, ou autres ».
Les hauts cris poussés par Guaido, Trump et Bolton concernant la situation humanitaire au Venezuela et la légèreté avec laquelle ils envisagent ouvertement une « option militaire » font craindre le pire. Rappelons-nous seulement comment les guerres de « changement de régime » menées par l’empire étasunien ont mis de nombreux pays à feu et à sang au cours des dernières années et qu’à chaque fois des prétextes humanitaires ont été invoqués.
Il n’est trop tard pour que des négociations portent fruit, pas plus maintenant au Venezuela qu’en 2001, après les attentats du World Trade Center, avec l’Afghanistan. Dans ce pays, après 18 ans de guerre, les États-Unis en sont d’ailleurs réduits à négocier le retrait de leurs troupes… avec les Talibans.
Le respect du droit international et la recherche d’une solution politique authentiquement vénézuélienne par la négociation demeurent les seuls remparts contre la barbarie et le chaos d’un nouveau conflit armé.
* Raymond Legault milite depuis des années au sein du Collectif Échec à la guerre. Mais c’est à titre personnel que ce texte est écrit.