Patrick Cockburn, The Independent, 28 juin 2015
[Adapté de l’anglais par Geneviève Manceaux, écrivain]
Patrick Cockburn conclut son étude de la situation dans la région sur un aperçu des deux aspects principaux de la rapide expansion du califat auto-proclamé, à savoir la force de l’organisation même, mais aussi, tout aussi importantes, les spectaculaires faiblesses de ses opposants.
Sept guerres font rage au sein des pays musulmans situés entre les frontières du Pakistan à l’est et du Nigéria à l’ouest. Dans chacun de ces pays (Afghanistan, Irak, Syrie, Yémen, Libye, Somalie et Nigéria du Nord-Est), une version locale du groupe EIIS (État islamique en Irak et en Syrie) est soit déjà implantée, soit en train d’asseoir son influence. La clé de son explosive expansion en Irak et en Syrie depuis 2011 tient à ses capacités en tant que machine de combat, lesquelles sont faites d’une combinaison de fanatisme religieux, d’expertise militaire et d’extrême violence. En outre, c’est parce qu’il n’a pour opposants que des armées et des gouvernements faibles, corrompus ou inexistants que ses succès sont rendus possibles.
La portée d’action du groupe « État islamique » a reçu une hideuse démonstration la semaine dernière avec la quasi-simultanéité des attaques perpétrées en Tunisie, en France, au Koweït et à Kobané en Syrie. Les trois premières atrocités ont fait l’objet d’une couverture médiatique intensive, mais c’est à Kobané, la quatrième, qu’a eu lieu le plus important massacre, et de loin : au moins 220 civils kurdes, femmes et enfants compris, y étaient, jeudi dernier, exterminés par des combattants de l’EIIS. C’est triste à dire, mais l’évènement n’a bénéficié que d’une attention limitée de par le monde, sans doute parce que l’exécution massive de civils est vue jusqu’à présent comme un épisode de plus, tragique mais inévitable, de la guerre en Syrie et en Irak.
Pareille désensibilisation au carnage en cours dans ce conflit n’est pas seulement moralement condamnable, elle trahit aussi un grave aveuglement politique. Les tueries dans une banlieue de Lyon, sur la plage de Sousse et à la mosquée de l’Imam al-Sadiq au Koweït ne ressemblent pas aux attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ou du 7 juillet 2005 à Londres. Ce qui les en distingue – et les rend, à certains égards, plus menaçants – tient dans le fait qu’aujourd’hui, il s’agit de crimes encouragés par un gouvernement qui, sous la forme de califat auto-proclamé, dispose d’une armée plus puissante et exerce son pouvoir sur davantage de gens que la plupart des États membres de l’ONU.
Les États-Unis et les gouvernements ouest-européens redoutent de voir l’attention de leur population se centrer sur cette dangereuse évolution parce qu’ils ne veulent pas que soit mise en lumière leur propre responsabilité dans l’échec à affaiblir, voire même à contenir, l’EIIS.
Les atouts du groupe – tout autant que les faiblesses de ses opposants – contribuent à expliquer son ascension rapide et celle d’autres mouvements de type Al-Qaïda dans le Proche-Orient et l’Afrique du Nord. Mais il y a un ingrédient toxique de plus qui le propulse à l’avant-scène, consistant dans l’exacerbation et l’exploitation des différences et des haines religieuses, celles qui existent entre Musulmans sunnites et chiites de façon plus marquée. Lorsque, dans la foulée de l’invasion étasunienne en 2003, Abou Moussab al-Zarquaoui posa les prémisses d’Al-Qaïda en Irak, ainsi que de l’État islamique, sa première cible était les Chiites irakiens. Les auteurs des attentats-suicides à la bombe massacraient les civils chiites tandis que ceux-ci étaient à la prière, cherchaient du travail sur les places de marché ou étaient en attente d’un bus.
C’est en grande partie la même chose qui se passe actuellement dans les pays musulmans du monde entier et particulièrement dans les sept ravagés par la guerre. À titre d’exemple, citons le Yémen, dont un tiers des 25 millions d’habitants appartiennent à la secte chiite zaïdite alors que le reste est sunnite, mais où il n’y a eu que peu de conflits dans le passé. En avril de cette année, le groupe « État islamique » a signalé sa présence au Yémen en publiant sur Internet une vidéo qui montre quatre soldats des forces gouvernementales en train de se faire décapiter et dix autres, exécuter.
À comparer avec « Al-Qaïda dans la Péninsule arabique » (AQPA), l’EIIS est apparu tardivement au Yémen, mais l’un et l’autre prospèrent avec la montée de l’hostilité entre Sunnites et Chiites, si bien que leurs membres peuvent se présenter comme les troupes de choc et les protecteurs de la communauté sunnite. Là où les victimes chiites sont inexistantes, comme c’est le cas en Libye, le second de ces groupes s’en est pris à des travailleurs migrants chrétiens venus d’Égypte et d’Éthiopie.
L’assassinat de Chiites n’est pas seulement une expression de haine, il cache également un dessein moins évident, quoique démoniaque. Le but visé consiste à fomenter de l’agitation parmi les Chiites afin qu’ils prennent leur revanche contre leurs agresseurs, témoin les meurtres de masse commis à l’endroit des Sunnites à Bagdad en 2006 et 2007, à la suite desquels ceux-ci ont été refoulés dans quelques enclaves, principalement à l’ouest de la ville. En provoquant les Chiites, on conduit les Sunnites à n’avoir plus d’autre choix que de se tourner vers l’EIIS ou les clones d’Al-Qaïda pour leur servir de défenseurs. La même stratégie peut maintenant réussir au Yémen.
Le fait que l’EIIS rende publiques et revendique ses atrocités en vue de répandre la peur, en masque un autre : les groupes affiliés officiels d’Al-Qaïda, tels que Jabhat al-Nosra en Syrie ou AQPA au Yémen, sont tout aussi dangereux que lui. Fondamentalement, leur plan est très semblable à celui du califat auto-proclamé, alors qu’Al-Nosra pratique la conversion forcée des Druzes et le massacre de ceux d’entre eux qui résistent. Cette tentative pour redorer leur image de djihadistes sunnites qui, bien qu’extrémistes, n’appartiennent pas à l’EIIS, est opportuniste et vise souvent à faire d’eux des mandataires plus acceptables d’États sunnites tels que la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar.
Il y a eu, pendant longtemps, mésentente sur la véritable force de l’EIIS et sa capacité d’expansion. Selon une vue d’ensemble, l’argument voulant que l’organisation soit plus puissante qu’il n’y paraît, repose sur des évènements comme la capture de Mossoul le 10 juin 2014 et de Ramadi le 17 mai cette année. Ces victoires du groupe terroriste, qui ont pris le monde par surprise, sont importantes dans la mesure où elles lui permettent de prétendre que sa réussite est d’inspiration divine. Quant à l’expansion du groupe, elle se fonde en réalité sur deux aspects principaux, la force de l’organisation elle-même, mais également les spectaculaires faiblesses de ses opposants. Ce sont ces faiblesses qui, de façon répétitive, ont dépassé les prévisions, conduisant, d’une part, l’armée irakienne à prendre la fuite à Mossoul et à Ramadi et, d’autre part, les Peshmergas kurdes irakiens – soi-disant plus aguerris – à se désintégrer à égale vitesse en août dernier. Tout experts que soient les militants de l’EIIS à tenir secrets le lieu et l’heure de leur assaut principal, c’est la faiblesse de la résistance qui a déterminé l’issue de la bataille.
Le même modus operandi se répétant dans l’ensemble du monde musulman, de nombreuses occasions s’offrent ainsi à ce groupe et à ses équivalents d’Al-Qaïda. Certains pays n’ont pas de véritable gouvernement. C’est le cas de la Somalie depuis le renversement de Siad Barré en 1991. Après une spectaculaire – et désastreuse – intervention américaine durant la décennie ’90, les puissances étrangères ont cherché à contenir plutôt qu’à éliminer la menace. La Somalie était vouée à jouer le rôle d’abri pour les terroristes d’Al-Qaïda et les pirates – mais du moins peu d’endroits au monde ne lui ressemblent-ils tout à fait.
Néanmoins, les États « défaillants » sont plus dangereux qu’ils n’en ont l’air parce qu’à la suite de l’effondrement de leur gouvernement central, se crée un vide facilement comblé par des groupes comme l’EIIS. À plusieurs reprises, l’intervention militaire étrangère a contribué à créer de telles conditions – en Irak en 2003, mais aussi en Libye en 2011 et au Yémen cette année où une campagne aérienne menée par les Saoudiens a ciblé l’armée yéménite, seule institution qui assurait encore l’unité du pays. Le phénomène qu’on pourrait appeler « somalisation de pays » est d’ailleurs en train de se répandre et les populations du reste du monde, elles, sont en train d’apprendre qu’un « État défaillant » devrait inspirer la peur plutôt que la pitié.
Les croyances de l’EIIS sont à raison perçues comme apparentées à celles du wahhabisme saoudien, les deux idéologies dégradant le statut des femmes, imposant des normes fondamentalistes islamiques et voyant dans les Chiites et les Chrétiens des hérétiques ou des païens. Cependant, bien que l’une et l’autre aient des traits communs, elles ne sont pas identiques. Les valeurs en lesquelles croit le groupe terroriste et qu’il met en application, relèvent d’une sorte de néo-wahhabisme, distinct de la variante de l’Islam qui prévaut en Arabie saoudite. En pratique, l’État saoudien ne tente pas, à l’instar de l’EIIS, de tuer sa minorité chiite, forte de deux millions de personnes, quoiqu’il puisse exercer de la discrimination contre elle. Il serait plus exact d’accuser l’Arabie saoudite d’avoir, durant le demi-siècle passé, utilisé avec succès sa grande richesse pour placer la tendance principale de l’Islam sunnite sous l’intolérante influence du wahhabisme, durcissant ainsi les antagonismes religieux.
La violence et la détermination avec lesquelles il a étendu son joug a valu à l’EIIS de nombreux ennemis, mais dont la désunion, les rivalités et les suspicions mutuelles sont importantes. Si les États-Unis et l’Iran combattent tous deux les militants islamistes en Irak et en Syrie, aucun de ces pays ne veut voir l’autre en ressortir comme la puissance étrangère prédominante. Le combat des États-Unis contre l’EIIS, Jabhat al-Nosra et d’autres groupes similaires, est par ailleurs entravé par leur détermination à mener leur action sans s’aliéner les états sunnites auxquels ils sont alliés et dont le soutien est déterminant pour assurer leur pouvoir au Proche-Orient.
Tel a été le modèle de politique suivi depuis le 11 septembre 2001, alors que Washington désirait punir les auteurs des attentats, tout en évitant soigneusement de lier ceux-ci à l’Arabie saoudite, patrie d’Oussama ben Laden, de 15 des 19 pirates de l’air et des donateurs privés qui ont financé l’opération. Bien que sous pression, l’EIIS ne l’est pas suffisamment pour qu’on parvienne à l’écraser ou à prévenir sa future expansion.