Patrick Cockburn, The Independent, 26 juin 2015
[Adapté de l’anglais par Geneviève Manceaux, écrivain]
Le 29 juin, premier jour du Ramadan 2014, les chefs d’une armée sunnite en opération à la frontière entre Syrie et Irak, proclamaient un « État islamiste » sous la direction d’Abu Bakr al-Baghdadi, son nouveau calife. Bon nombre d’entre nous entendaient alors pour la première fois les noms EIIL (État islamique en Irak et au Levant) – ou EIIS (État islamique en Irak et en Syrie) ; mais la force, le fanatisme et la cruauté du nouveau groupe allaient rendre ce nom rien de moins que familier dans les douze mois à venir – de tels attributs n’ayant encore montré aucun signe de déclin. Patrick Cockburn nous fournit ici un aperçu du tableau des activités militaires de l’EIIS.
L’État islamiste est plus puissant à présent qu’au moment de sa création le 29 juin de l’année dernière, peu de temps après que ses combattants eurent pris possession d’une grande partie de l’Irak septentrional et occidental. Sa capacité à aller de victoire en victoire s’est vue confirmer le 17 mai dernier en Irak avec la prise de Ramadi, capitale de la province d’Anbar, et en Syrie, quatre jours plus tard, avec la conquête de la ville de Palmyre, l’une des plus fameuses cités de l’Antiquité, également noyau central de voies de transport modernes.
Ces deux victoires montrent comment le pouvoir de l’EIIS a gagné en force : le groupe peut maintenant lancer une attaque simultanée sur des fronts multiples, distants les uns des autres de centaines de milles, une capacité qu’il ne possédait pas il y a un an. Selon une progression très rapide, ses troupes ont successivement défait les armées irakienne et syrienne, lesquelles, fait également révélateur, n’ont pu lui opposer de contre-attaque efficace.
Au vu des raids aériens menés par la Coalition sous conduite étasunienne, les succès ainsi remportés par L’EIIS durant son offensive estivale de 2014 seraient censés être impossibles. Les frappes, commencées en août dernier sur le territoire irakien, se sont étendues à la Syrie en octobre suivant, ayant, au terme de 4 000 raids, tué 10 000 combattants de l’EIIS, selon un rapport récent des autorités américaines officielles. Indubitablement, la campagne aérienne a infligé de lourdes pertes à L’EIIS, mais ces pertes ont trouvé compensation dans l’enrôlement de recrues au sein du califat auto-proclamé, dont la taille est celle de la Grande-Bretagne avec une population de cinq ou six millions d’habitants.
Si la perte de Ramadi et de Palmyre revêt une signification bien particulière, c’est que les deux villes ne sont pas tombées à la suite d’attaques-surprises, comme ce fut le cas lors de la capture inattendue, en 2014, de Mossoul, deuxième plus grande ville irakienne. Cette dernière ville comptait une garnison d’environ 20 000 hommes, évaluation chiffrée impossible à confirmer du fait que les forces armées irakiennes fourmillaient de soldats « virtuels », c’est-à-dire qui n’existaient pas physiquement, mais dont la solde était empochée par des officiers et des fonctionnaires du gouvernement. Dans la suite des choses, Bagdad a admis avoir dénombré 50 000 soldats de ce type. Par ailleurs, de nombreux soldats, bien réels ceux-là, ont versé une commission d’au moins la moitié de leur salaire à des officiers en échange d’une dispense du service militaire.
Historique de l’émergence de l’EIIS
À Ramadi, ville arabe sunnite jadis forte d’une population de 600 000 habitants, l’issue de la bataille aurait dû se différencier de celle de Mossoul. L’assaut de l’EIIS à la mi-mai représentait le point culminant, entièrement prévisible, d’une série d’attaques incessantes durant les huit mois suivant octobre 2014. Moins prévisibles étaient la retraite, présentant toutes les allures d’une fuite, des forces gouvernementales et, à plus long terme, la même vieille disparité fatale entre la taille déclarée des troupes armées irakiennes et leur force de combat réelle.
Un élément clé du paysage politico-militaire en Irak est que l’armée irakienne ne s’est jamais remise de ses défaites de 2014. Pour faire face aux attaques de l’EIIS sur plusieurs fronts, elle s’appuyait sur des effectifs d’un peu moins de cinq brigades, ou entre 10 000 et 12 000 soldats en état de se battre, alors que « le reste étaient tout juste bons à servir de factionnaires aux postes de contrôle », pour reprendre les termes d’un haut gradé de la sécurité irakienne. Au demeurant, plusieurs de ces unités d’élite, incluant la prétendue Garde républicaine spéciale, qui se trouvaient à Ramadi, se plaignaient d’épuisement et faisaient état de pertes sérieuses sans que leur soient fournis de remplaçants.
En fait, même la présence de troupes expérimentées était insuffisante. La cause de la défaite des forces gouvernementales, on la trouve en partie expliquée dans une entrevue du journal « The Independent » avec le colonel Hamid Shandoukh, commandant de police dans le secteur sud de Ramadi pendant la bataille finale. Faisant le point sur le sort de son détachement, le colonel déclare : « En trois jours de bataille, 76 de nos hommes ont été tués et 180, blessés. » Les commandants de l’EIIS ont eu recours à un coquetel mortel de tactiques éprouvées : l’envoi préalable de volontaires étrangers fanatiques dans des véhicules bourrés d’explosifs pour détruire les fortifications gouvernementales, ces attentats-suicides à grande échelle, avec des explosions capables de détruire tout un quadrilatère urbain, étant suivis par les assauts d’une infanterie bien entraînée, composée de tireurs embusqués et d’équipes d’obusiers.
Toujours selon le colonel Shandoukh, lui-même Arabe de confession sunnite, la racine du problème est simple : ni les forces de sécurité irakiennes ni les forces tribales ralliées au gouvernement n’avaient reçu de renforts ou d’équipement adéquat. C’est le sectarisme qui est à blâmer, un sectarisme apparu « par suite de la crainte [du gouvernement] qu’une mobilisation des populations d’Anbar, d’allégeance sunnite, n’en vienne à constituer ultérieurement une menace pour le gouvernement ».
Aux yeux de ce même colonel, les armes sophistiquées sont réservées aux milices chiites et aux unités spéciales de lutte anti-terrorisme, tandis que la police arabe d’Anbar, au sein de laquelle prédominent les éléments sunnites, n’a reçu que sept camions militaires Humvee, beaucoup moins que la quantité passée aux mains de l’EIIS à Mossoul et de loin.
Je me méfie cependant un peu des explications du colonel Shandoukh voulant que la victoire de l’EIIS soit due à un armement supérieur refusé à ses propres troupes par le gouvernement de Bagdad sous domination chiite. Le manque d’armes lourdes est un prétexte invariablement utilisé par les chefs irakiens et kurdes afin de justifier les revers qui leur sont infligés par des forces inférieures. D’ailleurs, cette assertion est fréquemment contredite par des photos et des vidéos prises par l’EIIS après sa capture des positions de l’ennemi, montrant des tas d’armes abandonnées.
À Mossoul l’an dernier et encore à Ramadi presqu’un an après, on observait le même effondrement du moral au sein du commandement gouvernemental, menant à un inutile retrait des troupes sous l’effet de la panique. Pour reprendre les propos amers du général Martin Dempsey, chef d’état-major des armées des États-Unis, « les forces de sécurité irakiennes n’ont pas été chassées de Ramadi, c’est d’elles-mêmes qu’elles ont fui Ramadi ».
À en croire le colonel Shandoukh, la méfiance qui règne entre sunnites et chiites constitue la cause principale de la déroute. Il soutient que les habitants d’Anbar, vaste province équivalant à un quart du territoire entier de l’Irak, « sont perçus comme des terroristes par le gouvernement ; même le personnel militaire sunnite et ses détachements n’en reçoivent pas plein appui. » D’autres blâment la corruption et le dysfonctionnement généralisé de l’État irakien dans un pays où la loyauté première des citoyens va à leur communauté sectaire ou ethnique. Le nationalisme irakien n’a pas la cote auprès d’eux!
Mais la désintégration militaire de l’armée irakienne peut être attribuable à une cause plus précise, à savoir le lien de sur-dépendance qu’elle entretient à l’endroit des raids aériens menés par les Américains, ce qui vaut également pour les Peshmerga kurdes. Ainsi, dans le Kurdistan irakien, les Peshmerga répondent aux attaques de l’EIIS en dévoilant l’emplacement exact de ses troupes aux États-majors mixtes des forces kurdes et américaines basés à Erbil, desquels dépendent les raids aériens. De façon révélatrice, ce fut l’imminence d’une tempête de sable menaçant d’aveugler l’aviation américaine et ses drones, donc, d’empêcher leur utilisation, qui fut apparemment la raison invoquée pour donner l’ordre aux forces irakiennes d’abandonner Ramadi, « impossible à reprendre sans l’appui des frappes aériennes américaines », de l’avis du colonel Shandoukh.
Il y a lieu de penser que la colère mal dissimulée du général américain Dempsey devant la débâcle de Ramadi ait été engendrée par sa compréhension du fait que le désastre aura d’autres conséquences que la seule perte d’une ville, discréditant du même coup l’ensemble de la stratégie américaine face à l’État islamique. Cette stratégie, rappelons-le, avait pour but d’utiliser la puissance aérienne étasunienne en coordination avec l’action des forces terrestres locales afin d’affaiblir et, ultimement, d’éliminer l’EIIS. C’était là une politique dont Washington s’était auto-persuadé qu’elle fonctionnerait efficacement jusqu’au moment précis de son effondrement le 17 mai.
À preuve : le compte rendu du 15 mai livré à un moment particulièrement mal choisi et sur un ton exagérément optimiste par le général de brigade Thomas D. Weidley, chef du personnel pour les Groupes de forces interarmées multinationales de l’opération « Inherent Resolve », alors que la campagne aérienne menée par les Américains en vue de défaire l’État islamique venait d’être annoncée. « Nous croyons fermement que l’[EIIS] est sur la défensive dans l’ensemble de l’Irak et de la Syrie, tentant de préserver ses acquis antérieurs en limitant ses attaques à des opérations de harcèlement localisées à petite échelle [et], occasionnellement, en lançant des attaques plus complexes ou de type spectaculaire afin d’alimenter son appareil d’information et de propagande », déclarait cet officier.
Depuis le début de la campagne aérienne, la Coalition a, au cours du dernier mois, lancé 165 raids à Ramadi et 420 dans la région de Falloujah-Ramadi, révélait le général Weidley, convaincu sans l’ombre d’un doute qu’avec ces frappes, la série de victoires de l’EIIS avait pris fin.
Il faut garder présent à l’esprit le fait que le jour même où ce général livrait ses commentaires optimistes, l’EIIS se rendait maître des dernières places fortes gouvernementales à Ramadi. En d’autres termes, peu importe l’interprétation fournie par le Pentagone concernant les évènements qui se déroulaient sur les champs de bataille de l’Irak et de la Syrie, elle était fausse. Comme dans le cas de la Corée en 1950 et du Sud-Vietnam en 1968, un ennemi que les militaires américains étaient persuadés d’avoir mis en fuite, rendait soudainement les coups avec un effet dévastateur. Les frappes aériennes dans le secteur de Ramadi et 330 autres frappes, ciblant la raffinerie et la ville de Baiji et leurs environs, n’ont pas empêché l’EIIS de concentrer ses forces et de mener une offensive réussie.
Mais les généraux américains ne sont pas les seuls à faire montre d’un optimisme exagéré. La capture, par l’armée irakienne et les milices chiites, de la ville de Tikrit, lieu de naissance de Saddam Hussein, a suscité des allégations exagérées dans le monde entier, voulant que l’État islamique soit en retraite. Le premier avril, on a vu le Premier ministre irakien, Haïder al-Abadi, parader sur la rue principale de Tikrit sous les applaudissements de ses troupes triomphantes. Il annonça ultérieurement que la « prochaine bataille » se livrerait pour Anbar, prédiction qui s’avéra juste, mais pas au sens où M. Abadi l’entendait – en effet, cette bataille fut, de façon décisive, remportée par l’EIIS.
Ce que la chute de Ramadi a révélé au grand jour, c’est que la politique occidentale en vue de la défaite de l’EIIS en Irak est un échec et qu’aucune nouvelle politique n’a été conçue pour la remplacer. Si la même chose n’est pas arrivée en Syrie, c’est d’abord simplement parce que l’Occident n’y a jamais eu de politique ou, selon une formulation plus charitable, qu’à supposer l’existence d’une politique, elle présentait de telles contradictions qu’elle en était dénuée de toute cohérence ou chance de succès (un sujet que je compte explorer dans un prochain article de cette même série).
L’Occident aimerait affaiblir le président Bashar al-Assad, mais redoute, s’il y parvient, de voir s’effondrer son régime avec lui et, dès lors, de créer un vide qui serait comblé par l’État islamique et Jabhat al-Nosra, affilié syrien d’al-Qaïda dirigeant une coalition de groupes arabes sunnites, formés de rebelles fondamentalistes soutenus par la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar.
Parmi les combattants de l’opposition syrienne, les groupes modérés soutenus par l’Occident jouent seulement un rôle marginal. Ancien ambassadeur des États-Unis en Syrie et partisan de longue date des rebelles modérés, Robert Ford modifiait sa position, plus tôt cette année, en décrivant ainsi la réalité en Syrie : « les gens que nous avons soutenus, n’ont pas été assez forts pour défendre leur position contre le Front al-Nosra ».
Alors que la puissance d’Assad décline, la politique occidentale prétend qu’il existe toujours une alternative « modérée » à l’actuel président syrien. Tant Assad que l’État islamique et le groupe Jabhat al-Nosra bénéficient de la totale militarisation des politiques syriennes grâce à laquelle aucun compromis n’est possible entre groupes ennemis. Un état de guerre permanent semble servir leurs intérêts, dans la mesure où leurs propres membres dissidents n’ont eux-mêmes d’autre recours que le combat.
Après la capture de Palmyre, l’État islamique menace à présent Deir ez-Zor, ville tribale arabe sunnite, l’un des rares bastions encore tenus par le gouvernement en Syrie orientale. L’EIIS se rapproche d’Alep, qui a déjà été la ville la plus importante de Syrie et espère probablement s’en emparer à un moment donné. Selon l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme, l’État islamique « occupe plus de 50% du territoire de la Syrie et est maintenant présent dans dix de ses quatorze provinces. » L’organisme ajoute que l’EIIS possède maintenant la majorité des champs de pétrole et de gaz syriens.
Pareille statistique donne toutefois une image légèrement grossie du contrôle de l’État islamique sur la Syrie, étant donné que la domination du groupe s’exerce principalement dans les régions faiblement peuplées de l’Est. Maintenu sous pression par les Kurdes syriens bien organisés, il a subi sa plus grande défaite contre ceux-ci alors qu’il échouait à s’emparer de la ville de Kobané en dépit d’un siège de quatre mois et demi. Le 16 juin, l’EIIS a perdu l’importante frontière permettant de traverser en Turquie à Tall Abyad après une attaque des Kurdes soutenus par les forces aériennes étasuniennes. Plus tôt cette semaine, on a appris que l’EIIS avait été chassé du village d’Aïn Issa et d’une base militaire avoisinante, à seulement 30 milles au nord de Racca, la ville syrienne dont l’EIIS a fait sa capitale.
Cet évènement a déclenché une fois de plus un discours exagérément optimiste sur l’affaiblissement de l’EIIS, alors que le groupe n’a pas essayé très fort de garder l’un et l’autre villages tandis qu’il était encerclé par les troupes kurdes. Comme en Irak, la détermination et la capacité kurdes à faire des avancées dans les régions à majorité arabe sunnite, sont limitées, de sorte que les Kurdes n’infligeront pas de défaite décisive à l’État islamique. Hier, la nouvelle a couru que l’EIIS avait fait une percée dans d’autres régions.
Si les chances de réussite à long terme de l’EIIS en Syrie y sont meilleures, c’est qu’en Syrie, les Arabes sunnites représentent quelque 60% de la population, tandis qu’en Irak, leur proportion est de seulement 20%. Il reste encore au groupe à dominer l’opposition sunnite en Syrie au même point qu’il le fait en Irak, mais cela peut venir. Alors que l’état de guerre sectaire enregistre une escalade, il sera difficile de triompher de l’idéologie sunnite fanatique combinée à l’expertise militaire qui caractérisent l’EIIS.