Banlieues de Beyrouth ou « châteaux forts du Hezbollah »?
Tels des perroquets, les médias des États-Unis répètent la propagande israélienne pour justifier le bombardement de civils
Par Séamus Malekafzali, The Intercept, 25 septembre 2024
Texte original en anglais / Original article in English – [Traduction : Dominique Peschard; révision : Martine Eloy]
Qualifier la banlieue sud de Beyrouth de « château fort » militant (NDLR : « stronghold » en anglais) revient à le dépeindre comme une énorme base militaire plutôt qu’une zone urbaine dense et pleine de vie.
Vendredi dernier (NDLR : le 20 septembre), Israël a attaqué une rencontre de dirigeants du Hezbollah dans le quartier al-Qaem de Beyrouth sud. Il s’agissait d’une opération d’assassinat qui donnait suite à la détonation dans les jours précédents de milliers de pagettes et de talkies-walkies bourrés d’explosifs.
En frappant al-Qaem, l’armée israélienne s’est vantée d’une « frappe de précision » au cœur du « château fort du Hezbollah à Beyrouth ». Les mots utilisés évoquaient une opération audacieuse et courageuse contre un centre militaire bien protégé, une sorte de Pentagone.
En réalité, il s’agissait d’une frappe massive qui à complétement oblitéré un édifice résidentiel et qui a tué non seulement les dirigeants du Hezbollah, mais aussi les nombreuses familles à l’intérieur. Parmi ces familles, beaucoup se trouvent sous les décombres et d’autres manquent encore à l’appel.
Dans presque toutes les nouvelles sur le sud de Beyrouth, les médias occidentaux répètent le discours de l’armée israélienne comme des perroquets, comme si « château fort du Hezbollah » faisait partie du nom du quartier. Ceux qui défendent l’utilisation de cette expression vont donner l’exemple de l’utilisation du mot « château fort » pour parler de zones d’appui au Parti démocratique ou aux travaillistes du Royaume-Uni, mais cet usage dans un contexte occidental ne prête pas à confusion.
Au Liban, l’allusion est évidente et elle sert directement les intérêts israéliens.
Qualifier Beyrouth sud, connu familièrement sous le nom arabe de Dahiya, de forteresse militaire permet à Israël d’avoir recours à une force massive contre des infrastructures civiles, comme pour les dirigeants du Hezbollah. Le but avoué est de décourager toutes attaques futures en frappant les lieux où l’appui au Hezbollah est le plus concentré. Israël fait payer les civils pour les gestes posés par le Hezbollah, et ensuite blâme le Hezbollah pour les morts qu’Israël a causés.
Cette stratégie porte même un nom : la Doctrine Dahiya, un nom inventé après qu’Israël ait presque détruit le quartier lors de la guerre de 2006 avec le Hezbollah. Elle est devenue le modus operandi d’Israël dans les guerres qui ont suivi, et la feuille de route pour la destruction totale de Gaza en cours.
Maintenant, avec l’escalade rapide des attaques israéliennes au Liban, la Doctrine Dahiya est de retour, justifiée par la description de la zone comme « château fort » militant.
La « Doctrine Dahiya »
Dahiya rassemble plusieurs quartiers à majorité shiite situés à la limite extérieure de la ville de Beyrouth où habitent plusieurs centaines de milliers de personnes. La densité de population y est bien plus grande que dans la capitale comme telle. Plusieurs camps de réfugié-e-s, palestiniens et autres, encore plus densément peuplés que les municipalités avoisinantes s’y trouvent.
Dans les années 1980, pendant la guerre civile de 15 ans, la zone a été la cible de massacres perpétrés par les milices chrétiennes libanaises de droite soutenues par Israël. Dahiya a vécu un autre épisode extrêmement meurtrier en 2006 quand il a été la cible d’un bombardement massif de la part d’Israël dans sa guerre avec le Hezbollah.
Les groupes comme le Hezbollah qui se sont opposés aux organisations qui ont semé cette destruction jouissent d’un appui significatif dans la région. Le Hezbollah est un parti politique avec des ailes militaire et civile qui interagit avec les institutions de l’état et participe aux élections comme n’importe quel autre parti politique du Liban. En se promenant dans Dahiya, surtout ces jours-ci, il faudrait être aveugle pour ne pas voir photo après photo de combattants du Hezbollah mort au combat et des portraits du secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah.
Bien que l’appellation « Doctrine Dahiya » soit apparu plus tard, peu de temps après la guerre, les représentants militaires israéliens ont parlé ouvertement de leur approche à Dahiya et ont énoncé clairement leur politique de ne pas faire de distinction entre les infrastructures militaires et civiles.
Dans une entrevue en 2008, le général israélien Gadi Eisenkot, qui a contribué à formuler la doctrine, a affirmé sans ambiguïté que l’attaque disproportionnée contre les infrastructures civiles était partie intégrante de la stratégie, et non pas un effet non voulu.
« Ce qui est arrivé au quartier de Dahiya de Beyrouth en 2006 arrivera à chaque village d’où proviennent des tirs contre Israël » a-t-il dit. « Nous appliquerons une force disproportionnée [contre le village] afin de provoquer beaucoup de dommages et de destruction. De notre point de vue ce ne sont pas des villages de civils mais des bases militaires. »
Il a ajouté : « Ceci n’est pas une recommandation. C’est un plan. Et il a été approuvé. »
Clairement et simplement, les vies libanaises ne comptent pas dans la lutte contre le Hezbollah. Les répercussions de ce changement explicite de politique se manifestent encore plus clairement dans la bande de Gaza.
Gaza comme base du Hamas
Depuis des mois, nous sommes témoins de rapport après rapport qui déclarent qu’à peu près tout dans la bande de Gaza est une base du Hamas, des endroits qui abritent des terroristes du Hamas, des postes de commande du Hamas.
Les mosquées, hôpitaux et écoles sont tous des cibles explicites de l’armée israélienne et leur rapport au Hamas n’est souvent jamais explicité. Quand des explications sont fournies, elles reposent sur toute forme d’interaction avec le Hamas, le gouvernement en place sur leur territoire.
Tout ce qui est lié au Hezbollah [NDLR : Hamas?] de la manière la plus large possible devient une cible militaire.
Les grands médias occidentaux ont docilement adopté cette rhétorique, jetant les bases pour la destruction d’endroits comme l’hôpital al-Shifa sans fanfare et sans grande justification. La reprise de la doctrine Dahiya au Liban fait appel à la même logique : tout ce qui touche le Hezbollah devient automatiquement une cible militaire de la manière la plus large possible.
Les médias occidentaux ne tolèreraient jamais l’utilisation de ce genre de discours à l’égard d’Israël. Aucun site de nouvelles des ÉU ne prendrait au sérieux l’argument que l’armée israélienne utilise des « boucliers humains » en ayant ses quartiers généraux au centre-ville de Tel Aviv.
De son côté, l’armée israélienne a réagi à une attaque de drone du Yémen sur Tel Aviv en montrant une image du lieu qui illustrait sa proximité avec des infrastructures civiles importantes, en soulignant son imprudence, apparemment sans réaliser l’ironie de la chose.
Le but de ce discours est clair : effacer l’existence de ces endroits, villes, villages et quartiers comme Dahiya en tant que centres vivants de population, avec leurs complexités politiques comme bien d’autres endroits, mais avant tout comme milieux de vie de millions de personnes vaquant à leurs occupations.
Tant qu’elles existent à l’extérieur des sphères d’influence étatsunienne et israélienne, les vies de ces personnes sont considérées jetables, destinées à être balayées comme dommages collatéraux d’une manière que les populations des États-Unis et d’Israël ne toléreraient jamais. Leurs vies revêtent seulement de l’importance lorsqu’elles peuvent être utilisées pour matraquer les groupes auxquels l’occident s’oppose, et quand ces populations refusent de jouer le jeu elles sont tout aussi rapidement oubliées.
Dahiya et toutes les personnes qui y résident ne devraient pas avoir à prouver leur humanité au monde. Ça devrait aller de soi.