Ce que le discours de Joe Biden sur l’état de l’Union n’a pas mentionné
Par Ken Klippenstein, The Intercept, 8 mars 2024
Texte original en anglais – [Traduction : Dominique Lemoine et Jade Trudelle; révision : Marcel Duhaime]
Le discours du président n’a pas fait mention de la guerre perpétuelle qui se poursuit au Moyen-Orient.
Quand nous analysons les discours sur l’état de l’Union, ce qui n’est pas dit peut être tout autant intéressant que ce qui est dit.
Durant son discours hier soir, le président Joe Biden n’a pas mentionné comment la guerre en Ukraine finira un jour par se terminer. Il n’a pas mentionné les décès de membres des forces armées des États-Unis depuis l’attaque du 7 octobre par le Hamas. Trois soldats des États-Unis ont été tués par un drone d’attaque en Jordanie et deux soldats de la marine sont morts pendant une mission pour interdire à un navire de transporter des armes vers le Yémen. Il n’a pas parlé des 170 attaques contre des troupes des États-Unis en Syrie et en Irak depuis le début de la guerre d’Israël à Gaza, des milliers de soldats des États-Unis stationnés dans ces mêmes pays, de même qu’en Jordanie, en Arabie saoudite, au Koweït, au Qatar, aux Émirats arabes unis, à Oman, à Djibouti et, en plus petits nombres, au Liban et en Égypte. Il n’a pas abordé la question des forces des États-Unis présentes en Asie centrale et au Pakistan pour continuer à chapeauter une guerre de longue haleine en Afghanistan. Il n’a pas parlé de l’aide militaire à Israël par les États-Unis, ni de Benjamin Nétanyahou, ni de la manière dont les États-Unis planifient utiliser leur influence pour mettre fin au conflit.
Biden n’a pas mentionné l’État de surveillance rampant, ni son récent encouragement aux pouvoirs d’espionnage de la NSA en faisant pression pour la réautorisation de la section 702 de la Loi sur la surveillance des renseignements étrangers. Il n’a pas parlé des augmentations à venir des budgets de l’armée, du renseignement et de la sécurité intérieure, ni expliqué pourquoi plus de 2 000 milliards de dollars sont désormais nécessaires. Il n’a pas parlé de la concentration ciblée de l’administration sur le terrorisme intérieur et sur l’extrémisme, ni de la manière de poursuivre en justice les menaces de violence et l’illégalité, tout en préservant le droit du public à la vie privée et à la liberté d’expression. Il n’a pas parlé de la prétendue menace que représenterait TikTok pour la sécurité nationale, ni du soutien de la Maison-Blanche à une législation qui essaiera d’interdire la puissante application des médias sociaux. Il n’a pas parlé des dangers croissants de la guerre dans l’espace, ni de la militarisation en cours de l’espace. Il n’a pas parlé des développements alarmants que sont les armes autonomes, les robots et les armées de drones qui, combinés à l’IA, menacent tous déjà de changer la nature même de la guerre. Et, bien sûr, pas un mot n’a été dit sur le contrôle des armes nucléaires ou sur tout programme visant le désarmement nucléaire.
Alors que les États-Unis sont le plus près d’une guerre contre l’Iran qu’ils ne l’ont été depuis des décennies, Biden n’a mentionné ce pays qu’une fois : « Créer la stabilité au Moyen-Orient signifie aussi contenir la menace posée par l’Iran ».
Biden n’a pas lui-même précisé ce que veut dire « contenir » du point de vue des États-Unis, c’est-à-dire de bombarder à grande échelle depuis les airs des amis et des intermédiaires militaires de l’Iran en Syrie, en Irak et au Yémen. L’administration s’est efforcée de minimiser ses tensions croissantes avec l’Iran.
« Nous ne sommes pas en guerre au Moyen-Orient », a déclaré en janvier l’attaché de presse du Pentagone, Pat Ryder, alors que des bombes des États-Unis tombaient dans la région. « Nous considérons actuellement que le combat entre Israël et le Hamas demeure circonscrit à l’intérieur de Gaza ».
Mais les groupes alignés avec l’Iran en conflit avec les États-Unis ont directement cité la guerre à Gaza comme un facteur de motivation, incluant le groupe militaire iraquien qui a tué trois soldats des États-Unis en Jordanie en janvier, comme l’avait rapporté précédemment The Intercept.
Biden a mentionné qu’il avait « ordonné des frappes pour affaiblir les capacités des Houthis et défendre les forces des États-Unis dans la région ». Mais il n’a pas expliqué pourquoi, après toutes ces années, les forces des États-Unis sont restées dans la région, ni pour combien de temps elles y resteront ou ce qui est le résultat final désiré — en particulier dans un contexte où le secteur de la sécurité nationale prétend que cela détourne son attention de la Russie et de la Chine.
La présence des forces et des bases des États-Unis à travers une région est un facteur important, car elle permet à l’administration Biden de prétendre que ces frappes aériennes, incluant celles sur des cibles houthis au Yémen, sont de la légitime défense, contournant ainsi la nécessité d’obtenir du Congrès des autorisations militaires. Cette manœuvre a irrité des membres du Congrès et a mené à un débat interne même parmi les avocats en sécurité nationale de Biden. Mais il n’y a aucun signe que Biden ait déjà réfléchi à la simple présence des États-Unis en tant qu’irritant qui contribue à l’escalade.
Quand l’administration Biden a été questionnée durant une audience au Sénat le 27 février sur l’existence d’un précédent historique pour l’opération « Prosperity Guardian », le nom choisi par le Pentagone pour la coalition militaire dirigée par les États-Unis et formée pour riposter aux attaques des Houthis contre des navires en mer Rouge, un haut responsable de l’administration est resté sans réponse.
« Sénateur, je devrais m’en remettre à des collègues pour trouver un précédent historique à cela », a répondu Daniel Shapiro, secrétaire adjoint à la Défense pour le Moyen-Orient, au sénateur républicain de l’Indiana Todd Young.
Malgré toutes les menaces véritables qui n’ont pas été mentionnées, le discours contenait pourtant une bonne dose d’alarmisme, Biden affirmant que notre démocratie fait face à son plus grand péril depuis la guerre de Sécession.
« Jamais depuis le président Lincoln et la guerre de Sécession la liberté et la démocratie n’ont été autant qu’aujourd’hui sous assaut ici chez nous », a-t-il dit.
Ken Klippenstein est un journaliste d’enquête basé à Washington qui couvre la sécurité nationale. Il est aussi un fervent utilisateur de la législation sur l’accès à l’information. Avant de joindre The Intercept, il était le correspondant à Washington pour The Nation.