Cessez de vous inquiéter et chérissez la bombe (traduction)

Cessez de vous inquiéter et chérissez la bombe

Par Chris Hedges, ScheerPost, 24 octobre 2022
Texte original en anglais [Traduction : Claire Lapointe et Dominique Lemoine; révision : Échec à la guerre]

Plus longtemps dure la guerre par procuration en Ukraine, plus nous nous rapprochons d’une confrontation directe avec la Russie. Lorsque ce sera chose faite, les Dr Folamours qui dirigent le spectacle sortiront les armes nucléaires.

[NDT : Le titre original de cet article “Stop Worrying and Love the Bomb”, est une référence à la comédie militaire et satirique “Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb” réalisée par Stanley Kubrick en 1964, deux ans après la crise des missiles de Cuba. En version française, le film s’intitulait Dr. Folamour.]

Cessez de vous inquiéter et chérissez la bombe
Par Chris Hedges, ScheerPost, 24 octobre 2022

J’ai couvert suffisamment de guerres pour savoir qu’une fois la boîte de Pandore ouverte, les nombreux maux qui s’en échappent sont hors de contrôle. La guerre accélère la spirale des meurtres industrialisés. Plus une guerre se prolonge, et plus chacun des camps se rapproche de son propre anéantissement. À moins qu’on y mette fin, la guerre par procuration entre la Russie et les États-Unis en Ukraine garantit pratiquement un affrontement direct avec la Russie. Et conséquemment, la possibilité très réelle d’une guerre nucléaire.

Joe Biden, qui ne semble pas toujours savoir où il se trouve, ni ce qu’il est censé dire, affronte Vladimir Poutine dans un concours pour décrocher le titre du « je suis plus fort que toi ». Ce sinistre concours est soutenu par une clique de bellicistes enragés qui ont orchestré plus de 20 ans de fiascos militaires. Ils salivent à l’idée de s’attaquer à la Russie, puis, s’il reste une seule habitation sur la planète, à la Chine. Piégés par la logique polarisante de la guerre froide — où tout effort de désescalade des conflits par la diplomatie est considéré comme un geste d’apaisement, un épisode perfide de Munich — ils poussent allègrement l’espèce humaine de plus en plus près de l’anéantissement. Malheureusement pour nous, l’un de ces plus fervents croyants est le secrétaire d’État Antony Blinken.

« Poutine affirme qu’il ne bluffe pas. Il ne peut pas se permettre de bluffer. Par ailleurs, sachez que les personnes qui soutiennent l’Ukraine, l’Union européenne et les États membres, ainsi que les États-Unis et l’OTAN, ne bluffent pas non plus », a prévenu Josep Borrell, chef de la politique étrangère de l’UE. « Toute attaque nucléaire contre l’Ukraine provoquera une riposte, non pas une riposte nucléaire, mais une réponse si puissante du côté militaire que l’armée russe sera anéantie. » Anéantie. Est-ce que ces gens sont sains d’esprit?

On comprend qu’il y a un problème quand Donald Trump incarne la voix de la raison. L’ancien président a déclaré : « Nous devons exiger la négociation immédiate d’une solution pacifique à la guerre en Ukraine, ou nous nous engagerons dans une troisième guerre mondiale. Et il ne restera rien de notre planète — tout cela parce que des gens stupides n’ont pas la moindre idée […]. Ils ne comprennent pas ce à quoi ils ont affaire : la puissance du nucléaire. »

À titre de correspondant à l’étranger pour le New York Times, j’ai eu affaire à bon nombre de ces idéologues, notamment David Petraeus, Elliot Abrams, Robert Kagan et Victoria Nuland. Une fois que vous retirez les médailles de leur poitrine ou écartez leurs diplômes sophistiqués, vous trouvez des hommes et des femmes superficiels, de veules carriéristes qui servent flatteusement l’industrie de la guerre. Cette industrie qui assure leurs promotions, finance les budgets de leurs groupes de réflexion et les couvre d’argent en tant que membres du conseil d’administration d’entreprises militaires. Ce sont les proxénètes de la guerre. Si vous aviez fait des reportages à leur sujet, comme je l’ai fait, vous ne dormiriez pas bien la nuit. Ils sont suffisamment vaniteux et stupides pour faire exploser le monde bien avant que nous ne disparaissions à cause de la crise climatique, crise qu’ils ont aussi consciencieusement accélérée.

Si, comme le soutient Joe Biden, Poutine « ne plaisante pas » avec l’utilisation d’armes nucléaires et que nous risquons un « Armageddon » nucléaire, pourquoi le président n’est-il pas au téléphone avec Poutine? Pourquoi ne suit-il pas l’exemple de John F. Kennedy, qui a communiqué à plusieurs reprises avec Nikita Khrouchtchev dans le but de négocier la fin de la crise des missiles cubains? Kennedy qui, contrairement à Biden, a servi dans l’armée, connaissait la stupidité des généraux. Il a eu le bon sens d’ignorer Curtis LeMay, chef d’état-major de l’armée de l’air et chef du commandement aérien stratégique. Ce dernier, qui a servi de modèle pour le personnage du général Jack D. Ripper dans Dr Strangelove, a incité Kennedy à bombarder les bases de missiles cubaines, ce qui aurait probablement déclenché une guerre nucléaire. Mais Biden n’est pas fait du même bois que Kennedy.

Pourquoi Washington envoie-t-il 50 milliards de dollars d’armes et d’assistance pour soutenir le conflit en Ukraine et promet-il des milliards supplémentaires « aussi longtemps qu’il le faudra »? Pourquoi Washington et Whitehall ont-ils dissuadé Volodymyr Zelensky — un ancien humoriste transformé par magie en nouveau Winston Churchill par ces amoureux de la guerre — de poursuivre les négociations avec Moscou sous l’égide de la Turquie? Pourquoi croient-ils qu’humilier militairement Poutine — qu’ils sont également déterminés à écarter du pouvoir — ne le poussera pas à faire l’impensable dans un dernier acte de désespoir?

Moscou a clairement laissé entendre qu’elle utiliserait des armes nucléaires en réponse à une « menace » contre son « intégrité territoriale ». Et les proxénètes de la guerre ont rabroué tous ceux qui s’inquiétaient de la possibilité que nous disparaissions tous dans un champignon atomique, les qualifiant de traîtres qui affaiblissent la détermination de l’Ukraine et de l’Occident. Grisés par les pertes subies par la Russie sur le champ de bataille, ils titillent l’ours russe avec toujours plus de virulence. Le Pentagone a contribué à la planification de la dernière contre-offensive ukrainienne, et la CIA transmet des renseignements concernant le champ de bataille. Comme nous l’avons fait au Vietnam, après avoir conseillé, armé, financé et soutenu, nous sommes en train de glisser vers une participation directe au combat.

La suggestion de Zelensky selon laquelle pour dissuader la Russie d’utiliser des armes nucléaires, l’OTAN devrait lancer des « frappes préventives » n’arrange rien. « Attendre d’abord les frappes nucléaires, pour ensuite claironner “ce qui va leur arriver”. Non! Il faut revoir la façon dont la pression est exercée. Il est donc nécessaire de revoir cette procédure », a-t-il déclaré.

Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a déclaré que les propos que M. Zelensky a tenté de minimiser par la suite n’étaient « rien d’autre qu’un appel à déclencher une guerre mondiale ».

L’Occident provoque Moscou depuis des décennies. J’ai couvert l’Europe de l’Est à la fin de la guerre froide. J’ai vu ces militaristes s’atteler à la construction de ce qu’ils appelaient un monde unipolaire — un monde où ils seraient les seuls à régner. Tout d’abord, ils ont rompu leurs promesses de ne pas élargir l’OTAN au-delà des frontières d’une Allemagne unifiée. Ils ont ensuite rompu leurs promesses de ne pas « stationner en permanence des forces armées substantielles » dans les nouveaux pays membres de l’OTAN en Europe centrale et orientale. Puis ils ont rompu leurs promesses de ne pas installer de systèmes de missiles le long de la frontière russe. Ensuite, ils ont rompu leurs promesses de ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures des États frontaliers comme l’Ukraine : ils ont orchestré le coup d’État de 2014 qui a évincé le gouvernement élu de Victor Yanukovich, le remplaçant par un gouvernement antirusse d’obédience fasciste, ce qui a ensuite conduit à une guerre civile de 8 ans, alors que les régions habitées par les Russes à l’Est ont cherché à obtenir leur indépendance vis-à-vis de Kiev. Après le coup d’État, ils ont équipé l’Ukraine d’armes de l’OTAN et formé 100 000 soldats ukrainiens. Puis ils ont recruté la Finlande et la Suède, pays neutres, au sein de l’OTAN. Aujourd’hui, on demande aux États-Unis de fournir des systèmes avancés de missiles à longue portée en Ukraine, ce qui, selon la Russie, ferait des États-Unis « une partie directe au conflit ». Mais aveuglés par leur orgueil démesuré et sans aucune compréhension de la géopolitique, ils nous poussent vers la catastrophe, comme l’ont fait les généraux infortunés de l’empire austro-hongrois.

Nous demandons une victoire totale. La Russie annexe quatre provinces ukrainiennes. Nous aidons l’Ukraine à bombarder le pont de Kertch. La Russie fait pleuvoir des missiles sur des villes ukrainiennes. Nous donnons à l’Ukraine des systèmes sophistiqués de défense aérienne. Nous nous réjouissons des pertes russes. La Russie introduit la conscription. Maintenant, la Russie mène des attaques de drones et de missiles de croisière contre des centrales électriques, des stations d’épuration et des usines de traitement de l’eau. Où est-ce que ça s’arrête?

« Les États-Unis essaient-ils, par exemple, d’aider à mettre fin à ce conflit, par le biais d’une entente qui permettrait une Ukraine souveraine et une certaine forme de relation entre les États-Unis et la Russie? », demande un éditorial du New York Times. Ou plutôt « les États-Unis essaient-ils maintenant d’affaiblir la Russie de manière permanente? L’objectif de l’administration s’est-il déplacé vers la déstabilisation de Poutine ou son évincement? Les États-Unis ont-ils l’intention de considérer Poutine comme responsable en tant que criminel de guerre? Ou l’objectif est-il d’essayer d’éviter une guerre plus large, et si c’est le cas, comment le fait de se vanter d’avoir fourni des renseignements américains pour tuer des Russes et pour couler un de leurs navires permet-il d’atteindre cet objectif? ».

Personne n’a de réponses.

L’éditorial du Times ridiculise la folie de tenter de reprendre tout le territoire ukrainien, en particulier les territoires peuplés par des communautés russes.

« Une victoire militaire décisive de l’Ukraine sur la Russie, dans laquelle l’Ukraine se réapproprie tout le territoire que la Russie lui a pris depuis 2014, n’est pas un objectif réaliste », peut-on y lire. Ainsi que, « bien que la planification et les combats de la Russie aient été étonnamment bâclés, la Russie reste trop forte, et Poutine a investi trop de prestige personnel dans l’invasion, pour faire marche arrière ».

Mais le bon sens, les objectifs militaires réalistes et une paix équitable ne font pas le poids face à l’ivresse de la guerre.

Le 17 octobre, les pays de l’OTAN ont commencé un exercice de deux semaines en Europe, appelé Steadfast Noon, au cours duquel 60 avions, dont des avions de combat et des bombardiers de longue portée, envoyés à partir de la base aérienne de Minot (Dakota du Nord), simulent le largage de bombes thermonucléaires sur des cibles européennes. Cet exercice a lieu chaque année. Mais le moment choisi est néanmoins sinistre. Les États-Unis ont environ 150 ogives nucléaires dites « tactiques » qui sont positionnées en Belgique, en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas et en Turquie.

L’Ukraine sera une guerre d’usure longue et coûteuse, qui laissera une grande partie de l’Ukraine en ruines et des centaines de milliers de familles bouleversées pour toujours par les séquelles. Si l’OTAN l’emporte et que Poutine se sent perdre le pouvoir, qu’est-ce qui l’empêchera de se déchaîner par  désespoir? La Russie possède le plus grand arsenal au monde de bombes nucléaires tactiques, des armes pouvant tuer des dizaines de milliers de personnes si elles sont utilisées sur une ville. Elle possède aussi près de 6000 ogives nucléaires. Poutine ne veut pas finir comme un criminel de guerre condamné à La Haye comme ses alliés serbes Slobodan Milošević et Ratko Mladić. Il ne veut pas non plus subir le sort de Saddam Hussein et de Mouammar Kadhafi. Qu’est-ce qui l’empêchera de faire monter les enchères s’il se sent mis au pied du mur?

Il y a quelque chose de sinistrement insouciant dans la façon dont les autorités politiques, militaires et du renseignement, dont le directeur de la CIA William Burns, ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou, s’entendent au sujet du danger d’humilier et de défaire Poutine, ainsi que sur le spectre de la guerre nucléaire.

« Compte tenu du désespoir potentiel du président Poutine et des dirigeants russes, et des revers auxquels ils ont été confrontés jusqu’à maintenant, sur le plan militaire, aucun d’entre nous ne peut prendre à la légère la menace d’un recours potentiel à des armes nucléaires tactiques ou à des armes nucléaires à faible rendement », a déclaré Burns dans une allocution prononcée à l’Institut de technologie de Georgie, à Atlanta. L’ancien directeur de la CIA, Leon Panetta, qui a été secrétaire à la Défense pendant la présidence Obama, a écrit ce mois-ci que les services de renseignement des États-Unis estiment que la probabilité que la guerre en Ukraine se transforme en guerre nucléaire est d’une sur quatre.

La directrice du renseignement national, Avril Haines, avait répété cet avis en mai, en déclarant au comité du Sénat sur les forces armées, que si Poutine percevait une menace existentielle pour la Russie, il pourrait recourir aux armes nucléaires.

« Nous pensons que [la perception par Poutine d’une menace existentielle] pourrait survenir s’il perçoit qu’il est en train de perdre la guerre en Ukraine, et que l’OTAN intervient ou est sur le point d’intervenir dans ce contexte, ce qui contribuerait évidemment à une perception qu’il est sur le point de perdre la guerre en Ukraine », avait déclaré Haines.

« À mesure que cette guerre et ses conséquences affaiblissent lentement la force conventionnelle russe… la Russie s’appuiera probablement de plus en plus sur sa dissuasion nucléaire pour envoyer un signal à l’Occident et projeter sa force à ses publics internes et externes », a écrit le lieutenant-général Scott Berrier, dans l’évaluation de la menace réalisée par la Defense Intelligence Agency et remise au même comité sur les forces armées en avril.

Compte tenu de ces évaluations, pourquoi Burns, Panetta, Haines et Berrier ne promeuvent-ils pas de toute urgence la diplomatie avec la Russie pour désamorcer la menace nucléaire?

Cette guerre n’aurait jamais dû avoir lieu. Les États-Unis étaient tout à fait conscients qu’ils provoquaient la Russie. Mais ils étaient ivres de leur propre puissance, d’autant plus qu’ils étaient devenus la seule superpuissance mondiale à la fin de la guerre froide, sans oublier les milliards en profits à faire avec des ventes d’armes aux nouveaux membres de l’OTAN.

En 2008, quand Burns était ambassadeur à Moscou, il avait écrit à Condoleezza Rice, secrétaire d’État, que « l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est la plus visible de toutes les lignes rouges pour l’élite russe (pas seulement pour Poutine) ». Il ajoutait : « en plus de deux ans et demi de conversations avec des acteurs russes clés, des néandertaliens des recoins sombres du Kremlin jusqu’aux critiques libéraux les plus sévères de Poutine, je n’ai encore trouvé personne qui ne considère pas l’Ukraine dans l’OTAN comme étant autre chose qu’une défiance directe des intérêts russes ».

Soixante-six membres de l’ONU, la plupart du Sud, ont appelé à la diplomatie pour mettre fin à la guerre en Ukraine, comme l’exige la Charte des Nations unies. Peu de grandes puissances écoutent.

Si vous pensez qu’une guerre nucléaire ne peut se produire, allez visiter Hiroshima et Nagasaki. Ces villes japonaises n’avaient aucune valeur militaire. Elles ont été anéanties parce que la plupart des autres centres urbains du Japon avaient déjà été détruits par des campagnes de bombardements par saturation, dirigées par LeMay. Les États-Unis savaient que le Japon était paralysé et prêt à se rendre, mais ils voulaient envoyer un message à l’Union soviétique, pour lui dire qu’avec leurs nouvelles armes atomiques, ils allaient dominer le monde.

Nous avons vu le résultat.