Casey L. Coombs et Jeremy Scahill, The Intercept, 22 janvier 2015
[Traduction : Maya Berbery]
Sanaa – Le président yéménite Abd Rabbo Mansour Hadi, son premier ministre et tous les membres du cabinet ont démissionné en bloc aujourd’hui, 24 heures à peine après la prise du palais résidentiel par les rebelles houthis à Sanaa. Ces démissions donnent un pouvoir sans précédent aux Houthis, une minorité chiite originaire des montagnes reculées du nord du pays.
La crise politique ouvre aussi la voie à des combats généralisés mettant en cause les factions politiques sunnites et Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) pour le contrôle de la capitale yéménite. Le conflit pourrait également entraîner dans son sillage l’Arabie Saoudite, les États-Unis et l’Iran.
Dans les rues de la capitale, les postes de contrôle se multiplient, quelques-uns encore sous l’autorité des forces gouvernementales en uniforme militaire, mais la plupart tenus par les Houthis qui, quant à eux, portent généralement l’habit tribal traditionnel, un foulard qui entoure le visage et une jupe appelée ma’awaz.
Armés de AK-47, les Houthis cherchent principalement des membres d’AQPA.
La situation des Houthis montre cependant que l’ancien adage « les ennemis de mes ennemis sont mes amis » ne tient pas toujours. Bien qu’ils soient les ennemis jurés d’AQPA, les Houthis aux postes de contrôle ont souvent sur leurs armes des autocollants portant leur slogan : « Mort à l’Amérique, mort à Israël, maudits soient les juifs et victoire à l’islam ».
Pour l’Occident, les méandres de la politique yéménite mettent en évidence la difficulté de trouver des alliés sûrs dans la lutte contre les groupes affiliés à Al-Qaïda au Yémen, groupes qui ont revendiqué l’attaque meurtrière perpétrée plus tôt ce mois-ci contre l’équipe de Charlie Hebdo à Paris. Si le gouvernement américain a continué de soutenir Hadi, un proche allié dans la guerre contre le terrorisme, ce sont en fait les Houthis, aussi appelés Ansar Allah (les partisans d’Allah), qui combattent AQPA dans les rues de Sanaa.
AQPA a lancé, dès la fin septembre, une série d’attaques à la voiture piégée et d’attentats-suicides contre les Houthis. Aux postes de contrôle à l’entrée de Sanaa, les Houthis veulent surtout repérer les membres d’AQPA qui tentent d’introduire des bombes et du matériel servant à fabriquer des bombes dans la capitale. C’est souvent une bataille perdue d’avance puisqu’il suffit parfois d’apposer sur le pare-brise de la voiture un collant houthi (portant le même slogan que celui qui figure sur les AK-47) pour faire passer clandestinement des explosifs aux postes de contrôle.
Dans une vidéo récente d’AQPA, traduite de l’arabe à l’anglais par The Intercept, Nasser Ben Ali al-Ansi, un haut dirigeant d’AQPA, affirmait que le groupe gagnait du terrain sur les Houthis et qu’AQPA s’employait à « étendre sa base géographique » d’attaque contre les Houthis. Selon ce représentant d’AQPA, le groupe a besoin du butin arraché à ses ennemis pour financer sa lutte contre les Houthis. AQPA lance aussi un appel aux musulmans pour les enjoindre à soutenir les jihadistes qui combattent les Houthis.
Les Houthis s’opposent néanmoins à une intervention américaine au Yémen, même pour combattre Al-Qaïda. C’est pourquoi l’administration Obama n’est pas près de reconnaître la nouvelle structure de pouvoir. De plus, le fait que les Houthis sont perçus comme des proches de l’Iran n’arrange pas les choses.
Pendant des années, le gouvernement yéménite a exagéré l’influence de l’Iran sur les Houthis dans l’espoir que les États-Unis l’autorisent à utiliser les fonds et les ressources du contre-terrorisme pour combattre les Houthis. Selon les communications diplomatiques diffusées par WikiLeaks, les hauts fonctionnaires de l’administration Bush auraient systématiquement refusé ces demandes du gouvernement yéménite, arguant que la lutte contre les Houthis était une question de politique intérieure.
L’administration Obama hésite encore à prendre une position claire sur l’appui iranien aux Houthis.
« La collaboration entre les Houthis et les Iraniens continue de nous préoccuper », observait jeudi dernier Jen Psaki, porte-parole du département d’État américain. « Mais nous ne pouvons pas affirmer qu’il existe de nouveaux liens de coopération entre les deux parties. »
L’Arabie saoudite présente aussi les Houthis comme des pions de l’Iran et a mené une série de frappes aériennes contre des bastions houthis.
Un des appuis solides des Houthis vient de l’ancien président Ali Abdullah Saleh, qui appartient au même courant chiite. On soupçonne depuis longtemps que Saleh a joué un rôle de premier plan dans la prise étonnante de la capitale par les Houthis. Cette semaine, plusieurs réseaux de télévision arabes ont diffusé l’enregistrement d’une conversation présumée entre Saleh et un haut dirigeant houthi, dans laquelle l’ancien président aurait donné au groupe des conseils sur les opérations militaires et politiques.
Durant son mandat, Saleh a souvent changé d’alliés : il a mené six guerres contre les Houthis de 2004 à 2010, mais il a aussi utilisé les Houthis pour écraser d’autres adversaires politiques. Les observateurs ne s’attendent donc pas à ce que perdure cette nouvelle structure politique, soutenue par l’alliance entre les Houthis et Saleh.
« C’est la lune de miel entre Saleh et les Houthis », indique Asham, un étudiant de l’Université de Sanaa qui a demandé que l’on taise son nom de famille. « Mais ce mariage se terminera par un divorce, parce que les deux veulent la même chose – le pouvoir. »
Même si le département d’État américain a initialement hésité à qualifier de coup les événements de la semaine, le nouveau rapport de force est déjà favorable aux Houthis. Les rebelles avaient consolidé leurs positions plus tôt ce mois-ci, lorsque Hadi avait discrètement signé les décrets présidentiels leur cédant l’appareil de sécurité qui assurait, traditionnellement, une source de revenus aux membres des tribus et aux parents et amis des dirigeants.
L’accord de partage du pouvoir conclu mercredi par Hadi a, dans les faits, remis le contrôle de l’État aux Houthis. Ceux-ci avaient lancé, plus tôt cette semaine, un coup qui s’est terminé par des échanges de tirs entre la garde présidentielle et la milice houthi. L’accord devait officialiser le contrôle de facto des Houthis sur la capitale, contrôle confirmé par les démissions en bloc d’aujourd’hui.
Un porte-parole d’AQPA s’est réjoui de la chute du gouvernement, déclarant à The Intercept que le groupe « fonctionne plus efficacement dans ces circonstances ».
« Les Houthis comme Saleh sont en train de choisir leurs positions », estime Fernando Carvajal, spécialiste du Yémen et conseiller de longue date d’ONG du pays. « En prenant les rênes de la police, les Houthis et Saleh peuvent maintenant recruter des miliciens. »
Peu après avoir investi les postes clés de la sécurité, les chefs de police houthis ont utilisé leurs nouveaux pouvoirs pour arrêter un proche collaborateur de Hadi. Le gouvernement a dénoncé cette arrestation l’assimilant à un enlèvement.
Le gouvernement de Hadi, entre-temps, était déjà en repli. Cette semaine, les Houthis ont mis la main sur les médias d’État.
De nombreux observateurs voient dans le coup de la dernière semaine l’aboutissement d’une série d’événements amorcée en janvier 2014, au moment où Hadi avait négocié un cessez-le-feu pour mettre un terme aux combats persistants entre les Houthis et les salafistes sunnites aux portes de la ville de Sa’dah, la capitale provinciale du mouvement houthi. La médiation assurée par Hadi s’est traduite par l’éviction de quelque 15 000 étudiants salafistes de la province de Sa’dah —une victoire pour les Houthis.
Les Houthis ont mis en branle la prise de Sanaa en septembre et ont commencé à combler les postes de direction vacants au quartier général de la police. Ils sont ensuite passés au coup de cette semaine et, maintenant, à ce qui semble être une prise quasi complète du pouvoir.
Malgré les tirs d’artillerie lourde, les explosions et les tirs d’armes semi-automatiques, les entreprises de Sanaa hors des zones de combat ont maintenu leurs opérations et les Yéménites ont vécu ces derniers jeux de pouvoir dans le calme. Hisham Al-Omeisy, un consultant en information et en communications de Sanaa, dit que la plupart des Yéménites ont tous simplement perdu confiance dans les discours des gouvernements. « Quand on parle de la situation actuelle au Yémen, on dit que c’est comme un aveugle qui chercherait à mettre du mascara à une forcenée en pleine crise. »