BILLET – « L’autre jour, je suis allé voir une parade militaire. Puis soudainement, il y a un match de (hockey-football-baseball-basketball) qui a commencé. » – William Astore, ex-officier de l’US Air Force
La récente séquence d’événements ayant mené au congédiement de Don Cherry nous a démontré qu’il y a beaucoup moins de tolérance dans notre société envers les comportements racistes. Et c’est fort rassurant.
Toutefois, ce désolant épisode nous a aussi révélé que les militaires sont désormais tellement imprégnées dans notre univers sportif que le public ne remarque même plus leur omniprésence. Et ça, c’est très inquiétant.
Jusqu’à lundi dernier, Don Cherry était le commentateur de hockey le plus écouté au Canada. Par contre, depuis de nombreuses années, il outrepassait largement son mandat en revenant fréquemment sur l’importance des forces armées et de la contribution des soldats canadiens déployés dans le monde.
Au fil des ans, Don Cherry a visité des soldats canadiens en Afghanistan durant la période des Fêtes. On l’a même vu signer un autographe sur un obus(!). Cherry a aussi visité un cimetière militaire en France pour rappeler aux Canadiens les immenses sacrifices faits par nos soldats. Et en 2003, il a utilisé son segment pour vertement critiquer le gouvernement canadien qui avait refusé d’envahir l’Irak aux côtés des États-Unis sans avoir obtenu l’aval des Nations unies. Cherry s’en est aussi pris aux partisans du CH qui huaient l’hymne national américain en raison de cette invasion.
Ce n’est certainement pas le genre de débats ou de remontrances auquel s’attendent les citoyens lorsqu’ils s’installent dans leur salon pour regarder un match de hockey ou n’importe quelle autre compétition sportive.
Encore samedi dernier, Don Cherry profitait de l’approche du jour du Souvenir pour rappeler aux Canadiens l’importance de soutenir les anciens combattants en se procurant des coquelicots. C’est durant ce segment qu’il a dérapé et qu’il s’en est pris aux immigrants.
Ses propos racistes, longuement documentés, ont fini par lui valoir son 4 %. Mais depuis 20 ans, et encore au cours des derniers jours, il est intéressant de constater qu’à peu près personne ne s’est élevé pour dire : « Coudonc, pourquoi est-ce qu’on me parle constamment de l’armée à Hockey Night in Canada »?
Certains peuvent penser que cette immersion des valeurs militaires dans la programmation du samedi soir ne relevait que des goûts et du patriotisme personnels de Don Cherry, mais était-ce bien le cas?
Avant le match de samedi, comme la plupart des équipes de la LNH, le Canadien a souligné en grand le jour du Souvenir en accueillant une centaine de militaires, dont certains ont été appelés à faire une mise au jeu protocolaire au centre de la patinoire.
Durant la période d’échauffement, les joueurs du CH ont porté des chandails à motif de camouflage qu’ils ont ensuite signés et qui ont été soumis à l’encan. Un membre des Forces armées a chanté les hymnes nationaux. Pendant la retransmission du match, on a constamment diffusé des images de militaires assis dans les gradins. Et, sur les ondes de Sportsnet, Christine Simpson a même profité d’un entracte pour interviewer l’un des militaires ayant pris part à la mise au jeu protocolaire.
Après la rencontre, la cerise sur le gâteau : coiffé de sa casquette préférée (motif de camouflage et sigle du CH bien en vue), le héros du match, Shea Weber, a commenté sa performance de deux buts.
Pour un Canadien ou un Américain âgé de moins de 20 ans, de telles images sont tout ce qu’il y a de plus normal parce qu’elles ne surviennent pas seulement une fois par an. On les voit constamment. Toute l’année. Dans tous les sports. Dans toutes les villes.
Pour certaines personnes un peu plus âgées, et même pour des gens ayant bravement porté l’uniforme, cette présence militaire constante dans les stades et amphithéâtres sportifs devient de plus en plus malaisante.
Howard Bryant est chroniqueur au magazine ESPN. L’an dernier, il écrivait : « Avant les événements de septembre 2001, les drapeaux géants et les vols d’appareils militaires à basse altitude au-dessus des stades étaient réservés pour le Super Bowl. Ces pratiques sont maintenant courantes. Les joueurs portent même des chandails à motif de camouflage. Les militaires sont omniprésents. Et c’est voulu ainsi. »
Il y a deux jours, malgré le fait qu’il soit très bien informé sur la question, Bryant semblait renversé de voir jusqu’où la NFL pousse la note pour célébrer durant tout le mois de novembre « la reconnaissance envers le service militaire ».
« Au lieu de porter leurs couleurs habituelles (rouge, jaune et blanc) les Chiefs de Kansas City portent des chandails et manteaux à motif de camouflage de désert. Patrick Mahomes est peut-être blessé, mais il semble prêt pour aller à la guerre, a-t-il écrit.
« Les images de guerre et de football sont partout. Les entraîneurs portent des vêtements à motif de camouflage et des écouteurs assortis. Les zones des buts sont peintes en vert et en gris militaires, et des soldats (féminins et masculins) sont plantés à des endroits stratégiques dans les stades pour que les caméras puissent les capter […] Le Pentagone a décidé que c’est une bonne affaire de normaliser sa présence dans les sports en maquillant le tout comme un appui naturel du public envers les troupes. »
Et le sport, de toute évidence, semble croire qu’il y a un bénéfice à tirer de cette proximité avec l’appareil militaire.
Il y a quatre ans, les sénateurs républicains John McCain et Jeff Flake avaient considérablement ébranlé le département américain de la Défense en publiant un rapport révélant que la garde nationale versait des millions chaque année à la NFL, à la LNH, à la MLB, à la NBA et à la MLS afin de préserver sa visibilité dans les stades.
Intitulé Tackling Paid Patriotism, le document cosigné par McCain et Flake expliquait que la garde nationale rémunérait des équipes pour que des militaires puissent parader sur les terrains avant les matchs, présenter une cérémonie d’assermentation, chanter l’hymne national, effectuer un lancer protocolaire ou une mise au jeu. De 2012 à 2015, au moins 53 millions auraient été dépensés auprès des équipes sportives nord-américaines pour obtenir une telle visibilité.
Si vous êtes un amateur de sport, vous avez sans doute vu ces dernières années l’un de ces moments touchants, précédant un match, où un soldat revenant d’une zone de combat surprend sa famille en la retrouvant au centre d’un stade ou d’un aréna. Eh bien, il s’agissait aussi d’activités payées aux équipes par la Défense.
Le rapport des sénateurs McCain et Flake a provoqué l’adoption d’une loi interdisant au département de la Défense de payer pour provoquer des manifestations de patriotisme. Mais le budget de la Défense consacré à la présence militaire dans les arènes sportives n’a jamais diminué.
Dans leurs correspondances avec les sénateurs, les hauts gradés du département de la Défense ont simplement expliqué que les grandes ligues sportives nord-américaines ainsi que la NCAA sont considérées comme essentielles au recrutement de nouveaux soldats.
« (Ces ligues) attirent de vastes audiences composées de jeunes qui présentent un profil académique de qualité. Ces rassemblements constituent une occasion de développer une image de marque auprès de cet important jeune marché.
« Les événements sportifs nous donnent accès à des audiences qui pourraient ne pas fréquenter un événement organisé par la Défense. Si la Défense devait organiser des événements réunissant des foules aussi imposantes et diversifiées, les coûts seraient prohibitifs. »
Il y a aussi le fait que pendant que les gens sont dans des stades en train d’applaudir des militaires, ils ne remettent pas en question l’implication du pays dans différentes guerres ou zones de combat dans le monde.
Alors qu’il se préparait à publier un livre intitulé Heritage, Howard Bryant a interviewé le général américain Russell Honore, qui a été décoré de trois étoiles. Le journaliste a mentionné au général qu’il ne voulait pas que son fils soit courtisé par l’armée pendant qu’il regardait un match des Red Sox.
« Tu devrais surveiller ton fils de près si tu ne veux pas qu’il devienne militaire. Parce que nous allons intensément recruter les jeunes comme lui. C’est de cette façon que nous comblons nos effectifs », a rétorqué le haut gradé.
William Astore, un ancien lieutenant-colonel des forces aériennes américaines cité au sommet de cette chronique, est loin d’être entiché par cette façon de courtiser les futurs soldats. Il y voit une claire forme de manipulation.
Alors que les horreurs de la guerre sont à peu près absentes de l’espace public (sous l’administration Bush-Cheney, on ne pouvait même pas montrer les images de cercueils de soldats rapatriés aux États-Unis), Astore déplore que la perspective de devenir militaire soit désormais presque assimilée à des moments festifs et à la pratique de sports populaires.
« Mais soyons très clairs : ce qui se passe dans les amphithéâtres n’a rien à voir avec la guerre. La guerre est horrible. Elle fait ressortir les pires côtés des êtres humains. Quand on mélange les sports au militarisme et qu’on ajoute quelques intérêts commerciaux dans le portrait, nous n’allons pas seulement à l’encontre des intérêts de nos soldats et de nos athlètes. Nous affaiblissons l’intégrité de la démocratie », soutenait Astore l’an dernier dans le cadre d’une discussion à la radio.
Que les amateurs de hockey se le tiennent donc pour dit. Ils n’entendront plus les coups de gueule racistes de Don Cherry lorsqu’ils s’installeront dans leur salon pour regarder leurs matchs de hockey. Mais ils verront encore régulièrement des soldats à l’écran et les valeurs militaristes qu’il prônait continueront de circuler dans cet espace public.
Si au moins on s’en rend compte, ce sera déjà un progrès.