Énergie propre ou armement? Ce que signifie vraiment la « percée » en fusion nucléaire (traduction)

Énergie propre ou armement? Ce que signifie vraiment la « percée » en fusion nucléaire

 Par M.V. Ramana, Science – The Wire, 15 décembre 2022
Texte original en anglais [Traduction et révision : Échec à la guerre]

Le 13 décembre 2022, le département de l’Énergie (DOE) aux États-Unis a annoncé que l’installation de recherche National Ignition Facility (NIF) du laboratoire fédéral de recherche Lawrence Livermore avait atteint plus tôt dans le mois une « étape importante », soit la réussite de l’ « allumage » en fusion nucléaire. Cette annonce a été acclamée par plusieurs en tant qu’étape vers un avenir énergétique sans combustibles fossiles. Le chef de la majorité au Sénat des États-Unis, Charles Schumer, par exemple, a déclaré que nous étions « à l’orée d’un avenir qui ne dépendra plus des combustibles fossiles, mais qui sera plutôt alimenté par une nouvelle et propre énergie de fusion ».

Mais en vérité, il est peu probable que produire de l’énergie électrique à partir de la fusion à des fins commerciales ou industrielles soit atteignable et réaliste, du moins du vivant de la plupart des lecteurs/lectrices de cet article. Par la même occasion, cette expérience contribuera beaucoup plus aux efforts des États-Unis pour développer encore davantage leur arsenal d’armes nucléaires déjà terriblement destructrices.

Au cours de la dernière décennie, plusieurs annonces similaires ont été faites, caractérisées par un langage exalté sur des percées, des étapes importantes et des avancées. Ces déclarations ont été faites avec une régularité sans faille par les responsables de la NIF (par exemple en 2013), ainsi que par l’ensemble plus large des laboratoires et des entreprises commerciales qui misent sur la fusion nucléaire. Hors des États-Unis, des annonces similaires ont été faites en Allemagne, en Chine et au Royaume-Uni. Il est anticipé que la France le fera à son tour quand le réacteur thermonucléaire expérimental international (ITER) sera mis en service. Ce réacteur est en cours de construction à Cadarache, en France, pour un coût estimé d’entre 25 et 65 milliards de dollars, soit beaucoup plus que l’estimation initiale de 5,6 milliards de dollars.

Ces coûts incroyablement élevés expliquent aussi pourquoi de telles annonces sont martelées. Sans l’excitation créée par ces déclarations présentées en fanfare, il serait impossible d’obtenir les financements requis pour les décennies nécessaires à la planification et à la construction de ces installations. Les travaux de conception d’ITER ont débuté en 1988.

Bien sûr, ce long délai demeure nettement inférieur au temps écoulé depuis la première grande annonce au sujet de l’électricité produite par la fusion. Celle-ci s’est produite en 1955, lors de la première Conférence internationale sur les utilisations pacifiques de l’énergie atomique à Genève, lorsque Homi Bhabha, l’architecte du programme nucléaire indien, avait déclaré ce qui suit  :

« Je me risque à prédire qu’une méthode pour libérer l’énergie de fusion de manière contrôlée sera trouvée à l’intérieur des deux prochaines décennies. Quand cela se produira, les problèmes énergétiques du monde auront été résolus pour toujours ».

Ce ne fut pas la dernière fausse prédiction sur l’imminence de l’énergie de fusion.

Trois défis pour la fusion nucléaire

La récente « percée » annoncée par les responsables de la NIF concerne ce que j’appellerais les « défis de physique ». On peut identifier trois étapes de défis de physique.

Le premier défi est d’obtenir suffisamment de réactions de fusion dans une pastille bombardée par des lasers, pour produire plus d’énergie que l’énergie dirigée vers la pastille. C’est ce qui semble avoir été observé à la NIF. Selon les rapports, les lasers ont fait pénétrer dans la pastille 2,05 mégajoules d’énergie alors qu’il en est ressorti environ 3,15 mégajoules.. Tout cela sur une période de quelques nanosecondes (une nanoseconde équivaut à un milliardième de seconde). Le chiffre de 3,15 mégajoules peut sembler important, mais il ne s’agit que de 0,875 kilowattheure, c’est-à-dire une quantité qui produirait peut-être 0,3 kilowattheure d’électricité, si elle était utilisée pour faire bouillir de l’eau et pour entraîner une turbine. En comparaison, un panneau solaire qui coûte moins de 30 000 roupies [490 dollars canadiens – NDT], installé sur un toit à Delhi, pourrait produire environ 5 000 fois plus d’énergie électrique en un an.

Le deuxième défi de physique est de produire plus d’énergie que celle utilisée par l’ensemble de l’installation. La NIF est loin de relever ce défi. Elle a admis que les 192 lasers avaient consommé à eux seuls environ 400 mégajoules dans le processus. À cela, il faut ajouter toute l’énergie consommée pour faire fonctionner les autres équipements et l’installation dans son ensemble.

Le dernier défi de physique est de produire plus d’énergie que celle qui a été requise pour construire l’installation et tous les équipements. Dans le cas de l’expérience ITER, par exemple, il a été estimé que « le tokamak lui-même pèsera autant que trois tours Eiffel [et que le] le poids total de l’installation centrale d’ITER est d’environ 400 000 tonnes ». Selon Daniel Jassby, physicien retraité du Princeton Plasma Physics Lab, tout cela « doit apparaître du côté négatif du grand livre de la comptabilité énergétique ».

Si ces défis de physique ne sont pas relevés, bien sûr, on se retrouve alors avec une installation permanente déficitaire en termes d’énergie. La NIF est loin de relever ces derniers défis.

L’étape suivante peut être qualifiée de « défi d’ingénierie » et elle tourne autour de la question suivante : comment convertir ce dispositif expérimental qui produit de l’énergie pendant une microscopique fraction de seconde en une source continue d’électricité qui fonctionne 24 heures par jour et 365 jours par an? Pour cela, ces réactions de fusion doivent se produire plusieurs fois par seconde, chaque seconde de la journée, chaque jour de l’année. À l’heure actuelle, les lasers ne peuvent être utilisés qu’une seule fois par jour, sur une seule cible. Pour passer de cet état à la capacité requise, il faudra une amélioration d’un facteur supérieur à 500 000 (en supposant environ six tirs par seconde).

Mais il ne s’agit pas seulement que du laser. Chaque explosion produit une grande quantité de débris dont il faut se débarrasser. Ensuite, une nouvelle pastille doit être placée avec la plus grande précision à l’endroit même vers lequel les faisceaux de laser peuvent converger.

Comme si tout cela n’était pas déjà assez difficile, il y a aussi l’approvisionnement en combustible. La NIF utilise un « cylindre en or avec une pastille gelée de deutérium et de tritium ». Le deutérium et le tritium sont des isotopes de l’hydrogène. Le deutérium est assez répandu, mais le tritium est très rare, car il se désintègre par radioactivité avec une demi-vie d’environ 12 ans seulement. Les promoteurs de la fusion parlent souvent de générer du tritium in situ, mais il s’agit d’une tâche extrêmement difficile, comme l’a expliqué Jassby.

Même si on embrassait l’approche des films de super-héros et si on suspendait volontairement l’incrédulité pour présupposer que tous ces défis d’ingénierie sont résolus, il resterait encore un défi encore plus difficile : faire de ce processus incroyablement compliqué un moyen compétitif commercialement de produire de l’électricité. Si l’on se fie à l’histoire, ce dernier pourrait être tuant, comme ce fut le cas avec la fission nucléaire, un processus bien plus facile que la fusion.

Ainsi, ces avancées peuvent être mieux décrites comme étant des « étapes microscopiques », pour utiliser un terme plus approprié, plutôt que comme des « étapes importantes », et ce, sur une voie qui pourrait ne jamais mener à une production d’électricité viable économiquement. En attendant, cette expérience récente est bien plus susceptible d’être utile aux concepteurs d’armes nucléaires.

La NIF et les armes nucléaires

Le but principal de la NIF n’est pas de produire de l’électricité, ni même de trouver un moyen de le faire. La NIF a été établie comme composante du programme « Stockpile Stewardship basé sur la science » [Le programme étasunien Stockpile Stewardship vise à réaliser de tests de fiabilité et de maintenance de l’arsenal nucléaire, sans avoir recours à des essais réels de ces armes — NDT] Ce programme a été la rançon versée par l’État aux laboratoires d’armes nucléaires des États-Unis pour avoir renoncé au droit de procéder à des essais après la signature par les États-Unis du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires. Remplacer les essais d’armes nucléaires est un objectif que la NIF peut commencer à remplir sans jamais produire d’électricité.

La principale utilité de la NIF pour les concepteurs et planificateurs d’armes nucléaires est de fournir une meilleure compréhension de la science sous-jacente. Tel que proclamé fièrement sur la page web du Lawrence Livermore National Laboratory :

« Les expériences de fusion par confinement inertiel et à haute densité énergétique de la NIF, combinées avec les simulations de plus en plus sophistiquées accomplies avec certains des superordinateurs les plus puissants du monde, augmentent notre compréhension de la physique des armes, y compris les propriétés et la capacité de survie des matériaux utilisés dans les armes ».

Un autre document, de 1995, explique que la NIF fournirait plusieurs « neutrons avec les très courtes largeurs d’impulsion caractéristiques des interceptions nucléaires à faible rendement, qui peuvent être utilisés pour établir des critères de létalité contre des agents chimiques ou biologiques et des ogives nucléaires ciblées ». En d’autres mots, la NIF pourrait contribuer à modéliser l’utilisation d’armes nucléaires pour détruire des armes chimiques, biologiques et nucléaires.

La NIF pourrait même aider à développer de nouveaux types d’armes nucléaires. En 1998, Arjun Makhijani, titulaire d’un doctorat en fusion nucléaire, et Hisham Zeriffi avaient avancé que la NIF pourrait aider à développer des armes à fusion pure, c’est-à-dire des armes thermonucléaires ne requérant pas de fission nucléaire primaire. Si cela devait se produire – et  c’est un grand « si », à l’instar de la plupart des activités de fusion – cela éliminerait le besoin de plutonium ou d’uranium hautement enrichi, qui est actuellement le principal obstacle à la fabrication d’armes nucléaires.

Ainsi, la NIF est une façon de continuer à investir dans la modernisation desarmes nucléaires, bien que sans essais explosifs, maquillée en moyen de produire de l’énergie « propre ». Les gestionnaires de la NIF et du plus grand laboratoire qui l’abrite prennent soin de braquer les projecteurs sur différentes promesses en fonction de la circonstance dans laquelle ils s’expriment. Quand l’anthropologue Hugh Gusterson a questionné un haut fonctionnaire sur la raison d’être du programme de laser, ce dernier a répondu : « Ça dépend à qui je parle… Un moment c’est un programme énergétique, le moment suivant c’est un programme d’armement. Ça dépend simplement du public ».

Distraction dangereuse

L’énorme attention médiatique accordée à la NIF et à l’allumage est une distraction, et une distraction dangereuse.

Comme le montre l’histoire de la fusion nucléaire depuis les années 1950, cette technologie compliquée ne produira pas dans un avenir prévisible d’électricité bon marché et fiable pour allumer des ampoules ou alimenter des ordinateurs.

Mais la fusion nucléaire est encore moins à la hauteur quand nous considérons le changement climatique et la nécessité de réduire les émissions de carbone radicalement et rapidement. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat a lancé l’avertissement que pour contrer les dommages irréversibles causés par le changement climatique, le monde devra atteindre la neutralité en gaz à effet de serre d’ici 2050. Étant donné ce délai relativement court pour changer nos économies et manières de vivre, dépenser des milliards de dollars dans cette tentative vouée à l’échec de développer l’énergie de fusion est un détournement d’argent et de ressources au détriment de sources d’énergie renouvelables éprouvées et plus sûres, ainsi que des technologies associées. L’investissement dans la recherche et le développement de la fusion est une mauvaise nouvelle pour le climat.

Pendant ce temps-là, les expériences de fusion nucléaire comme celles de la NIF augmenteront le risque posé par l’arsenal nucléaire des États-Unis et, indirectement, par les arsenaux des huit autres pays connus pour posséder des armes nucléaires. Jusqu’à présent, le monde a eu de la chance d’éviter la guerre nucléaire. Mais cette chance ne durera pas à tout jamais. Nous devons abolir les armes nucléaires, tandis que des programmes comme la NIF proposent de moderniser les armes nucléaires, ce qui n’est qu’un moyen d’assurer la destruction pour toujours.

M.V. Ramana est titulaire de la chaire de recherche Simons Chair in Disarmament, Global and Human Security, ainsi que professeur à la School of Public Policy and Global Affairs de l’Université de Colombie-Britannique, à Vancouver au Canada. Il est l’auteur du livre The Power Of Promise: Examining Nuclear Energy In India.