Gustavo Petro, président de la Colombie, sur l’Ukraine, la Palestine et le rejet de l’hypocrisie occidentale par l’Amérique latine
Entrevue d’Amy Goodman avec Gustavo Petro, président de la Colombie
Democracy Now!, 21 septembre 2023
Texte original en anglais – [Traduction : Maya Berbery ; révision : Marcel Duhaime]
AMY GOODMAN : L’Assemblée générale des Nations Unies se poursuit aujourd’hui à New York. Mardi, dans une allocution inspirée, le président colombien Gustavo Petro a lancé un appel pour mettre fin aux guerres et pour intensifier la lutte contre le changement climatique, changement qu’il a décrit comme « la mère de toutes les crises ». Gustavo Petro a demandé aux Nations Unies de tenir des sommets de la paix pour résoudre les conflits en Ukraine et en Palestine.
Gustavo Petro est le premier homme de gauche à accéder à la présidence de la Colombie, le deuxième pays en importance d’Amérique du Sud après le Brésil. Il a été élu l’an dernier au terme d’une campagne axée sur la lutte contre les inégalités et la pauvreté, sur l’augmentation de l’impôt des riches, le développement des programmes sociaux, le rétablissement de la paix et la fin de la dépendance de la Colombie à l’égard des combustibles fossiles. Gustavo Petro s’est présenté aux élections aux côtés de Francia Márquez Mina, la première femme noire et la première Afro-Colombienne à être élue vice-présidente. Gustavo Petro est un ancien guérillero du M-19 qui est devenu maire de Bogota et sénateur.
Mardi, j’ai eu la chance de m’entretenir en exclusivité avec Gustavo Petro.
AMY GOODMAN: Ici Democracy Now!, democracynow.org, The War and Peace Report. Je suis Amy Goodman. Nous sommes à la Mission permanente de la Colombie auprès des Nations Unies, où le président de la Colombie, Gustavo Petro, vient de prononcer une allocution devant l’Assemblée générale des Nations Unies. Il a été le troisième à prendre la parole, après le président brésilien Lula, suivi de président Biden.
Bienvenue à Democracy Now!
PRÉSIDENT GUSTAVO PETRO : Merci. C’est très aimable à vous.
AMY GOODMAN : Vous avez pris la parole juste après le président Biden. Dans son discours, il a parlé d’un soutien accru du monde à l’Ukraine. Dans votre allocution, vous avez appelé à la tenue de deux sommets de la paix : un en Ukraine et l’autre pour la Palestine. Vous avez dit :
PRÉSIDENT GUSTAVO PETRO : Je pose la question suivante : quelle est la différence entre l’Ukraine et la Palestine ? N’est-il pas temps de mettre fin à ces deux guerres et à d’autres, et d’utiliser le peu de temps dont nous disposons pour travailler à sauver la vie sur Terre ?
AMY GOODMAN : Parlez-nous de ce que vous réclamez.
PRESIDENT GUSTAVO PETRO : L’Amérique latine, en règle presque générale, n’a pas adopté la même position que l’OTAN, les États-Unis ou l’Union européenne. Nous avons été invités à envoyer des armes, de l’équipement de guerre et des soldats en Ukraine. Nous n’avons pas accepté cette invitation. Fondamentalement, nous maintenons notre neutralité dans toutes les guerres, non pas parce que nous ne croyons pas qu’il y a occupation, mais parce que, essentiellement, nous ne croyons pas en ceux qui nous invitent à participer à la guerre. De nombreux pays d’Amérique latine – le Guatemala, la République dominicaine, le Panama, la Grenade, l’Argentine et d’autres – ont subi des invasions par les mêmes pays qui, aujourd’hui, nous invitent à dénoncer l’invasion de l’Ukraine. La plupart des pays d’Amérique latine se sont opposés à l’invasion de la Libye, de l’Irak et de la Syrie, des invasions entreprises pour des motifs aujourd’hui illégaux.
Je m’explique. Quand je compare la situation de la Palestine à celle de l’Ukraine, je veux montrer un parallélisme dans les situations réelles. Il y a une occupation militaire dans les deux pays. Mais l’attitude des puissances mondiales est différente. L’Union européenne, de concert avec l’OTAN, souhaite faire reculer la Russie. Elle a conclu des accords économiques avec l’Ukraine. L’Ukraine joue le même rôle que le Mexique par rapport aux États-Unis. Mais ces pays ne s’intéressent pas à la Palestine. Ils ne s’intéressent pas au conflit avec Israël. Les États-Unis ne veulent pas d’affrontement avec Israël, ils ne montrent pas d’intérêt pour l’application des accords d’Oslo, qui remontent à 30 ans et qui parlent de deux États, de la souveraineté palestinienne et de la fin de l’occupation civile et militaire du territoire palestinien. Rien de cela ne se concrétise. Une même situation, donc, et pourtant deux réponses différentes. C’est ce que j’appelle l’hypocrisie de la politique internationale. En Amérique latine, cette hypocrisie n’est pas bien accueillie.
C’est pourquoi je propose que les Nations Unies fassent preuve de cohérence. Si nous voulons une conférence de paix en Ukraine et en Palestine, c’est parce que nous voulons une politique commune contre toutes les invasions, peu importe la partie du monde envahie et peu importe l’envahisseur. La position ne doit pas dépendre du pays qui envahit. Un crime a été ajouté au Statut de Rome, qui a servi de base à la création de la Cour pénale internationale : il s’agit du crime d’agression, d’agression internationale. Ce terme n’avait jamais été utilisé auparavant. Et cette disposition, qui figure maintenant dans le Statut de Rome, n’a pas été invoquée parce que presque tous les pays qui condamnent aujourd’hui l’invasion de l’Ukraine pour des raisons militaires ont également envahi d’autres pays. Ils ne veulent simplement pas que leurs invasions soient condamnées.
AMY GOODMAN : En avez-vous discuté avec le président Biden ?
PRÉSIDENT GUSTAVO PETRO : Oui, bien sûr, et avec l’Union européenne aussi, car nous avons récemment organisé une conférence à Bruxelles entre tous les pays d’Amérique latine et l’Union européenne. Et il faut noter que la volonté première des dirigeants européens n’était pas de centrer la discussion sur l’objectif de la conférence, c’est-à-dire le resserrement des liens entre l’Amérique latine et l’Europe, mais plutôt d’inviter Zelensky et de monter un spectacle au beau milieu de la réunion avec l’Amérique latine. L’immense majorité des pays d’Amérique latine s’y est opposée, car nous ne voulions pas prendre part à cette rencontre pour être instrumentalisés. Et, en fin de compte, les discussions, pour une grande partie, n’ont pas porté sur l’établissement d’une nouvelle ère dans nos relations, mais plutôt sur la guerre en Ukraine, une guerre qui est préjudiciable à l’Amérique latine, parce qu’elle contribue à accroître la faim chez les populations d’Amérique latine.
Ce que nous voulons, c’est la paix. Nous avons adressé ce même message au gouvernement des États-Unis. En ce qui concerne mon pays, étant donné que les administrations précédentes avaient acheté des armes russes qui se trouvent encore en Colombie, la Russie nous a demandé de lui retourner les armes russes et les États-Unis nous ont demandé d’envoyer les armes russes en Ukraine. Je n’ai accepté aucune de ces demandes. Ce que veut l’Amérique latine, c’est la paix. Aujourd’hui, la paix est indispensable, non seulement à cause des conséquences que la guerre pourrait entraîner, conséquences qui deviennent visibles à mesure que s’intensifie l’humeur belliciste dans le monde, mais aussi parce que nous avons besoin de cette pause.
Et c’était l’objectif de mon discours aux Nations Unies : demander d’agir en fonction de ce qui importe le plus. Et la chose la plus importante aujourd’hui, c’est la défense de la vie sur la planète, c’est la nécessité de prendre des décisions capables de mettre un terme à la crise climatique. Car qu’importe pour nous tous que l’Ukraine ou que la Russie gagne, que l’OTAN prenne ou non de l’expansion, si notre planète ne parvient plus à soutenir la vie humaine ?