Iran vs. Israël, un enjeu revisité (traduction)

Iran vs. Israël, un enjeu revisité : les énormes difficultés et ramifications si Israël attaquait les sites nucléaires iraniens

Par Darya Dolzikova et Matthew Savill, Bulletin of the Atomic Scientists, 1er octobre 2024
Texte original en anglais / Original article in English [Traduction et révision : Échec à la guerre]

Note de l’éditeur :
Cet article a été initialement publié en avril, après une attaque iranienne contre Israël et après la réponse militaire de ce dernier. Nous le republions en raison de sa pertinence par rapport à l’attaque massive de missiles menée cette semaine [1er octobre] par l’Iran contre Israël et de la quasi-certitude d’une forme de représailles israéliennes [qui ont eu lieu dans la nuit du 25 au 26 octobre, N.d.T.]

« Iran vs. Israel redux: The enormous difficulties and ramifications if Israel attacks Iran’s nuclear sites », Bulletin of the Atomic Scientists, 1er octobre 2024
« Iran vs. Israel redux: The enormous difficulties and ramifications if Israel attacks Iran’s nuclear sites », Bulletin of the Atomic Scientists, 1er octobre 2024

Le 19 avril, profondément à l’intérieur du territoire iranien, Israël a effectué une frappe près de la ville d’Ispahan. Cette attaque était apparemment menée en représailles à une importante attaque de drones et de missiles iraniens contre Israël quelques jours plus tôt. Cet échange entre les deux pays, qui ont toujours évité de cibler directement leurs territoires respectifs, a fait craindre une escalade militaire potentiellement grave dans la région.

L’attaque israélienne a été menée contre un site militaire iranien situé à proximité du Centre de technologie nucléaire d’Ispahan, qui abrite notamment des réacteurs de recherche nucléaire, une usine de conversion de l’uranium et une usine de production de combustible. Bien que l’attaque n’ait pas visé directement les installations nucléaires iraniennes, des rapports antérieurs ont suggéré qu’Israël envisageait de telles attaques. Les dirigeants iraniens ont à leur tour menacé de réévaluer leur politique nucléaire et de faire avancer leur programme en cas d’attaque contre les sites nucléaires.

Ces événements mettent en évidence la menace d’une dynamique d’escalade régionale posée par la capacité nucléaire iranienne proche du seuil, qui donne à l’Iran l’impression d’une certaine capacité de dissuasion – au moins contre les représailles directes des États-Unis – tout en servant également de cible tentante pour une attaque israélienne, ce qui est compréhensible. Alors que les tensions entre Israël et l’Iran se sont éloignées de leur expression traditionnelle via des proxys et se sont manifestées par des frappes directes contre leurs territoires respectifs, l’urgence de trouver une solution rapide et non militaire à la question nucléaire iranienne s’est accrue.

Une cible tentante

Bien que l’on estime actuellement que l’Iran ne possède pas d’armes nucléaires, la République islamique maintient un programme nucléaire très avancé, qui lui permet de développer une capacité d’armement nucléaire assez rapidement, si elle décide de le faire. La capacité de l’Iran « proche du seuil » n’a pas dissuadé Israël d’entreprendre sa récente attaque. Mais le programme nucléaire iranien est une cible tentante pour une attaque qui pourrait avoir des ramifications potentiellement déstabilisatrices : le programme est suffisamment avancé pour présenter un risque crédible de militarisation rapide et se trouve à un stade où il pourrait encore être considérablement dégradé, bien qu’à un coût extrêmement élevé.

L’Iran considère son programme nucléaire comme un moyen de dissuasion contre des frappes étasuniennes directes ou l’invasion de son territoire, agissant comme une sorte de police d’assurance contre une invasion à la suite d’accusations occidentales erronées concernant son programme nucléaire, comme cela est arrivé pour l’Irak en 2003. En d’autres termes, en cas de tentative d’invasion, l’Iran pourrait rapidement produire des armes nucléaires. Cette capacité permet aux dirigeants iraniens de s’engager dans des activités déstabilisantes dans la région avec une probabilité (perçue comme) limitée de représailles contre son propre territoire. Les craintes d’une escalade et d’une poussée iranienne potentielle vers la militarisation de son programme nucléaire peuvent avoir été l’une des nombreuses considérations qui ont conduit au refus des États-Unis de prendre part aux mesures de représailles israéliennes après les frappes iraniennes du 13 avril contre Israël.

Israël perçoit le programme nucléaire iranien comme une menace existentielle et cherche depuis longtemps à l’éliminer. C’est pourquoi les informations selon lesquelles Israël aurait pu se préparer à cibler les sites nucléaires iraniens en représailles aux frappes de l’Iran contre son territoire n’ont guère surpris. L’attaque d’Israël contre des installations militaires proches des installations nucléaires iraniennes et contre un système de défense aérienne que l’Iran a déployé pour protéger ses sites nucléaires semble avoir été calibrée précisément pour faire comprendre qu’Israël a la capacité d’attaquer directement des sites nucléaires lourdement protégés et situés profondément à l’intérieur de l’Iran. Certains commentateurs ont émis l’hypothèse que des frappes ultérieures sur les sites nucléaires iraniens pourraient encore être souhaitables ou nécessaires.

Dans ce contexte, les sites nucléaires iraniens continueront de représenter une cible tentante pour Israël en cas de nouvelle escalade du conflit entre les deux pays. De plus, Israël pourrait aussi conclure que sa propre capacité nucléaire, jamais déclarée, n’a pas réussi à dissuader deux assauts majeurs contre son territoire. Les attaques du Hamas le 7 octobre et de l’Iran le 13 avril ont probablement renforcé le sentiment de vulnérabilité stratégique d’Israël, bien que cette perception ait pu être partiellement atténuée par sa défense largement réussie contre les tentatives de frappes de drones et de missiles de l’Iran.

Depuis longtemps, Israël a ciblé le programme nucléaire iranien par un sabotage relativement limité prenant la forme de cyber-attaques, d’assassinats de scientifiques et de bombes placées dans les installations nucléaires iraniennes. Cette stratégie a permis à Israël de retarder à plusieurs reprises les progrès nucléaires de l’Iran tout en maintenant un certain niveau de dénégation crédible et en évitant une nouvelle escalade militaire, se conformant ainsi grosso modo aux « règles » établies par Israël et l’Iran pour la conduite de leur guerre de l’ombre. Aujourd’hui, alors que les deux pays frappent ouvertement leur territoire respectif, Israël pourrait y voir une occasion – ou se sentir obligé – de cibler directement les installations nucléaires iraniennes.

Un éventail de mauvaises options

La possibilité d’une militarisation nucléaire de l’Iran et d’attaques israéliennes contre les sites nucléaires iraniens pourrait entraîner une sérieuse spirale d’escalade et, potentiellement, un conflit militaire plus large dans la région.

Si l’Iran prévoit qu’Israël se prépare à mener des frappes contre ses sites nucléaires, il pourrait décider de se précipiter vers la production d’une arme nucléaire avant qu’Israël n’ait le temps d’infliger des dommages significatifs à sa capacité à le faire rapidement. De son côté, s’attendant à une poussée anticipée de Téhéran vers l’armement, Jérusalem pourrait être incitée à mener des frappes pour empêcher l’Iran de se doter d’une arme nucléaire. La disparité des échéanciers vers ces objectifs favorise Israël et crée un risque pour l’Iran. Le premier n’aurait besoin que d’une courte période pour tenter une frappe – peut-être des jours ou des semaines – alors qu’il faudrait probablement à l’Iran plusieurs mois, voire un an, à partir du moment où la décision est prise, pour disposer d’une arme viable, bien que les estimations restent incertaines. Cependant, en raison de l’état avancé de son programme nucléaire, l’Iran pourrait être en mesure de faire des progrès significatifs vers une arme nucléaire déployable avant que l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) – ou même les services de renseignement israéliens – ne s’en aperçoivent, ce qui limiterait le temps dont disposeraient les planificateurs israéliens pour mettre en place une riposte préventive.

Téhéran pourrait décider de fabriquer des armes nucléaires en réponse à une frappe israélienne limitée sur ses installations nucléaires. Le complexe nucléaire iranien est trop dispersé, les installations clés trop renforcées et l’expertise nucléaire trop consolidée pour être éliminés par des frappes militaires limitées. Les installations d’enrichissement de l’uranium de Natanz et de Fordow, où l’Iran produit les matières fissiles nécessaires à la fabrication d’armes nucléaires, sont soit entièrement souterraines (dans le cas de l’installation d’enrichissement de Fordow), soit partiellement soutairraines (à Natanz), et elles sont fortement défendues. Toute frappe israélienne qui endommagerait d’autres sites nucléaires iraniens – tels que les installations de production centrifuge ou de conversion de l’uranium, ou même le réacteur de recherche à eau lourde de Khonab, qui n’est pas encore opérationnel – retarderait le programme, mais laisserait tout de même à l’Iran la possibilité de continuer à augmenter son enrichissement de l’uranium, et de s’orienter éventuellement vers la production d’uranium de qualité militaire (enrichi à 90 % en uranium 235). Tous les travaux que l’Iran pourrait être en train de mener pour militariser sa technologie nucléaire – même si la communauté du renseignement étasunienne estime qu’il ne le fait pas – seraient probablement effectués dans des lieux dispersés et non divulgués, ce qui rendrait le ciblage militaire très difficile.

À la suite des sabotages israéliens précédents contre le programme nucléaire iranien, Téhéran a redoublé d’efforts, en reconstruisant les sites endommagés, en renforçant les installations et en intensifiant son activité nucléaire. Il en ira probablement de même si les installations iraniennes sont directement visées cette fois-ci, mais dans une plus large mesure. Le passage d’un conflit par procuration entre l’Iran et Israël à un engagement direct ne fera qu’accroître la valeur que l’Iran accorde à son programme nucléaire en tant que moyen de dissuasion contre de nouvelles attaques directes sur son territoire et contre une intervention militaire des États-Unis. Si l’Iran estime que ses mandataires régionaux et ses capacités en matière de missiles et de drones n’ont pas suffi à dissuader Israël de mener des frappes directes contre son programme nucléaire d’importance stratégique, Téhéran pourrait considérer la militarisation effective de son programme nucléaire comme la seule option restante pouvant garantir la sécurité du régime iranien.

Malheureusement, une attaque israélienne contre des actifs iraniens non nucléaires pourrait conduire les dirigeants iraniens à une conclusion similaire. Comme d’autres l’ont souligné ailleurs, depuis l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre, les faiblesses de l’Iran à dissuader les agressions contre ses actifs dans la région et à tirer parti de l’instabilité actuelle pour faire avancer ses propres priorités en matière de sécurité sont devenues évidentes. Pour les dirigeants iraniens, ces faiblesses peuvent accroître la valeur stratégique perçue du programme nucléaire.

À défaut de développer une capacité nucléaire complète, l’Iran pourrait d’abord réagir en enrichissant de l’uranium au seuil requis pour son usage militaire. Bien que l’uranium de qualité militaire ne suffise pas à lui seul à produire une arme nucléaire, il s’agirait d’un pas décisif dans cette direction. L’Iran pourrait également riposter à de nouvelles attaques israéliennes en se retirant du traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Ce retrait serait suivi de l’exclusion des inspecteurs de l’AIEA du pays. Bien que l’Iran ait considérablement restreint l’accès des inspecteurs au cours des dernières années, l’AIEA continue de surveiller les aspects essentiels du programme nucléaire iranien et d’en rendre compte. Si l’Iran se retire du TNP, la communauté internationale n’aura plus aucun regard sur l’évolution du programme, si ce n’est par la collecte de renseignements par chaque pays ou l’imagerie satellite.

Une telle incertitude et un abandon formel de l’engagement pris par l’Iran dans le cadre du TNP de renoncer à une capacité d’armement nucléaire risquent d’exacerber sérieusement l’instabilité régionale. Un retrait iranien du TNP pourrait également favoriser la prolifération nucléaire dans la région, l’Arabie saoudite ayant déjà menacé d’acquérir des armes nucléaires si l’Iran le faisait.

Tout ou rien

L’effet contre-productif d’une frappe limitée sur le programme nucléaire iranien pourrait conduire Israël à envisager une opération militaire de grande envergure pour faire reculer le programme de la manière la plus décisive possible. Cependant, cette option entraînerait presque certainement une guerre totale et hautement destructrice entre l’Iran et Israël, entraînant probablement d’autres factions régionales, les États-Unis et peut-être d’autres pays dans le conflit.

Pour qu’une opération militaire fasse reculer de manière significative le programme nucléaire iranien, il faudrait procéder à des frappes sur des installations réparties sur l’ensemble du territoire iranien et supprimer les défenses aériennes iraniennes (et éventuellement syriennes). L’opération nécessiterait également des attaques contre des sites de missiles balistiques et d’autres sites militaires, qui pourraient sinon être utilisés dans le cadre d’une riposte iranienne immédiate. Les attaques contre les installations souterraines de Fordow et de Natanz nécessiteraient l’utilisation d’armes capables de pénétrer plusieurs dizaines de mètres de roche et de béton armé avant d’exploser à l’intérieur des installations. L’arme étasunienne GBU-57A/B Massive Ordnance Penetrator est la seule qui pourrait raisonnablement y parvenir. Pesant plus de 12 tonnes et mesurant six mètres de long, elle ne peut être transportée que par de gros bombardiers des États-Unis, tels que le B-2 Spirit.

Cette réalité tactique et l’ampleur de la force nécessaire pour frapper autant de cibles presque simultanément suggèrent qu’une attaque réussie contre l’essentiel du programme nucléaire iranien nécessiterait un soutien important de la part des États-Unis, voire une participation directe. Même ce type d’attaque, qui infligerait de graves violences sur l’ensemble du territoire iranien, ne garantirait pas la destruction totale du programme nucléaire iranien.

Dans une lecture plus optimiste de la dynamique actuelle, l’Iran et Israël – reconnaissant les risques et les inconvénients de frappes limitées ou étendues contre le programme nucléaire iranien – pourraient contribuer à empêcher précisément une telle escalade. Les dirigeants israéliens et iraniens pourraient s’efforcer de trouver des moyens de sortir du cycle des représailles tout en étant en mesure de revendiquer la victoire. En effet, une telle dynamique de désescalade semble se mettre en place, Israël ayant répondu de manière limitée et mesurée aux premières frappes iraniennes sur son territoire et l’Iran ayant minimisé l’impact des attaques israéliennes. La volonté d’empêcher la situation de s’envenimer apparaît aussi clairement dans les déclarations des États-Unis, indiquant qu’ils n’entendent pas être impliqués dans toute attaque contre l’Iran.

La dynamique politique aux États-Unis reste toutefois en arrière-plan. Si Donald Trump est réélu à la présidence des États-Unis, la position israélienne pourrait se durcir, car une administration républicaine est plus susceptible de soutenir une attaque israélienne contre le programme nucléaire iranien et les alliés de Trump ont déjà appelé à de telles frappes. Avec le soutien des États-Unis, Israël pourrait estimer qu’il dispose de l’appui militaire et politique nécessaire pour porter un coup décisif au programme nucléaire iranien et en surmonter les conséquences, avant que l’Iran ne décide de se doter d’armes nucléaires.

Gérer les risques d’escalade

Les événements récents – et toutes les mesures de rétorsion qui suivront – sont susceptibles de conduire à un point d’inflexion dans le programme nucléaire iranien, l’Iran cherchant à maintenir et à reconstruire la force de dissuasion qu’il pressent lui faire défaut ou avoir perdue. Entre-temps, le programme restera une cible tentante pour Israël et une source de risques d’escalade.

Les États-Unis, qui conservent une certaine influence sur Israël, pourraient aider à réduire ces risques de manière significative en continuant à faire pression sur Israël pour que ses représailles restent proportionnées et limitées aux biens non nucléaires. Washington devrait également continuer à affirmer clairement qu’il ne s’impliquera pas directement dans une opération militaire israélienne offensive et qu’il posera des conditions à tout soutien militaire futur à Israël dans son conflit avec l’Iran.

Toutefois, même une approche aussi mesurée ne constituera qu’un traitement palliatif au problème durable du programme nucléaire iranien. La situation actuelle nous rappelle avec force l’équilibre délicat entre le pouvoir de dissuasion et l’impact déstabilisant que peut avoir même une capacité nucléaire « proche du seuil ». Cette réalité illustre en outre le caractère inévitable et urgent de la recherche d’une solution négociée et non militaire à la question nucléaire iranienne. Certes, les circonstances et les conditions d’un retour aux négociations semblent aussi défavorables qu’à n’importe quel moment de la dernière décennie. Cependant, de telles négociations sont bien plus souhaitables que l’alternative : parier sur le risque que la capacité nucléaire avancée actuelle de l’Iran soit remplacée par le spectre encore plus déstabilisant d’une arme nucléaire déployable.

Darya Dolzikova est chargée de recherche sur la prolifération et la politique nucléaire au Royal United Services Institute de Londres.

Matthew Savill est directeur des sciences militaires au Royal United Services Institute de Londres.