« Je ne vois pas de justice dans cette guerre » : un soldat russe expose la pourriture au cœur de l’invasion de l’Ukraine
par Andrew Roth et Pjotr Sauer, The Guardian, 17 août 2022
Texte original en anglais [Traduction : Maya Berbery ; révision : Échec à la guerre]
Pavel Filatyev connaissait les conséquences de ce qu’il disait. L’ex-parachutiste savait qu’il risquait la prison, qu’on le traiterait de traître et qu’il serait rejeté par ses anciens compagnons d’armes. Sa propre mère l’avait exhorté à fuir la Russie tant qu’il le pouvait encore. Il a quand même parlé.
« Je ne vois pas de justice dans cette guerre. Je ne vois pas de vérité ici », a-t-il déclaré, attablé dans un petit café du quartier financier de Moscou. C’était la première fois qu’il rencontrait un journaliste en personne depuis son retour de la guerre en Ukraine.
« Je n’ai pas peur de faire la guerre. Mais j’ai besoin de sentir la justice, de comprendre que ce que je fais est juste. Et je crois que tout cela échoue, pas seulement parce que le gouvernement a tout volé, mais aussi parce que nous, les Russes, nous ne sommes pas convaincus que ce que nous faisons est juste. »
Deux semaines auparavant, Filatyev a publié 141 pages sur sa page du réseau social VKontakte qui ont fait l’effet d’une bombe : le récit quotidien des opérations de son unité de parachutistes – l’envoi en Ukraine continentale à partir de la Crimée, l’entrée à Kherson, la capture du port maritime, le retranchement sous le feu de l’artillerie lourde pendant plus d’un mois près de Mykolaïv, puis sa blessure et son évacuation de la zone de conflit avec une infection oculaire.
Il était alors convaincu qu’il devait exposer la pourriture au cœur de l’invasion russe de l’Ukraine. « Près de Mykolaïv, nous étions constamment sous le feu de l’artillerie », dit-il. « À ce moment-là, je me demandais déjà pourquoi ces conneries, pourquoi diable cette guerre ? Et puis je me suis dit ‘Mon Dieu, si je m’en sors vivant, je ferai tout ce que je peux pour l’arrêter’ ».
Il a passé 45 jours à écrire ses mémoires, brisant la loi du silence qui interdit même de prononcer le mot « guerre » en public. « Je ne peux plus me taire, même si je sais que parler ne changera probablement rien, et que j’ai peut-être été idiot de m’attirer tant d’ennuis », confie Filatyev en allumant une autre cigarette, les doigts tremblant de stress.
Son journal, ZOV, a pour titre le sigle militaire peint sur les véhicules de l’armée russe, devenu un symbole pro-guerre en Russie. Avant ces mémoires, il n’existait pas de récit volontaire aussi détaillé d’un soldat russe ayant participé à l’invasion de l’Ukraine. Des extraits ont été publiés dans la presse indépendante russe, et Filatyev a accordé une interview vidéo télévisée sur TV Rain.
« Il est très important que quelqu’un ait osé parler le premier », a déclaré Vladimir Osechkin, responsable du réseau de défense des droits de la personne Gulagu.net. C’est lui qui a aidé Filatyev à quitter la Russie en début de semaine, faisant de Filatyev le premier soldat connu à avoir fui la Russie en raison de son opposition à la guerre. « Et ça ouvre une boîte de Pandore ».
Cette semaine [donc à la mi-août, NDLT], le site d’enquête russe iStories, banni du pays par la Russie, a publié les aveux d’un autre soldat russe ayant admis devant la caméra avoir tué un résident civil dans la ville ukrainienne d’Andriivka.
Filatyev, qui a servi dans le 56e brigade d’assaut aérien de la Garde basée en Crimée, décrit comment son unité épuisée et mal équipée a fait irruption en Ukraine continentale sous une grêle de roquettes fin février, sans logistique décente, sans objectifs concrets et sans même savoir pourquoi cette guerre avait lieu. « Il m’a fallu des semaines pour comprendre qu’il n’y avait pas du tout de guerre sur le territoire russe et que nous avions simplement attaqué l’Ukraine », déclare-t-il.
Filatyev décrit aussi comment les parachutistes rapaces, l’élite de l’armée russe, ont capturé le port maritime de Kherson et se sont immédiatement emparé « des ordinateurs et de tous les objets de valeur qu’ils pouvaient trouver ». Ils ont ensuite mis à sac les cuisines pour trouver de la nourriture.
« Comme des sauvages, nous avons tout mangé là-bas : avoine, bouillie, confiture, miel, café… Nous nous fichions de tout, nous étions déjà à bout ». La plupart des soldats avaient passé un mois sur le terrain sans aucun confort, sans douche ni nourriture normale.
« À quel état de sauvagerie on peut réduire les gens quand on ne se soucie pas de leurs besoins élémentaires – dormir, manger et se laver », écrit-il. « Tout ce qui nous entourait nous donnait un sentiment vil ; comme des misérables, on essayait juste de survivre ».
Filatyev raconte l’histoire en tirant une longue bouffée de cigarette et en regardant nerveusement autour de lui pour voir si quelqu’un l’observe même à minuit dans un parc de Moscou, puis tente d’expliquer.
« Je sais que ça semble sauvage pour un lecteur étranger », dit-il en décrivant le vol d’un ordinateur par un camarade de combat. « Mais [le soldat] sait que ça vaut plus qu’une de ses paies. Et qui sait s’il sera encore en vie demain ? Alors il le prend. Je n’essaie pas de justifier le vol. Mais je pense qu’il est important d’expliquer pourquoi les soldats se comportent ainsi, de comprendre comment arrêter ça… De comprendre ce qu’une personne peut faire dans des situations extrêmes. »
Il dénonce longuement ce qu’il appelle la « dégradation » de l’armée, notamment l’utilisation d’équipements et de véhicules datés qui exposent les soldats russes aux contre-attaques ukrainiennes. Le fusil qu’il a reçu avant la guerre était rouillé et avait une courroie cassée, raconte-t-il.
« Nous étions tout simplement une cible idéale », écrit-il, décrivant le voyage vers Kherson dans des camions UAZ obsolètes et non blindés qui restaient parfois sur place pendant 20 minutes. « On ne savait pas quel était le plan – comme toujours, personne ne savait rien ».
Filatyev raconte que, dans une guerre qui s’éternisait, son unité est restée clouée dans des tranchées pendant presque un mois près de Mykolaïv sous le feu de l’artillerie ukrainienne. C’est là qu’un obus a projeté de la boue dans son œil, provoquant une infection qui l’a presque rendu aveugle.
Au front, explique-t-il, les frustrations sont telles que des soldats tirent délibérément sur eux-mêmes pour échapper au front et percevoir 3 millions de roubles (près de 65 000 $ CAN) en indemnités ; il rapporte aussi des rumeurs de mutilations infligées à des soldats capturés et à des cadavres.
Dans l’interview, il déclare ne pas avoir vu de ses propres yeux d’abus perpétrés pendant la guerre. Mais il décrit une culture de colère et de ressentiment dans l’armée, qui contraste avec l’image de soutien total à la guerre projetée par la propagande russe.
« La plupart des soldats sont mécontents de ce qui se passe en Ukraine – ils sont mécontents de leur gouvernement et de leurs commandants, ils sont mécontents de Poutine et de sa politique, ils sont mécontents du ministre de la Défense qui n’a jamais servi dans l’armée », écrit-il.
Depuis sa prise de parole publique, dit-il, toute son unité a coupé le contact avec lui. Mais il pense que le cinquième de ses compagnons d’armes le soutiennent inconditionnellement. Et beaucoup d’autres, au cours de conversions discrètes, lui ont fait part d’un sentiment réticent de respect pour le patriotisme des Ukrainiens qui se battent pour défendre leur propre territoire, ou se sont plaints des mauvais traitements infligés par la Russie à ses propres soldats.
« Ici, confie-t-il, personne ne soigne les anciens combattants. » Il dit avoir rencontré, dans les hôpitaux militaires, des soldats mécontents, dont des marins blessés du croiseur Moskva coulé par des missiles ukrainiens en avril, chassant de la pièce un officier supérieur par leurs cris. Et, dans ZOV, il affirme qu’« il y a des tas de morts, dont les proches n’ont pas été indemnisés », ce qui corrobore les informations des médias faisant état de mois d’attente pour l’indemnisation des soldats blessés.
Initialement, Filatyev comptait publier ses mémoires et se rendre immédiatement à la police. Mais, Osechkin, le militant, l’a exhorté de façon répétée à fuir le pays, ce qu’il a refusé de faire jusqu’alors.
« Très bien, je quitte, je vais aux États-Unis, et qui suis-je là-bas ? Que suis-je censé y faire ? » demande-t-il. « Si on n’a même pas besoin de moi dans mon propre pays, alors qui aura besoin de moi là-bas ? »
Voilà pourquoi, pendant deux semaines, Filatyev a séjourné chaque nuit dans un hôtel différent avec pour seul bagage un lourd sac à dos noir qu’il portait avec lui, cherchant à garder une longueur d’avance sur la police. Même là, il admet qu’il n’aurait pas dû être difficile de le trouver.
The Guardian n’a pas été en mesure de vérifier de manière indépendante tous les détails de l’histoire de Filatyev, mais celui-ci a fourni des documents et des photographies montrant qu’il était parachutiste au sein du 56e régiment aéroporté stationné en Crimée, qu’il avait été hospitalisé pour une blessure à l’œil subie lors de « l’exécution de tâches spéciales en Ukraine » en avril et qu’il avait écrit directement au Kremlin pour faire part de ses plaintes au sujet de la guerre avant de les rendre publiques.
De vieilles photographies montrent Filatyev adolescent, vêtu d’une telnyashka bleue et blanche (le maillot de corps bleu et blanc traditionnel porté par les militaires) parmi ses camarades de combat, puis suspendu à un manège lors d’un entraînement de parachutistes, puis, déjà plus âgé, rasé de près et vêtu d’une tenue de camouflage, posant avec un fusil en Crimée avant le début de la guerre.
Issu d’une famille de militaires de la ville de Volgodonsk, dans le sud du pays, Filatyev, 34 ans, a passé tout le début de sa vingtaine dans l’armée. Après avoir servi en Tchétchénie à la fin des années 2000, il a été pendant près d’une décennie entraîneur de chevaux, travaillant pour la société russe de production de viande Miratorg et pour des clients fortunés, avant de se réengager en 2021 pour des raisons financières, explique-t-il.
Aujourd’hui, c’est un homme changé. Il reste puissamment bâti et bien articulé, mais la guerre et le stress ont fait des ravages. Ses joues barrées de cicatrices sont couvertes d’une barbe de deux semaines. Il n’a toujours pas retrouvé une bonne vision de l’œil droit. Et il rit amèrement d’avoir à se plaindre de l’armée russe à un journaliste étranger et de « venir lui parler comme un prêtre autour d’une bière ».
« On dit que l’héroïsme des uns est la faute des autres », dit-il. « Nous sommes au 21e siècle, nous avons déclenché cette guerre idiote, et une fois de plus, nous demandons aux soldats d’accomplir des actes héroïques, de se sacrifier. Quel est le problème ? Ne sommes-nous pas déjà en train de mourir ? »
Et surtout, il se demande pourquoi il est encore libre. Il avait entendu dire que son unité se préparait à l’accuser de désertion, une accusation qui pouvait le conduire en prison pour de nombreuses années. Et pourtant, il ne s’est rien passé.
« Je ne comprends pas qu’ils ne m’aient toujours pas attrapé », s’étonne-t-il lors d’une rencontre dans une gare de Moscou. « J’en ai dit plus que quiconque au cours des six derniers mois. Peut-être qu’ils ne savent pas quoi faire de moi. »
C’est un mystère qu’il ne résoudra peut-être jamais. Filatyev s’est mis à la recherche d’une auberge pour passer la nuit et a fui le pays par un itinéraire non divulgué peu après ce samedi soir. Deux jours plus tard, Osechkin a annoncé que Filatyev avait réussi à quitter la Russie « avant son arrestation ». On ne sait toujours pas s’il a été officiellement accusé d’un crime en Russie.
« Pourquoi devrais-je fuir mon pays simplement pour avoir dit la vérité sur ce que ces salauds ont fait de notre armée », écrit Filatyev dans un message Telegram. « Je suis complètement bouleversé d’avoir eu à quitter mon pays ».
Il reste l’un des rares soldats russes à avoir parlé publiquement de la guerre, et il n’a parlé qu’après des mois d’hésitations douloureuses, soucieux de ne pas violer son engagement à servir. « Les gens me demandent pourquoi je n’ai pas jeté les armes », déclare-t-il. « Eh bien, je suis contre cette guerre, mais je ne suis pas un général, je ne suis pas le ministre de la Défense, je ne suis pas Poutine – je ne sais pas comment arrêter tout ça. Je n’aurais rien changé en devenant un lâche, en jetant mon arme et en abandonnant mes camarades. »
Assis en bordure des rues animées de Moscou pour la dernière fois peut-être, il se met à espérer que les protestations populaires comme pendant la guerre du Vietnam pourront mettre fin à la guerre. Mais pour l’instant, pense-t-il, cela semble bien loin.
« Je suis terrifié par ce qui va se passer », dit-il, imaginant une Russie qui voudra se battre pour une victoire totale malgré le terrible coût. « Qu’aurons-nous à payer pour ça ? Qui restera dans notre pays ? Pour moi, c’est une tragédie personnelle. Mais que sommes-nous devenus ? Et comment tout ça pourrait dégénérer encore plus ? »