Jeremy Scahill : Israël a mené une « campagne de propagande délibérée » pour justifier l’assaut brutal contre Gaza (traduction)

Jeremy Scahill : Israël a mené une « campagne de propagande délibérée » pour justifier l’assaut brutal contre Gaza

Entrevue de Nermeen Shaikh et Amy Goodman avec Jeremy Scahill, Democracy Now!, 7 février 2024
Texte original en anglais – [Traduction : Vincent Marcotte; révision : Échec à la guerre]

Jeremy Scahill : Israël a mené une « campagne de propagande délibérée » pour justifier l’assaut brutal contre Gaza, Democracy Now!, 7 février 2024

NERMEEN SHAIKH : Selon plusieurs rapports de presse, un document clé du renseignement israélien utilisé par plus d’une douzaine de pays, dont les États-Unis, pour justifier le retrait du financement à l’UNRWA [en français, Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, le sigle officiel anglais sera utilisé], le principal organisme d’aide aux réfugi·é·s palestiniens, ne contient aucune preuve pour appuyer les affirmations d’Israël. Les allégations formulées dans le document israélien comportent des accusations selon lesquelles plusieurs employés de l’UNRWA auraient participé à l’attaque du Hamas le 7 octobre. La chaîne britannique Channel 4 a obtenu le document et a découvert qu’il « ne fournit aucune preuve pour appuyer l’affirmation renversante selon laquelle des employés du UNRWA auraient été impliqués dans des attaques terroristes en Israël. »  The Financial Times, qui a aussi examiné les documents, en est arrivé à la même conclusion, tout comme Sky News. L’organisme d’aide, qui joue un rôle essentiel dans la fourniture de l’aide humanitaire à Gaza, affirme maintenant qu’elle manquera de fonds d’ici le mois de mars à cause des réductions en financement.

Ces allégations d’Israël ne sont que les dernières nouveautés dans ce que le journaliste Jeremy Scahill nomme « la campagne de guerre informationnelle d’Israël », qui vise à « inonder le discours public d’un flot d’allégations fausses, sans fondement et invérifiables. » Dans son dernier article, publié aujourd’hui [7 février 2024] dans The Intercept, Scahill écrit : « Presque chaque semaine, parfois quotidiennement, l’armée et le gouvernement israéliens déversent un nouveau flot d’allégations dans le but de justifier le massacre en cours. » Il ajoute : « La tactique est efficace, surtout parce que les États-Unis et les autres alliés cruciaux d’Israël blanchissent systématiquement les allégations non vérifiées d’Israël comme preuve de la justesse de la cause. »

Jeremy Scahill est un journaliste senior et correspondant à The Intercept. Son dernier article s’intitule « La guerre de Netanyahu contre la vérité : l’impitoyable campagne de propagande d’Israël pour déshumaniser les Palestiniens. » Il nous joint immédiatement d’Allemagne.

Jeremy, soyez à nouveau le bienvenu à Democracy Now! Voudriez-vous commencer en expliquant ce que vous relatez dans votre dernier article?

JEREMY SCAHILL : Le 7 octobre, à l’aube, des membres du Hamas, des Brigades Qassam et de la Nukhba, leurs forces spéciales d’élite, ainsi que des membres du Jihad islamique palestinien, ont mené une attaque sur plusieurs fronts en Israël. Tout le monde connaît cette histoire. Les premières cibles qu’ils touchèrent furent la quasi-totalité des infrastructures de ce que Tel-Aviv appelle l’enveloppe de Gaza. Dans les faits, ils ont été en mesure de neutraliser assez rapidement la Division de Gaza, l’entité principale de l’état israélien responsable de faire appliquer les conditions d’incarcération de la population de Gaza, d’effectuer des frappes de drones, de faire la guerre, bref, de mener toutes les formes de guerre contre la population de Gaza. Les combattants palestiniens militants se sont ensuite rendus dans plusieurs colonies de la région.

Et leur intention était claire : ils tentaient de prendre des otages dans le but de négocier la libération des leurs propres prisonniers [détenus par Israël]. Toutefois, ce qu’ils ont fait ce jour-là a eu pour effet rien de moins que l’éclatement d’un paradigme. Ils ont mis en lumière le grand mensonge que propage Israël – autant sous la gouverne de Netanyahu que sous d’autres dirigeants – selon lequel il serait soutenable que les Israéliens vivent en quelque sorte à un jet de pierre de ce qui constitue en réalité un camp de concentration, peuplé par 2,3 millions de personnes privées de tout ce qui pourrait s’apparenter un tant soit peu à une existence humaine.

Selon toute vraisemblance, Israël a été complètement pris au dépourvu, et ce, même si ses propres analystes du renseignement l’avaient averti que le Hamas se préparait et s’entraînait pour quelque chose de fracassant, et pas seulement pour quelques tentatives de tirs de roquettes ou pour effectuer une incursion mineure en territoire israélien. De toute évidence, ces avertissements ont été ignorés et rejetés.

Nous avons pu assister à la suite des événements. Tandis que les combattants palestiniens se frayaient un chemin à travers diverses communautés israéliennes, supplantaient la Division de Gaza et faisaient prisonniers énormément de membres du personnel militaire pour les amener à Gaza, le gouvernement israélien s’est engagé dans une contre-attaque soutenue, notamment avec des hélicoptères de combat Apache et des drones. Une fois enfin arrivés dans certaines de ces communautés, les militaires se sont engagés dans des combats armés à grande échelle. Remarquez que dans certaines de ces zones civiles, de nombreuses heures se sont écoulées avant que les forces de sécurité officielles d’Israël n’interviennent. Au kibboutz Be’eri, on sait que des témoins oculaires ont rapporté le bombardement d’une maison par les forces israéliennes, ce qui a probablement tué une douzaine d’Israélien·ne·s retenus en otages par les combattants palestiniens. Le gouvernement israélien était donc sous le choc de l’invasion de ces bases militaires cruciales et de l’afflux de combattants palestiniens dans les communautés.

Dans les heures qui ont suivi ces attaques, le gouvernement Netanyahu a commencé à élaborer une campagne de propagande très délibérée pour convaincre les États-Unis, les autres dirigeants occidentaux et l’opinion publique mondiale de la nécessité d’une guerre d’anéantissement de type « terre brûlée » contre Gaza. Et cette campagne est passée immédiatement à la vitesse supérieure. L’élément central de ce que les Israéliens ont fait a été de présenter au président Biden, au secrétaire d’État Blinken, aux chefs d’État des pays de l’OTAN et des autres pays occidentaux des images et des vidéos, pour ensuite construire un récit non vérifié de ce qui y était dépeint. Netanyahu et le ministre de la Défense Yoav Gallant ont qualifié l’attaque de plus grand acte de violence contre les Juifs depuis l’Holocauste et ont déclaré que les tactiques employées par le Hamas incluaient le viol, la décapitation de bébés, la mutilation de corps, la torture de familles et le ligotage d’enfants en groupe, notamment dans une garderie d’un des kibboutz, afin de les assassiner en masse en les immolant par le feu. Le président Biden, le secrétaire d’État Blinken ainsi que plusieurs dirigeants occidentaux ont commencé ensuite à répéter ces affirmations.

Toutefois, le 11 octobre, lorsque l’agence de sécurité sociale israélienne a véritablement commencé à répertorier les décès, ils en ont recensé 1 139, dont 695 civils. Nous avons alors commencé à examiner les documents publics sur les décès. Il s’avère que dans toutes les attaques combinées du 7 octobre, un seul enfant a été tué : Mila Cohen, une enfant de neuf mois. Elle a été touchée par une balle dans les bras de sa mère durant une fusillade. Si je me rappelle bien, 36 jeunes de moins de 19 ans sont décédés cette journée-là. Quatorze d’entre eux ont été tués dans les attaques à la roquette du Hamas. Donc, quand les journalistes ont commencé à vraiment examiner le bilan officiel, et vous le pouvez aussi, car les Israéliens ont publié les photos d’un très grand nombre de victimes, ils se sont aperçus que c’était des mensonges. Il s’agit d’une énorme supercherie perpétrée contre le monde entier, particulièrement en ce qui concerne les cas de décapitations en masse de bébés. Joe Biden a néanmoins affirmé à plusieurs occasions avoir vu des preuves photographiques de bébés décapités et de familles entières ligotées et brûlées vives avec du kérosène.

Ce que j’ai découvert dans mes recherches, c’est que ces histoires semblent s’être implantées dans les esprits de Biden, de Blinken et d’autres, en se basant sur une version complètement frauduleuse des événements du 7 octobre que des opérations de sauvetage privées orthodoxes leur ont fournie, la plus célèbre étant ZAKA. Des histoires comme celle de cette femme enceinte dont le fœtus aurait été extirpé de son corps au couteau et ensuite décapité devant elle et ses deux enfants. Il n’existe absolument aucune preuve que ceci se serait produit. En fait, aucun document ne rapporte le décès d’une femme enceinte le 7 octobre. Une femme enceinte a bien été atteinte par balle dans son véhicule alors qu’elle était en route pour son accouchement. Elle était Bédouine, et les médecins ont été capables de lui sauver la vie. Ils ont tenté de mettre le bébé au monde, mais celui-ci est décédé quelques heures plus tard. Il ne s’agit toutefois pas ici du Hamas qui arrache d’un ventre un bébé au couteau. Pourtant, on a propagé ces mensonges. De plus, Anthony Blinken, secrétaire d’État étasunien, et Joe Biden lui-même ont répété devant le Sénat certaines des histoires les plus obscènes qu’Israël a racontées et que nous savons maintenant être fausses. Et ça se poursuit encore et encore, je ne vous ai donné que quelques-uns des exemples les plus frappants.

Il est toutefois évident que le gouvernement israélien a compris qu’il devait dépeindre l’attaque comme étant le pire crime contre l’humanité de l’époque moderne, et ce, pour justifier un siège de Gaza planifié depuis longtemps. Benjamin Netanyahu représente d’ailleurs la version la plus extrémiste et la plus violente du projet étatique israélien. Et il est incontestable qu’ils ont fait la promotion de cette escroquerie et que la Maison-Blanche l’a blanchie. D’ailleurs, je considère comme modérée l’estimation de 27 000 victimes à Gaza. Je pense qu’il y en a bien plus, car on estime à 7 000 ou 8 000 le nombre de Palestinien·ne·s disparus, beaucoup d’entre eux reposant dans des tombes formées des décombres de leur ancienne maison. Il s’agit donc d’une des plus grandes escroqueries de l’histoire contemporaine, semblable aux mensonges racontés pour justifier l’invasion et l’occupation de l’Irak.

AMY GOODMAN : Jeremy, je me demande si nous pourrions revenir au début de ce segment, sur le 7 octobre et l’histoire de l’UNRWA, qui compte environ 13 000 travailleurs à Gaza. Selon ce qu’a affirmé le gouvernement israélien, une douzaine, ce nombre a toutefois grossi par la suite, de membres de l’UNRWA auraient été impliqués dans l’attaque du 7 octobre. Pourriez-vous nous en parler comme vous le faites dans votre article et, comme l’a fait Channel 4 ainsi qu’un certain nombre d’agences de presse, démonter les preuves de ces allégations, utilisées jusqu’à maintenant par près de 20 pays pour couper le financement à cet organisme essentiel qui soutient les hôpitaux et les écoles de Gaza pour plus de deux millions de personnes?

JEREMY SCAHILL : L‘UNRWA ne constitue rien de moins que l’organisation humanitaire la plus importante en activité à Gaza. En fait, sa fondation date spécifiquement de 1949, durant la Nakba, pendant laquelle plus de 750 000 Palestinien·ne·s ont été forcés de quitter leurs domiciles dans une campagne d’anéantissement et d’extermination qui a ouvert la voie à la création de l’État d’Israël, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Le mandat de l’UNRWA était alors de s’occuper de ces Palestinien·ne·s et de s‘assurer de protéger leur droit de retourner dans leurs foyers et sur leurs terres. Ainsi, le gouvernement israélien, sous Netanyahu, sans aucun doute, mais aussi sous d’autres chefs d’État, a toujours souhaité l’élimination de l’UNRWA, car cette organisation représente un très sérieux obstacle pour le projet israélien d’élimination du territoire palestinien dans sa totalité. Vous connaissez maintenant le contexte.

Toutefois, tout de suite après que la Cour internationale de Justice s’est prononcée en faveur de l’Afrique du Sud et qu’elle a ordonné des mesures provisoires qui incluent la prévention des actes génocidaires, l’arrêt des tueries de Palestiniens, que la Cour reconnaît comme groupe protégé, et qui permet, avec entrée en vigueur immédiate, l’arrivée d’aide suffisante pour faire face à la catastrophe humanitaire causée par la guerre que mène Israël à Gaza, les Israéliens ont décidé d’ouvrir un nouveau front et de bombarder le public et les oreilles des dirigeants occidentaux avec une campagne de propagande dans le but de les inciter à joindre la croisade pour l’élimination de l’UNRWA. Israël a alors préparé ce qu’il a appelé un dossier de renseignement qui mettait en cause douze employés de l’UNRWA, qui compte environ 13 000 employés à Gaza et 30 000 répartis à travers le Moyen-Orient, aux endroits où les Palestinien·ne·s déplacés habitent.

Le gouvernement Biden a alors réagi en annonçant immédiatement la suspension complète du financement à l’UNRWA. Le secrétaire d’État Anthony Blinken a toutefois avoué publiquement que les États-Unis n’avaient même pas procédé à leur propre examen ou à leur propre enquête sur les allégations selon lesquelles douze membres d’une organisation de 30 000 employé·e·s seraient liés aux attaques du 7 octobre.

Voici ce qui s’est produit : les Israéliens sont allés au Wall Street Journal pour leur donner ce qu’ils ont décrit comme un dossier de renseignement. Ils prétendent que beaucoup plus que douze employés seraient en cause. Ils affirment que 10 % du personnel de l’UNRWA de Gaza, c’est-à-dire 1 200 employé·e·s, sont liés au Hamas et au Jihad islamique palestinien, qu’on ne parle donc pas que de quelques « pommes pourries ». Tout cela rappelle tellement la journaliste Judy Miller, le New York Times, le champignon nucléaire et Dick Cheney, lors de l’escalade vers la guerre en Irak.

Un article d’un grand journal étasunien a donc servi pour blanchir la propagande israélienne. Carrie Keller-Lynn en était l’auteure principale. Celle-ci est une nouvelle collaboratrice au Wall Street Journal. J’ai fait des recherches pour découvrir son identité, car elle n’avait pas de biographie complète sur le site du journal. Il s’avère qu’elle est une ancienne combattante des Forces de défense d’Israël (FDI). Alors qu’elle étudiait à l’université aux États-Unis, elle était une militante opposée au mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions. Et elle attribue à une amie proche, avec qui elle a mené une entrevue conjointe pour une organisation qui amène des étudiants des cycles supérieurs en Israël, le mérite d’avoir créé la stratégie de médias sociaux pour les FDI durant la guerre de Gaza de 2009. Et on parle ici de la journaliste qui a rédigé l’article sur l’UNRWA pour le Wall Street Journal.

Lorsqu’on a commencé à attirer l’attention sur ces points, à publier des photos d’elle dans son uniforme des FDI et à parler de ses liens avec une personne dont elle dit qu’elle a contribué à créer la stratégie de médias sociaux pour les FDI lors d’une guerre précédente à Gaza, les organisations auxquelles elle était affiliée ont supprimé tous ces articles et photos d’internet. Le Journal a bloqué son compte Twitter.

Il est flagrant qu’il s’agit d’une campagne de propagande très sophistiquée durant laquelle les Israéliens savaient à quels journalistes s’adresser et quels gouvernements y adhéreraient. Ils en ont obtenu que l’administration Biden soit désormais activement complice de la violation des jugements de la Cour internationale de Justice. Ces derniers ont mis Israël sous surveillance pour de possibles et vraisemblables actions génocidaires à Gaza.

AMY GOODMAN : Pour terminer, Jeremy, au sujet de l’enquête du 7 octobre, croyez-vous qu’il n’était simplement pas suffisant pour Israël de déclarer que plus d’un millier de personnes ont été assassinées, surtout des civils, lors de l’attaque du Hamas, pour justifier le fait de multiplier ce nombre par 27 en envahissant Gaza, en référence aux 27 000 victimes que l’on dénombre jusqu’à maintenant?

JEREMY SCAHILL : Les Israélien·ne·s, particulièrement les civils tués cette journée-là, méritent la vérité sur ce qui s’est passé. Le gouvernement israélien a répondu avec une très forte puissance de feu. Certains indices laissent croire que la directive Hannibal a pu être invoquée. Cette dernière stipule qu’il est préférable de blesser ou même de tuer des Israélien·ne·s plutôt que de les laisser être pris comme otages. Ils ont aussi formulé des allégations à l’emporte-pièce selon lesquelles le Hamas aurait systématiquement commis des violences sexuelles, sans toutefois fournir de preuve qu’une telle campagne a bien eu lieu. Les victimes israéliennes méritent qu’on sache la vérité. Les 30 000 Palestinien·ne·s, ou plus encore, assassinés avec des bombes étatsuniennes, méritent eux aussi la paix et la justice. On justifie leur mort par ces Israélien·ne·s tués, alors que certains d’entre eux ont peut-être été tués par leur propre gouvernement.