Plus de 100 000 Irakiens sont morts – où sont notre honte et notre colère ?
Scott Ritter, 1er novembre 2004, The Guardian (English original)
L’ampleur totale du coût humain de la guerre d’Irak commence seulement à apparaître. L’estimation, la semaine dernière, par des enquêteurs utilisant une méthodologie crédible, selon laquelle plus de 100 000 civils irakiens – en majorité des femmes et des enfants – sont morts depuis le début de l’invasion menée par les États-Unis, est une grave accusation morale contre nos pays. Les gouvernements américain et britannique ont vite réagi pour semer le doute sur les conclusions du journal médical The Lancet en citant d’autres études. Ces rapports, se basant surtout sur des sources médiatiques, estiment le nombre total des morts civils irakiens à environ 15 000, bien que le fondement de ces estimations ne soit pas clair, puisque ni les États-Unis, ni la Grande Bretagne n’admettent collecter des données sur les pertes civiles irakiennes.
Les morts civils ont toujours été une réalité tragique des guerres modernes. Mais le conflit irakien était censé être différent – les forces US et britanniques ont été envoyées pour libérer le peuple irakien et non pour imposer leur propre tyrannie de la violence.
En lisant les comptes rendus de l’invasion menée par les États-Unis, on est frappé par la référence constante, presque naturelle, aux morts civils. Les soldats et les marines disent avoir détruit des centaines sinon des milliers de véhicules qui se sont avérés bondés de civils. Les marines américains ont reconnu, à la suite de la bataille sanglante pour prendre Nassiriya, que leur artillerie et
leurs forces aériennes avaient pilonné des zones civiles, dans un effort aveugle pour supprimer des rebelles cachés dans la ville. L’infâme bombardement de Bagdad appelé « choc et terreur » a provoqué des centaines de morts, de même, « l’assaut de tonnerre » de la troisième division d’infanterie, une poussée des blindés à Bagdad, a massacré tout le monde sur son passage.
Il est vrai qu’à peu d’exceptions près, les civils morts à cause des combats au sol n’ont pas été visés délibérément, mais happées par la machinerie de guerre moderne. Mais quand la même chose est affirmée concernant les civils tués lors des attaques aériennes (l’étude publiée dans The Lancet estime que la plupart des morts civils ont été victimes des attaques aériennes), la comparaison ne tient pas. Mis à part les engagements d’hélicoptères, la plupart des bombardements aériens sont délibérés et planifiés. Les militaires américains et britanniques aiment se vanter des performances des munitions « de précision » utilisées dans ces attaques, soulignant que grâce à cela, cette sorte de guerre moderne pratiquée par la coalition en Irak est la plus humanitaire de l’Histoire.
Mais il n’y a rien d’humanitaire dans les explosifs, quand ils explosent près des civils ou bien quand une bombe a été dirigée sur la mauvaise cible. Des douzaines de civils ont été tués pendant les vains efforts visant à éliminer Saddam Hussein au moyen d’attaques aériennes « de précision » et des centaines ont péri pendant la campagne menée pour l’élimination des cibles terroristes supposées à Falloujah. Une « bombe intelligente » est seulement aussi précise que les données utilisées pour la diriger. Et la piètre qualité des renseignements utilisés a fait que les bombes les plus intelligentes ont été tout aussi bêtes et imprécises que celles, par exemple, qui ont été lâchées pendant la Seconde Guerre mondiale.
Le fait que la plupart des missions de bombardement en Irak soient aujourd’hui
planifiées, avec des cibles prétendument examinées avec attention, accuse encore plus ceux qui mènent cette guerre au nom de la liberté. Si ces cibles sont si précises, alors ceux qui les choisissent ne peuvent pas nier le fait qu’ils visent délibérément des civils innocents en même temps qu’ils essayent de détruire leur ennemi. Certains voudraient se dispenser de compter ces civils, considérés comme « dommages collatéraux ». Mais nous ne devons pas oublier que les gouvernements britannique et américain ont choisi délibérément d’entrer en conflit et non sous la contrainte. Nous avons envahi l’Irak pour débarrasser les Irakiens d’un dictateur qui, selon certaines sources, a supervisé le meurtre de 300 000 de ses sujets – bien que personne n’ait pu vérifier plus d’une infime partie de ce nombre. Si c’est exact, Saddam a eu besoin de plusieurs décennies pour atteindre cet horrible bilan. Les Américains et les Britanniques, semble-t-il, ont atteint le tiers de ce nombre en à peine 18 mois.
En même temps, le dernier scandale autour de la disparition d’explosifs puissants d’origine nucléaire (découverts et contrôlés par les inspecteurs de l’ONU) ne fait que souligner le caractère tout à fait trompeur des arguments de guerre de Bush et de Blair. Les deux dirigeants ayant prétendu que l’incertitude sur la possession par l’Irak d’armes de destruction massive (ADM) constituait une menace qu’il était impossible de ne pas combattre dans le monde d’après le 11 septembre, on aurait pu s’attendre à ce qu’ils initient une action militaire afin de placer sous le contrôle immédiat de la coalition tout élément du potentiel d’ADM, particulièrement ceux liés à une éventuelle menace nucléaire. Le fait que les militaires américains n’aient pas de forces dédiées à la localisation et à la neutralisation de ces explosifs met en évidence que Bush et Blair savaient, tous deux, qu’il n’y avait aucune menaceirakienne,nucléaireouautre.
Bien entendu, les Américains et les Britanniques ont historiquement fermé les yeux sur les souffrances des Irakiens lorsque cela servait leurs objectifs politiques. L’ONU
estime que pendant les années 1990 des centaines de milliers de personnes sont mortes à la suite des sanctions. Pendant tout ce temps, les États-Unis et la Grande Bretagne ont nourri la fiction que c’était à cause de Saddam Hussein qui refusait d’abandonner ses ADM. Nous savons maintenant que Saddam Hussein avait désarmé et que les États-Unis et la Grande Bretagne, par leur refus de lever les sanctions, étaient responsables de ces morts.
Il y a beaucoup d’individus et d’organisations coupables que l’Histoire retiendra comme responsable de cette guerre – depuis les politiciens et les journalistes véreux aux militaires consentants et aux citoyens silencieux des démocraties mondiales. Comme les preuves se sont accumulées pour confirmer ce que moi-même et d’autres ont rapporté – que l’Irak avait déjà désarmé à la fin des années 1990 -mon vote personnel pour désigner l’un des individus les plus coupables irait à Hans Blix, qui dirigeait l’équipe d’inspection de l’armement de l’ONU pendant les préparatifs de la guerre. Il avait le pouvoir sinon d’empêcher, au moins d’anticiper la guerre contre l’Irak. Blix savait que l’Irak était désarmé, mais par son témoignage mielleux devant le Conseil de Sécurité des Nations Unies, il a aidé à fournir des arguments pour la guerre. Il doit être qualifié de lâche moral et intellectuel pour son incapacité à faire face aux mensonges utilisés par Bush et Blair pour justifier la guerre.
Mais nous sommes tous moralement lâches quand il s’agit de l’Irak. Notre incapacité collective à mobiliser la honte et la rage indispensables, alors que nous sommes confrontés à une estimation de 100 000 morts civils irakiens au cours d’une guerre illégale et injuste non seulement nous condamne, mais ajoute à la crédibilité de ceux qui s’opposent à nous. Le fait qu’un criminel tel que Oussama Ben Laden puisse diffuser une vidéo cassette à la veille des élections présidentielles américaines dans laquelle son message est considéré par
beaucoup dans le monde comme un argument sobre en faveur de sa cause constitue la plus dure accusation de l’échec des Américains et des Britanniques à mettre en place une politique saine à la suite du 11 septembre. La mort de 3000 civils en ce jour horrible a représenté une tragédie aux proportions gigantesques. Notre indifférence persistante à une guerre qui a massacré autant de civils irakiens, et qui va continuer à en tuer encore, est de bien des manières une tragédie encore plus grande : non seulement en termes d’échelle, mais aussi parce que ces morts ont été infligées de notre propre main au cours d’une action qui est indéfendable.
Scott Ritter était inspecteur principal de l’armement des Nations Unies en Irak entre 1991 et 1998 et il est l’auteur de Frontier Justice : Weapons of Mass Destruction and the Bushwhacking of America, paru en français sous le titre Les mensonges de George W. Bush.
The war on Iraq has made moral cowards of us all, by Scott Ritter
Traduction bénévole du rezo des Humains Associés : EB