La guerre d’Israël n’a pas pour but d’abattre le Hamas
Par Guy Laron, Jacobin, 12 mai 2024
Texte original en anglais / Original article in English – [Traduction : Claire Lapointe; révision : Nathalie Thériault]
Israël a manifestement peu d’intérêt à récupérer les otages capturés le 7 octobre 2023. Les véritables objectifs sont de protéger les colonies de Cisjordanie, d’éroder davantage le système judiciaire, de réhabiliter l’image de l’armée et de se venger.
Si l’on juge l’opération militaire dans la bande de Gaza à l’aune des objectifs que le gouvernement a présentés à l’opinion publique israélienne, c’est à n’en pas douter un échec absolu.
Après six mois de combats, les Forces de défense israéliennes (FDI) n’ont pas mené à terme leur mission principale, à savoir éliminer le régime du Hamas à Gaza. L’armée israélienne a mis hors de combat environ un tiers de la force de frappe du Hamas et détruit quelque 20 % de ses tunnels. C’est un coup dur, mais pas fatal. Non seulement le Hamas est toujours opérationnel, mais après le départ de l’armée israélienne, il parvient à s’emparer de nouveaux territoires dont il se sert pour lancer des roquettes sur Israël.
De plus, l’objectif supplémentaire fixé pour l’opération, à savoir la restitution des otages, n’a pas été atteint. La grande majorité des otages ont été libérés dans le cadre d’un accord qui les a échangés contre des prisonniers palestiniens. Seuls trois otages ont été libérés à la suite d’une opération militaire[1].
Pire encore, trois otages ont été abattus par les FDI, et un nombre encore inconnu d’otages ont été tués à la suite de bombardements aveugles perpétrés par l’armée israélienne. (Sur la foi des déclarations faites sous contrainte par l’otage Hersh Goldberg-Polin et filmées sur une vidéo récemment publiée, il semble que le Hamas estime à 70 le nombre d’otages tués de cette manière).
Le cabinet qui a pris la décision d’entrer en guerre comprenait deux chefs des FDI à la retraite, un ancien général et un premier ministre ayant approuvé et mené de multiples opérations militaires. En outre, le chef de l’armée israélienne a pressé le cabinet d’approuver la manœuvre terrestre dans la bande de Gaza. Ces gens savaient très bien ce que l’opération — qu’ils étaient sur le point d’approuver — pouvait et ne pouvait pas accomplir, mais ils ont quand même donné le feu vert.
L’échec et les conséquences de cette décision ont été clairement exprimés lors d’une entrevue accordée à Ilana Dayan[2] par Gadi Eizenkot, ministre du gouvernement actuel. Le général éprouvé a expliqué de manière convaincante à cette journaliste chevronnée la raison pour laquelle l’opération n’avait aucune chance de libérer les otages : ils ne sont pas détenus en surface, dans un endroit identifiable, comme un avion ou un bus, a déclaré Eizenkot; ils sont cachés dans des tunnels que l’armée israélienne aurait du mal à atteindre. Si c’est effectivement le cas, on peut conclure que les objectifs de l’opération, tels qu’ils ont été présentés à la population, visaient à obtenir le soutien populaire, mais n’étaient pas les véritables objectifs que le gouvernement cherchait à atteindre.
Si tel est le cas, quels étaient donc les objectifs réels de cette opération?
Les colonies en Cisjordanie
Le tout premier objectif est de protéger les colonies en Cisjordanie.
Les dirigeants des colons israéliens sont représentés dans les principaux ministères du gouvernement actuel : finances, défense et sécurité intérieure. Le coup d’État judiciaire proposé par la coalition visait à provoquer une annexion unilatérale de la Cisjordanie sans accorder de droits de citoyenneté aux Palestiniens et Palestiniennes qui y vivent. De cette façon, l’État pouvait garantir les droits de propriété aux colons sur les maisons qu’ils y avaient construites.
Au cours de la décennie et demie précédant l’attaque du Hamas, Netanyahou a formulé une doctrine en matière de sécurité qui a guidé ses actions et sa rhétorique en tant que premier ministre. L’un des principes de la « doctrine Netanyahou », qu’il a répété à l’envi, est que l’occupation n’entrainerait aucune conséquence pour Israël. Israël, a déclaré Netanyahou à l’électorat, pourrait devenir une puissance technologique et forger des liens avec des pays du monde arabe malgré l’expansion des colonies en Cisjordanie.
La clé, expliquait le premier ministre, était de nourrir la division entre la Cisjordanie et Gaza, division résultant du fait que chacun de ces territoires est gouverné par des organisations palestiniennes antagonistes et concurrentes. Apparemment, Netanyahou pensait que le financement du Hamas par le pétroémirat du Qatar ferait en sorte que le Hamas ait intérêt à jouer le jeu du colonialisme juif en Cisjordanie. L’attaque du 7 octobre a bouleversé tous les présupposés de la doctrine Netanyahou.
Le Hamas a utilisé l’argent du Qatar pour construire une machine de guerre sophistiquée qui a fait de Netanyahou la risée de tous, tant en Israël qu’à l’étranger. Si Israël s’était contenté d’une réaction limitée contre l’attaque du Hamas, en se concentrant sur la modernisation de la barrière de sécurité ainsi que sur la conclusion d’un accord sur les otages, la population israélienne aurait eu le temps de débattre de l’effondrement de la doctrine Netanyahou et d’exiger la chute du gouvernement. En décidant de lancer une opération militaire, le gouvernement a gagné un temps précieux et a reporté le débat public sur le prix de la colonisation en Cisjordanie.
La prolongation de la guerre et le refus de facto du gouvernement d’y mettre fin continuent de servir cet objectif. En rejetant un énième accord sur les otages, le gouvernement retire de l’ordre du jour tout débat concernant « le jour d’après » – c’est-à-dire le règlement politique nécessaire pour assurer la tranquillité le long des frontières d’Israël, solution dont le gouvernement craint qu’elle ne nécessite l’évacuation d’une partie des colonies.
Le gouvernement n’agit pas seulement pour protéger les colonies existantes, mais il s’efforce également d’élargir le projet de colonisation par des actions destinées à déstabiliser la Cisjordanie. C’est pourquoi, par exemple, le gouvernement refuse de permettre aux travailleurs de Cisjordanie de retourner travailler en Israël et retient les fonds auxquels l’Autorité palestinienne (AP) a droit en vertu des accords de Paris. La Cisjordanie a donc été placée dans une situation d’étranglement économique et la capacité de l’Autorité palestinienne à payer ses policiers a été compromise. Les milices des colons cherchent à détruire les biens des Palestiniens dont l’expulsion s’est poursuivie, y compris après le 7 octobre.
Un coup d’État judiciaire
Alors que les combats se poursuivent, le gouvernement israélien avance ses pions pour atteindre son deuxième véritable objectif : le coup d’État judiciaire.
Depuis janvier 2023, la coalition de Netanyahou a tenté de faire adopter à toute vapeur un ensemble de lois qui annuleraient l’indépendance des tribunaux. Entre autres choses, le gouvernement a cherché à obtenir le pouvoir de nommer les juges, de restreindre la capacité des juges à rendre un verdict et de donner au Parlement le pouvoir d’annuler des verdicts. Si ces lois avaient été adoptées, la coalition aurait obtenu la liberté de légiférer sans aucun contrôle judiciaire.
Le coup d’État judiciaire vise non seulement à restreindre l’espace démocratique, mais aussi à privatiser à grande échelle tous les services publics. Le gouvernement agit pour soumettre ces services aux forces du marché tout en subventionnant [à même les deniers publics] certains secteurs de la population. Ce sont des procédés complémentaires : restreindre la liberté d’expression et le droit de manifester sert à étouffer les protestations contre l’effondrement de l’État-providence. Les ministres issus du parti sioniste religieux sont ceux qui poussent le plus dans cette direction.
Par exemple, Itamar Ben-Gvir, le ministre de la Sécurité nationale, peut continuer à faire des nominations aux échelons supérieurs de la police et à la transformer en milice partisane. La police perd de plus en plus son apparence d’impartialité. Il arrive souvent que les policiers procèdent à des arrestations arbitraires de manifestant.e.s et de dirigeant.e.s, bousculent des député.e.s de l’opposition qui participent aux manifestations, ferment les yeux sur la violence infligée aux manifestant.e.s par des voyous progouvernementaux et ignorent les actions des colons qui empêchent l’aide humanitaire d’entrer à Gaza.
Dans le même temps, Ben-Gvir privatise la sécurité nationale en accordant des dizaines de milliers de permis d’armes à feu à des civils. De cette façon, la police perd sa position de garante de la loi et de l’ordre au profit des milices locales. Assurer la sécurité des personnes devient une tâche qui incombe à l’individu plutôt qu’à l’État.
Pendant ce temps, le ministre des Finances, Bezalel Smotrich, distribue des fonds aux secteurs de la population alliés du gouvernement, comme les colons et les Haredim strictement orthodoxes. Chaque jour, on apprend par les journaux apprennent qu’une nouvelle motion gouvernementale vient d’être approuvée, accordant des centaines de millions de shekels au système éducatif orthodoxe, aux autorités municipales des colonies en Cisjordanie, aux services rabbiniques et aux associations religieuses qui font du travail caritatif. Tout cela se produit en même temps que les services de santé, d’éducation et de transport sont confrontés à un étranglement budgétaire. Devenir un colon ou un Haredi devient la seule option pour celles et ceux qui espèrent recevoir des services d’éducation et de santé à la suite de l’effondrement des systèmes publics en matière d’éducation et de santé.
Réhabiliter l’image des Forces de défense israéliennes (FDI)
Le troisième véritable objectif de l’opération est de réhabiliter l’image des FDI et d’expérimenter la technologie militaire terrestre dans laquelle l’armée a beaucoup investi au cours de la dernière décennie.
Aucune organisation n’a aussi complètement intériorisé la doctrine Netanyahou que l’armée. Au cours de la dernière décennie, sa tâche principale a été de maintenir l’occupation de la Cisjordanie au coût le plus bas possible en exploitant les dernières technologies militaires. Le dévouement de l’armée envers cette mission explique en partie sa piètre performance lors de la journée du 7 octobre.
L’armée israélienne, ayant constaté le malaise de la bourgeoisie éduquée face à la mission de maintien de l’ordre en Cisjordanie, a confié cette mission aux strates populaires à faible revenu qui servent dans des unités comme Kfir et Netzah Yehuda. Ces bataillons accomplissent les tâches ordinaires de l’occupation comme la sécurisation du périmètre des colonies, les patrouilles dans les villes palestiniennes, la répression des manifestations palestiniennes et les arrestations. Les enfants de la bourgeoisie éduquée sont enrôlés dans des unités de haute technologie visant à rendre possible la gestion du conflit avec une quantité relativement faible de main-d’œuvre.
En conséquence, l’armée israélienne a pu transférer la majeure partie de ses forces terrestres au service de sécurité en Cisjordanie, laissant un nombre beaucoup plus restreint de troupes le long des frontières nord et sud. L’armée s’était persuadée que sa capacité de renseignement et la technologie robotique déployée le long de la frontière sud lui permettraient de ne jamais être prise au dépourvu. Si cela devait se produire, l’armée était censée être en mesure de réagir immédiatement.
L’armée a tellement adhéré à la doctrine Netanyahou que les officiers supérieurs des services de renseignement ont refusé de croire aux signaux évidents qu’une attaque-surprise se préparait. Même lorsque les soldats sur le terrain ont apporté des preuves convaincantes d’une attaque imminente du Hamas, les colonels de la branche du renseignement se sont bouché les oreilles. L’attaque-surprise du Hamas, le 7 octobre, a révélé l’incompétence de la direction de l’armée.
Pour faire face au choc et à la peur de l’opinion publique israélienne, l’armée a déclenché une offensive armée dans la bande de Gaza, comme solution rapide à l’atteinte à sa réputation subie le 7 octobre. Depuis 2006, l’état-major israélien, dirigé par des officiers issus des forces terrestres, a investi dans les capacités technologiques qui devaient permettre aux forces terrestres d’améliorer leurs performances pitoyables lors de la deuxième guerre du Liban. L’opération terrestre à Gaza, dont le nom de code sinistre est « Épées de fer », a donné aux généraux l’occasion de vérifier si cet investissement portait ses fruits, mettant les troupes et la technologie à l’épreuve ultime sur le champ de bataille.
La vengeance
Une fois que ces mêmes généraux ont compris que l’opération terrestre n’entrainerait pas la défaite du Hamas, le quatrième véritable objectif de l’opération est apparu, celui de la vengeance.
Tout en sachant que de telles images créeraient de sérieux problèmes entre Israël et le système judiciaire international, l’état-major général et les officiers sur le terrain ont permis aux soldats de publier des vidéos et des images qui assouviraient le désir de vengeance de la population et l’aideraient à oublier que cette opération était vouée à l’échec en ce qui concerne la chute du Hamas.
Ainsi, l’opération terrestre à Gaza est devenue un échec militaire et un succès politique. Dans ce contexte, l’armée et la coalition regagnent leur statut auprès de l’opinion publique tout en défendant leurs intérêts propres. Leur égoïsme politique s’exprime par leur volonté d’ignorer les épineux problèmes d’Israël : la transformation du pays en un État paria, le conflit sans fin dans la bande de Gaza, les difficultés économiques et l’intensification des divisions internes.
Les ministres et le général se dirigent vers une guerre éternelle. Après eux, le déluge.
Guy Laron est maître de conférences en relations internationales à l’Université hébraïque de Jérusalem.
[1] En date du 12 mai dernier. Il y en a eu quelques autres depuis, mais à quel prix! Le 8 juin, pour récupérer 4 otages, l’opération israélienne a tué 274 Palestiniens, dont 64 enfants, et fait un total de 689 blessés, dans le camp de réfugiés de Nuseirat situé dans la bande de Gaza
[2] Journaliste israélienne