Karl Vick, Washington Post Foreign Service, (English original)
21 Novembre 2004
Traduit par J-M. Flémal
Selon des rapports des Nations unies, des organisations d’aide et le gouvernement provisoire irakien, la malnutrition aiguë qui règne parmi les enfants irakiens a presque doublé depuis que les Etats-Unis ont dirigé l’invasion du pays il y a 20 mois.
Après que le taux de malnutrition aiguë chez les enfants de moins de 5 ans avait constamment décliné jusque 4% il y a deux ans, il a regrimpé jusque 7,7% cette année, s’il faut en croire une étude dirigée par le ministère irakien de la Santé publique, en collaboration avec l’Institut norvégien de Sciences internationales appliquées et le Programme de développement des nations unies (UNDP). Le nouveau chiffre correspond en gros à 400.000 enfants irakiens souffrant de « dépérissement », une condition caractérisée par une diarrhée chronique et par de dangereuses déficiences en protéines. « Ces chiffres montrent nettement une tendance vers la bas », a déclaré Alexander Malyavin, un spécialiste de la santé des enfants accompagnant la mission de l’Unicef en Irak.
Les études suggèrent le tribut humain silencieux payé par un pays frappé par l’instabilité et la mauvaise gestion. Alors que les attaques des rebelles sont devenues plus violentes et plus fréquentes, les services de base qui se détériorent prennent eux aussi des vies alors que bien des Irakiens ont déclarés qu’ils s’attendaient à ce qu’ils s’améliorent sous la tutelle américaine.
Le taux de malnutrition infantile de l’Irak égale aujourd’hui en gros celui du Burundi, un pays d’Afrique centrale déchiré par plus d’une décennie de guerre. Il est beaucoup plus élevé que les taux rencontrés en Ouganda et à Haïti.
« Les gens sont étonnés », a déclaré Khalil M. Mehdi, qui dirige l’Institut de Recherche en Nutrition du Ministère de la Santé. L’institut a été impliqué dans des rapports et études sur la nutrition depuis plus d’une décennie; les derniers en date ont été réalisés en avril et en mai, mais ils n’ont pas été révélés au public.
Mehdi et d’autres analystes attribuaient l’accroissement de la malnutrition à l’eau non potable et à des fournitures d’électricité peu fiables, ce qui fait qu’on ne pouvait la faire bouillir. Dans les zones plus pauvres, où les gens dépendent du kérosène pour alimenter leurs cuisinières, les prix élevés et une économie mutilée par le chômage aggravent la situation déplorable de la santé.
« Les choses ont empiré pour moi depuis la guerre », déclare Kasim Said, un journalier qui s’est rendu au principal hôpital des enfants à Bagdad pour y visiter son fils souffrant d’un an, Abdullah. L’enfant, couché sur un oreiller avec un gant de toilette orné d’un Winnie l’Ourson pour éloigner les mouches de sa tête, pèse à peine 11 livres (5 kg).
« Sous le précédent régime, je travaillais pour les projets du gouvernement. Aujourd’hui, il n’y a plus de projets », dit le père.
Quand il trouve du travail, ajoute-t-il, il peut ramener entre 10 et 14 dollars par jour à la maison. Si sa femme a suffisamment de chance pour dénicher une boîte d’Isomil, le complément nutritif recommandé par les médecins, elle le paie 7 dollars.
« Mais la femme dans le lit voisin a dit qu’elle le payait 10 dollars », dit Suad Ahmed, qui est assis, les jambes croisés, sur un lit du même pavillon, tentant de consoler sa petite fille squelettique de 4 mois, Hiba, qui souffre de diarrhée chronique.
Les fonctionnaires irakiens de la santé aiment à surprendre les visiteurs en faisant remarquer que le problème de nutrition auquel étaient confrontés les jeunes Irakiens
il y a une génération d’ici était l’ obésité. la malnutrition, disent-ils, est apparue au début des années 90 avec les sanctions commerciales de l’ONU, préconisées par Washington, en vue de punir le gouvernement dirigé par le président Saddam Hussein après qu’il eut envahi le Koweït, en 1990.
Les efforts d’aide internationale et le programme « pétrole contre nourriture » de l’ONU ont contribué à réduire l’impact désastreux des sanctions et le taux de malnutrition aiguë chez les plus jeunes des Irakiens a progressivement baissé, d’un pic de 11% en 1996 à 4% en 2002. Mais l’invasion de mars 2003 et le pillage généralisé qui a suivi a sévèrement endommagé les structures de base de l’administration de l’Irak et la violence persistante à travers le pays a ralenti le processus de reconstruction au point qu’il s’est pour ainsi dire arrêté.
Dans son estimation la plus récente des cinq secteurs de la reconstruction de l’Irak, le Centre d’Etudes stratégiques et internationales, un groupe de recherche de Washington, a déclaré que les soins de santé empiraient à une allure vertigineuse.
« Croyez-moi, nous pensions que quelque chose de magique allait se produire », avec la chute de Hussein et le début de l’occupation dirigée par les Etats-Unis, déclarait un administrateur due l’Hôpital central de Bagdad pour l’enseignement de la pédiatrie. « Ainsi, nous avons été surpris que rien n’ait été fait. Et les gens maintenant disent à quel point c’était très bien du temps de Saddam », ajoutait le fonctionnaire.
L’administrateur, qui a refusé de donner son nom complet en vue de la publication, a cité les problèmes de sécurité auxquels sont confrontés les médecins irakiens, qui sont largement perçus comme des personnes riches, avec de bonnes relations, et, par conséquent, constituent des cibles de choix pour les voleurs, les extorqueurs de fonds ou tout simplement les envieux et les vindicatifs. Il y en a tant qui ont été assassinés, disait l’homme, que le ministère de la Santé, récemment, a envoyé des propositions par mail pour que l’on distribue des ports d’armes aux médecins.
La violence a également chassé des organisations internationales d’aide qui avaient amené leur savoir-faire en Irak suite à l’invasion américaine.
Depuis qu’un camion bourré d’explosifs a tué plus de 20 personnes, l’an dernier, au QG de l’ONU à Bagdad, les programmes des Nations unies pour l’ Irak ont opéré à partir de la Jordanie voisine. Médecins Sans Frontières, un groupement connu pour son extrême habitude du danger et l’un des groupements qui ont contribué à relancer le ministère irakien de la Santé au cours des semaines qui ont suivi l’invasion, a évacué au cours de cet automne.
CARE International a fermé en octobre après le kidnapping de la directrice des opérations pour l’ensemble de l’Irak, Margaret Hassan. On présume qu’ elle est morte, à l’heure qu’il est. La grosse association caritative, basée à Atlanta, est restée active en Irak au cours de trois guerres, fournissant les hôpitaux en matériel et soutenant des dizaines de projets destinés à offrir de l’eau potable aux Irakiens.
L’un dans l’autre, 60% des résidents à la campagnes et 20% des citadins n’ ont accès qu’à de l’eau contaminée. Le système d’égouttage du pays est complètement hors d’état.
« Même moi, je souffre de la qualité de l’eau », déclare Zina Yahya, 22 ans, infirmière sans une maternité de Bagdad. « Si vous la versez dans un verre, vous pouvez voir qu’elle est trouble. J’ai entendu parler de cas de typhoïde. »
Les études sur la nutrition indiquaient que les conditions étaient pires dans le Sud de l’Irak, très pauvre et à majorité chiite. C’est une zone soumise en alternance à la négligence et à la persécution durant la domination de Saddam. Mais les médecins disent que la malnutrition existe partout où l’eau est sale, où les parents sont pauvres et où les mères n’ont pas appris à éviter les maladies.
« Je ne mange pas bien », déclare Yusra Jabbar, 20ans, en saisissant à deux mains son abdomen gonflé dans un pavillon envahi de mouches d’une maternité de Bagdad. Sa mère déclare que l’eau dans leur quartier de Sadr City, un bidonville chiite de l’Est de la capitale, est souvent contaminée. Son frère a attrapé la jaunisse.
« Dites-moi si je souffre d’anémie », dit Jabbar. Les docteurs disent que presque toutes les femmes enceintes en souffrent.
« Ca n’a rien de surprenant parce que, depuis la guerre, il y a beaucoup de chômage », ajoute Yahya. « Et, sans travail, ils n’ont pas d’argent pour se procurer une nourriture décente. »
Les Irakiens disent que une telle situation a des implications politiques. Les habitants de Bagdad font souvent remarquer aux journalistes qu’après la première guerre du Golfe de 1991 ait laissé un monceau de ruines dans la capitale, le gouvernement de Hussein avait rétabli l’électricité et l’ approvisionnement en essence en deux mois.
« Oui, chaque guerre a son tribut », dit le fonctionnaire de l’hôpital d’ enseignement. « Oui, il y a des victimes. Mais après cela ? »
« Oh Dieu, aide-nous à reconstruire l’Irak. Pour nos enfants, pas pour nous. Pour nos gosses », ajoute le fonctionnaire.