La situation se dégrade dans la plus grande centrale nucléaire d’Ukraine (traduction)

La situation se dégrade dans la plus grande centrale nucléaire d’Ukraine

Par Dawn Stover, Bulletin of the Atomic Scientists, 19 août 2022
Texte original en anglais [Traduction : Claire Lapointe; révision : Échec à la guerre]

Depuis plus de cinq mois, les troupes russes occupent la centrale nucléaire de Zaporizhzhia, dans le sud de l’Ukraine. Cette occupation fait courir un risque sans précédent aux six réacteurs nucléaires de la centrale et à ses stocks de combustible usé radioactif. La situation à l’usine ne cesse de s’aggraver.

La Russie et l’Ukraine, qui se reprochent mutuellement les attaques précédentes contre la centrale, s’échangent cette semaine de nouvelles accusations, et préviennent qu’une nouvelle attaque contre la centrale est imminente.

Les services de renseignements militaires ukrainiens ont déclaré à NBC News que la Russie a ordonné à la plupart des employés de l’usine de Zaporizhzhia de rester chez eux aujourd’hui [10 août, NDLT]. Sur sa page Facebook officielle, la direction des renseignements ukrainiens du ministère de la Défense affirme qu’il existe une « forte probabilité » d’attaque terroriste de grande envergure contre l’installation.

Le ministère russe de la Défense avait auparavant formulé cette même accusation contre l’armée ukrainienne. Le ministère a également admis qu’il envisageait de fermer l’usine en réaction à une « évolution défavorable ».

Energoatom, la société publique ukrainienne responsable de la centrale nucléaire, a prévenu que la fermeture de la centrale aggraverait la probabilité d’un scénario radioactif catastrophique. Cette fermeture priverait également le réseau ukrainien d’une source importante d’électricité.

Hier, lors d’un compte rendu du département d’État étasunien, le porte-parole Ned Price a affirmé que les déclarations des responsables russes étaient « préoccupantes parce qu’elles s’inscrivent parfaitement dans le cadre de la stratégie russe : accuser les autres de ce que vous avez fait ou de ce que vous avez l’intention de faire ». Il a déclaré que la Russie « s’est engagée dans un certain nombre d’opérations sous fausse bannière » et que les États-Unis surveilleraient « de très près » la situation à la centrale de Zaporizhzhia.

L’intervention internationale. Hier, dans la ville de Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a rencontré le secrétaire général des Nations unies António Guterres et le président turc Recep Tayyip Erdogan. Il s’agissait de la première rencontre entre Zelensky et Guterres depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, à la fin du mois de février.

Sur son compte Telegram officiel, M. Zelensky a indiqué que lors de cette rencontre, M. Guterres et lui-même avaient accordé une « attention particulière au chantage nucléaire » exercé par la Russie à la centrale de Zaporizhzhia. M. Zelensky a exhorté les Nations unies à « assurer la sécurité » de Zaporizhzhia, la plus grande centrale nucléaire d’Europe.

  1. Guterres s’est dit « très inquiet » des dommages potentiellement « suicidaires » que pourrait subir la centrale. Cependant, on ne voit pas bien ce que les Nations Unies pourraient faire pour remédier à cette situation.

En réponse à une accusation russe selon laquelle le Secrétariat des Nations unies aurait annulé ou bloqué une visite de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) à la centrale, le Secrétariat a précisé qu’il n’avait pas le pouvoir de bloquer les activités de l’AIEA. Rappelons que L’AIEA — qui a réclamé une visite de cette centrale à plusieurs reprises, et de façon de plus en plus pressante — rend compte aux Nations unies, mais l’agence est autonome.

Le Secrétariat a déclaré qu’il soutiendrait toute mission de l’AIEA à Zaporizhzhia, ajoutant qu’il dispose « en Ukraine » de la logistique et des capacités en matière de sécurité pour y parvenir. La Russie a déclaré qu’elle autoriserait une visite de l’AIEA à la centrale, à la condition que la mission s’y rende en passant par le territoire qu’elle occupe. La Russie affirme qu’il serait trop dangereux pour une mission internationale de s’approcher de la centrale depuis Kiev. Un itinéraire contrôlé par la Russie est inacceptable pour les responsables ukrainiens. Ils craignent que cela ne soit perçu comme une reconnaissance tacite par l’AIEA que la Russie est désormais « propriétaire » de la centrale.

Le spectre de Chernobyl et de Fukushima. Après le sommet de Lviv, Erdogan a mis en garde contre le risque d’un « nouveau Tchernobyl ». Mardi, un travailleur anonyme de l’usine de Zaporizhzhia a tenu des propos similaires. Il a déclaré à ABC News : « Si quelque chose devait arriver au stockage du combustible usé, les conséquences pourraient être les mêmes que celles de Tchernobyl. »

En 1986, lors d’un test, des erreurs commises par les opérateurs de la centrale ont provoqué la perte de contrôle d’un réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl, entraînant une explosion et un incendie qui ont libéré de grandes quantités de radiations dans l’atmosphère. Bien que les réacteurs de la centrale de Zaporizhzhia soient d’un type différent de ceux de Tchernobyl dont la conception était déficiente, les risques d’erreur de manipulation augmentent à mesure que l’occupation se prolonge. Les employés ukrainiens de la société étatique Energoatom assurent toujours le fonctionnement de la centrale. Cependant, ils travaillent dans un environnement très stressant et sont constamment sous la loupe des Russes.

L’erreur humaine n’est qu’un des risques auxquels la centrale nucléaire est confrontée. L’autre scénario s’apparente davantage à la fusion des réacteurs nucléaires survenue à Fukushima. Si l’installation de Zaporizhzhia devait faire face à une perte prolongée d’énergie électrique en raison d’une attaque accidentelle ou intentionnelle, les opérateurs de la centrale pourraient être dans l’incapacité d’injecter de l’eau froide dans le cœur des réacteurs et dans les piscines d’entreposage du combustible usé pour éviter la surchauffe du combustible radioactif.

Une zone militarisée. Un accord entre l’Ukraine et la Russie sur l’exportation de céréales, conclu sous la médiation d’Erdogan, a fait naître l’espoir qu’un accord similaire pourrait être négocié pour mettre fin aux activités militaires sur le site de Zaporizhzhia et à proximité. M. Guterres a plaidé pour la création d’une zone démilitarisée autour de la centrale, mais la Russie a rejeté cette idée, affirmant que les Russes devaient « protéger » la centrale des provocations et des attaques terroristes.

Zaporizhzhia n’est pas la seule centrale nucléaire prise dans le feu croisé entre la Russie et l’Ukraine. En début de semaine, la Russie a accusé des « saboteurs ukrainiens » d’avoir fait exploser six pylônes soutenant des lignes à haute tension qui transmettent l’électricité de la centrale nucléaire de Koursk, dans l’ouest de la Russie, près de la frontière avec l’Ukraine.

De violents combats se poursuivent aux abords de l’usine de Zaporizhzhia. Dans un discours prononcé samedi, M. Zelensky a déclaré que l’Ukraine ciblerait les soldats russes tirant sur la centrale ou depuis celle-ci. La centrale est située sur la rive sud du fleuve Dnipro, et la Russie a tiré des obus d’artillerie et des roquettes sur les villes contrôlées par les Ukrainiens sur la rive nord du fleuve.

Jeudi, selon CNN, le ministère russe de la Défense a publié une déclaration affirmant que « les armes, en particulier les armes lourdes, ne sont pas déployées sur le territoire de cette installation [nucléaire] ». Le porte-parole du ministère a ajouté qu’il était disposé à présenter des images satellites à haute résolution à l’AIEA en guise de preuve.