L’affaire de la Cour internationale de justice « ouvre une nouvelle ère entre le Nord et le Sud », déclare une experte des Nations Unies
Par Alba Nabulsi, +972 Magazine, 23 janvier 2024
Texte original en anglais – [Traduction : Maya Berbery; révision : Claire Lalande]
La rapporteuse spéciale Francesca Albanese analyse l’accusation de génocide à Gaza portée par l’Afrique du Sud et la lutte de pouvoir qui se joue dans l’arène juridique.
Depuis son entrée en fonction, en 2022, à titre de rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese n’a cessé de dénoncer les violations des droits de la personne et de plaider avec véhémence en faveur de la protection des Palestinien.ne.s conformément au droit international. Il y a deux semaines, les enjeux de son mandat se sont intensifiés, l’Afrique du Sud ayant saisi la Cour internationale de Justice (CIJ) d’une affaire historique : l’accusation de génocide contre Israël dans la guerre qu’il mène actuellement dans la bande de Gaza.
Les représentant.e.s des deux États ont exposé leurs arguments juridiques à La Haye les 11 et 12 janvier, lors d’audiences suivies avec beaucoup d’intérêt dans le monde entier. S’il faudra probablement plusieurs années à la Cour pour parvenir à une conclusion sur la question plus générale de la violation alléguée de la Convention sur le génocide par Israël, on s’attend à ce qu’elle se prononce, dès les prochaines semaines, sur les mesures conservatoires demandées par l’Afrique du Sud, y compris sur la demande d’un cessez-le-feu.
Mme Albanese, juriste et universitaire internationale, et première femme à avoir été nommée à son poste actuel aux Nations Unies, a naturellement suivi de très près les travaux de la CIJ. Au lendemain des audiences, elle s’est entretenue avec +972 pour prendre la mesure de ce moment charnière de l’histoire israélo-palestinienne, dont les répercussions se font sentir dans le monde entier, tout particulièrement dans le Sud global.
Elle nous a fait part de ses premières réactions aux audiences et a discuté avec nous du refus de l’Europe de réfléchir à son passé colonial et génocidaire, et de la portée de la lutte internationale de pouvoir qui se joue dans l’arène juridique. L’entretien a été modifié par souci de concision et de clarté.
En quoi le mandat de la CIJ se distingue-t-il de celui de la Cour pénale internationale,
et qu’en est-il de la Convention sur le génocide ?
La Cour pénale internationale (CPI) est un tribunal ayant pour mandat d’obliger les auteurs des crimes internationaux les plus odieux, à savoir les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes d’agression, à rendre des comptes. La CPI n’est pas un organe des Nations Unies, mais elle a été instituée en 1998 en vertu du Statut de Rome.
La CIJ, quant à elle, est l’un des six organes officiels des Nations Unies et agit comme son organe judiciaire principal. Son rôle est de régler les différends juridiques qui surviennent entre les États et de donner des avis consultatifs sur les questions juridiques qui lui sont soumises par des organes et des agences comme l’Assemblée générale des Nations Unies ou le Conseil de sécurité des Nations Unies. Bien que ses avis consultatifs ne soient pas contraignants, ses décisions concernant les différends juridiques (tels que le différend actuel sur Gaza) le sont.
La requête sud-africaine a été déposée au titre de la Convention sur le génocide de 1948, qui relève de la compétence de la CIJ. L’Afrique du Sud et Israël ont tous deux signé et ratifié la Convention, et Pretoria invoque ses droits et obligations en vertu de celle-ci pour prévenir le génocide et protéger les Palestinien.ne.s de Gaza de l’anéantissement.
La Convention impose aux États membres une double obligation : d’une part, prévenir le génocide et, d’autre part, punir le génocide lorsqu’il se produit. Par conséquent, en vertu de cette convention, les États sont tenus de traduire en justice un autre État lorsqu’il existe un risque que ce dernier commette un génocide ou lorsque celui-ci ne réussit pas à le prévenir. Les États sont tenus de coopérer à la poursuite de la justice.
Compte tenu du nombre sans précédent de victimes palestiniennes de la guerre israélienne en cours contre Gaza, des déclarations choquantes de représentant.e.s gouvernementaux et militaires israéliens de même que de membres du parlement, des restrictions d’accès à la nourriture, à l’eau et aux médicaments comme arme de guerre pour affamer une population entière et la laisser mourir, et des multiples attaques aveugles contre des civils, des abris des Nations Unies et des hôpitaux, l’Afrique du Sud a estimé qu’il y avait suffisamment de raisons de croire qu’Israël commet un génocide contre le peuple palestinien à Gaza.
Cette procédure est distincte d’une autre affaire en cours : il s’agit d’une demande d’avis consultatif sur la légalité de l’occupation qui a été portée devant la CIJ par l’Assemblée générale des Nations Unies en décembre 2022. Bien que, par définition, les avis ne soient pas juridiquement contraignants, ils servent de précédents directeurs en droit international. Une audience publique est prévue le 19 février pour cette seconde affaire, après la soumission de rapports écrits par de nombreux États.
Comment la Cour peut-elle intervenir ? Qu’adviendra-t-il si elle accepte
l’allégation sud-africaine voulant qu’Israël commette un génocide ?
La CIJ a le pouvoir d’ordonner des mesures conservatoires pour mettre fin au génocide en cours. Ces décisions sont contraignantes, et les États sont censés s’y conformer.
La principale mesure conservatoire demandée par l’Afrique du Sud est un cessez-le-feu immédiat, ou l’arrêt des hostilités. Advenant que cette demande soit acceptée, les États et leurs gouvernements devraient réagir en exerçant des pressions sur Israël pour qu’il se conforme aux mesures et devraient être prêts à imposer des sanctions économiques, diplomatiques et politiques à Israël en cas de non-respect.
Si le seuil pour définir le génocide aux fins de l’imposition de mesures conservatoires est relativement bas, il est nettement plus difficile de prouver l’intention de détruire un groupe en tout ou en partie (dolus specialis). Cette détermination nécessite une analyse juridique plus approfondie du comportement, de la capacité et de l’intention, conformément à la Convention sur le génocide.
Notre histoire récente montre que les démonstrations de force militaire sont contre-productives lorsqu’il s’agit de protéger le droit à l’existence des communautés autochtones. Elles n’ouvrent jamais la voie à la paix ou à la stabilité. Et en ce sens, la Cour a le pouvoir d’écrire l’histoire. Au-delà du rôle important de la Cour, l’incapacité de rétablir la paix et la stabilité dans l’intérêt à la fois des Palestinien.ne.s et des Israélien.ne.s aurait des répercussions qui débordent les questions de droit international – elle révélerait un échec au cœur même de notre humanité.
Quelles mesures la Cour a-t-elle prises dans des affaires similaires ?
Il existe quelques exemples pertinents. Dans l’affaire en cours opposant la Russie et l’Ukraine, la CIJ a déjà indiqué dans ses mesures conservatoires que la Russie « doit suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine ». La Russie a toutefois rejeté cette directive et a présenté des « exceptions préliminaires » contestant la compétence de la Cour et la recevabilité de la requête.
La Gambie s’est également adressée à la CIJ en 2019, alléguant que le Myanmar avait manqué à ses obligations au titre de la Convention sur le génocide concernant les Rohingyas dans l’État de Rakhine. La CIJ a rendu une ordonnance de mesures conservatoires en 2020, enjoignant au Myanmar de « prendre toutes les mesures en son pouvoir » pour prévenir les actes définis dans la Convention sur le génocide, notamment de veiller à ce que son armée et toutes les unités armées irrégulières s’abstiennent de commettre de tels actes. En outre, la Cour a demandé au Myanmar de « prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve » relatifs aux procédures de la CIJ et de soumettre des rapports réguliers détaillant les mesures prises pour exécuter l’ordonnance.
Quelle a été votre première réaction aux audiences des 11 et 12 janvier ?
L’équipe juridique sud-africaine a présenté des plaidoyers convaincants. Elle a tenté de démontrer avec rigueur l’intention du gouvernement israélien et de son armée de commettre un génocide et a étayé ses arguments par des preuves probantes. Elle a souligné que les actions d’Israël à Gaza font partie intégrante d’une violence systémique, et qu’il ne s’agit pas d’incidents ponctuels ou isolés, ce qui a permis de présenter une perspective globale sur l’énormité des atrocités en cours.
J’ai eu l’impression que la défense israélienne semblait incapable de nier ou de réfuter les accusations et qu’elle s’est contentée de fournir des tentatives de justification assez minces et peu convaincantes. Elle ne semblait pas prête à faire face à l’ampleur des accusations et a eu du mal à articuler une défense solide, éludant souvent les preuves décisives fournies par l’équipe juridique sud-africaine – peut-être par manque d’habitude d’être soumise à un tel examen, et peut-être aussi par manque de temps.
Ce qui m’a le plus frappée, c’est la déformation du droit international humanitaire (DIH) par Israël. Les arguments de la défense ont été rédigés dans le langage du DIH, sans que soient abordés les problèmes spécifiques, c’est-à-dire les ordres d’évacuation massive présentés comme des « avertissements », la réalité connue de la famine et de l’éclosion de maladies infectieuses. La défense a aussi souvent évoqué « boucliers humains » pour justifier toute opération militaire, quelle qu’en soit la cible. Le Hamas, a-t-elle soutenu, porte seul la responsabilité des morts civiles à Gaza, ce qui justifierait de transformer la population en cible légitime.
L’Afrique du Sud et les pays qui soutiennent son initiative ont fait preuve de courage, tant éthique que politique, en défiant Israël et les nombreux pays occidentaux qui l’appuient vigoureusement en dépit de la catastrophe apocalyptique en cours à Gaza. Il importe donc de renforcer la solidarité entre les pays qui soutiennent l’Afrique du Sud, parce qu’une voix unifiée peut atténuer l’impact d’un éventuel revers – et il pourrait en effet y avoir des répercussions politiques et économiques.
J’espère vivement que la Cour reconnaîtra la nécessité de mettre fin aux hostilités. Bien que les Palestinien.ne.s ne soient pas partie à la procédure, j’espère que toutes les parties belligérantes respecteront la décision de la Cour. Si mon travail à titre d’experte indépendante des Nations Unies, tout comme celui d’autres rapporteurs spéciaux, a été largement utilisé par les avocat.e.s sud-africains, j’aimerais que l’appel à la justice de l’Afrique du Sud soit également entendu par les pays occidentaux.
Comme Européenne, j’appelle de tous mes vœux une prise de position de l’Europe démontrant son engagement à l’égard du droit international et des droits de la personne, faute de quoi l’utilité du droit international sera cruellement et irrémédiablement compromise. Le droit peut sembler impuissant en l’absence d’une mise en œuvre politique, et les politiques sans contraintes juridiques peuvent rapidement dégénérer en actions criminelles.
Comment expliquer le silence des pays européens sur la question du génocide,
une question pourtant au cœur de leur histoire ?
Lors d’un débat récent, auquel nous avons tous deux pris part, Omar Barghouti (cofondateur du mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions) a affirmé que l’impact persistant de 500 ans de colonialisme est perceptible dans la façon de penser des Européen.ne.s. Les ramifications et l’héritage historique du colonialisme ont laissé des traces indélébiles dans l’esprit européen. Ces traces peuvent se manifester par une forme subtile de racisme intériorisé. Par conséquent, les Européen.ne.s, à l’instar de leurs homologues d’autres pays occidentaux, peuvent faire preuve d’une empathie sélective.
Les événements du 7 octobre ont provoqué un sentiment collectif de choc et d’horreur devant la perte tragique de vies civiles en Israël, la violence brutale infligée à la population israélienne et la prise d’otages. J’ai condamné ces actes, je les ai qualifiés de crimes de guerre, j’ai affirmé qu’ils devaient faire l’objet d’une enquête et de poursuites et j’ai déclaré que leurs auteurs devaient être traduits en justice. On comprend aisément la réaction légitime de compassion à l’égard du peuple israélien.
À l’inverse, il semble qu’il y ait une désensibilisation face aux pertes palestiniennes – alors même que près de 24 000 Palestinien.ne.s, des enfants pour la plupart, sont enterrés dans des fosses communes ou laissés en décomposition dans les rues et qu’environ 7 000 personnes sont portées disparues et ont vraisemblablement péri sous les décombres. L’impact que ces événements auront sur les Palestinien.ne.s pour les générations à venir, sur ces enfants qui tremblent de terreur sur les lits et le sol des hôpitaux, blessés ou mutilés, et souvent orphelins, privés du secours de leurs familles, est indéfendable. Si la violence contre les civil.e.s est condamnée sans équivoque, conformément à ce qui est clairement défini dans le droit international, on assiste parallèlement à une normalisation troublante des souffrances de la population palestinienne.
Il est en outre difficile de concevoir, à la lumière de l’histoire tragique du peuple juif au cours des siècles, qu’un État fondé et habité par des survivant.e.s d’un génocide puisse, aujourd’hui, faire preuve d’une telle violence et de tels comportements criminels. C’est là, il faut néanmoins le reconnaître, un sentiment guidé par l’émotion plus que par la logique. Il importe que nous comprenions tout ce qui explique que l’on commette des crimes si nous voulons être en mesure de les prévoir et travailler à les prévenir. Il en va, à mon sens, de la sécurité et du bien-être à long terme des Israélien.ne.s tout autant que des Palestinien.ne.s.
Il ne fait aucun doute que la situation actuelle a des conséquences directes sur le droit international et qu’elle contribue tangiblement à reconfigurer la place de certains groupes – en l’occurrence les Palestinien.ne.s, comme d’autres peuples du Sud – traditionnellement marginalisés et subalternisés. Cette situation exige un examen nuancé des interactions complexes entre les héritages historiques ainsi que des biais qui colorent l’empathie, et elle met en relief la nécessité impérative de traiter les violations flagrantes des droits de la personne à l’échelle mondiale, en gardant toujours à l’esprit l’intérêt des deux peuples et le caractère sacré des vies israéliennes et palestiniennes.
L’Afrique du Sud ouvre-t-elle un nouveau chapitre qui permettrait au Sud global de jouer un rôle actif
sur la scène internationale après des siècles de colonialisme et d’apartheid ?
La poursuite de l’Afrique du Sud contre Israël semble avoir ouvert une nouvelle ère dans les relations entre le Nord et le Sud, et son impact symbolique est déterminant. Voir d’éminents juristes sud-africains et irlandais défendre une population qui subit aujourd’hui encore le colonialisme de peuplement et l’apartheid, comme l’Afrique du Sud autrefois, a été un moment très émouvant.
Les mots ont résonné bien au-delà de l’expérience palestinienne du génocide pour mettre en lumière d’autres génocides oubliés par l’histoire, comme celui des Héréros et des Namas perpétré par l’Allemagne en Namibie quelques décennies à peine avant l’Holocauste en Europe. La visibilité de l’événement a suscité, au sein du grand public, des débats d’une envergure sans précédent.
La position audacieuse adoptée par l’Afrique du Sud, une position reprise par plusieurs pays, est d’une grande force. Elle envoie à l’Occident ce message clair : « Nous n’avons plus peur. » Il faut impérativement reconnaître la nécessité de réinscrire le respect du droit international dans le discours public et accepter la caducité de la représentation du monde selon la dichotomie du « bien » et du « mal » — ou pire encore du « civilisé » et de l’« incivilisé ». Le fait que le Sud global réclame sa place à la table rend le paysage géopolitique de l’avenir beaucoup plus complexe.
Les événements que nous observons aujourd’hui dépassent la simple question du génocide en cours à Gaza ; ils symbolisent l’opposition au colonialisme et marquent la nécessité de se mesurer à l’histoire. Ce n’est pas par hasard que nous commençons à parler du génocide des Héréros ces jours-ci. La procédure intentée par l’Afrique du Sud a le pouvoir de faire sortir du silence les voix opprimées et donne une lueur d’espoir à ceux et celles dont l’existence oscille entre la survie et l’abîme.
Alba Nabulsi est une journaliste, éducatrice et traductrice italo-palestinienne établie à Padoue, en Italie. Elle a travaillé comme chercheuse en politique et consultante pour plusieurs instituts publics et privés (Université de Boston, IUAV de Venise, Université de Padoue). Fondatrice du collectif Zaituna, elle travaille à la promotion de la culture palestinienne et à la sensibilisation politique par le biais de la culture. Ses principaux champs d’intérêt sont le postcolonialisme, les questions de genre et le développement urbain en SWANA (Asie du Sud-Ouest et Afrique du Nord) et en Europe. Instagram : @nabulsi_girl_in_italy.