L’alliance sans réciprocité de Yoon avec les États-Unis et le Japon rend-elle la Corée plus sécuritaire?
Par Suh Jae-jung, Hankyoreh, 1er septembre 2024
Texte original en anglais / Original article in English [Traduction : Vincent Marcotte; révision : Claire Lalande]
Alors que l’administration Yoon met de l’avant la coopération avec les États-Unis et le Japon pour contrer les menaces nord-coréennes, Washington et Tokyo semblent avoir d’autres intentions en tête.
C’est maintenant officiel : Kamala Harris, du Parti démocrate, affrontera Donald Trump, du Parti républicain, lors de l’élection qui déterminera en novembre qui sera la ou le prochain président-e des États-Unis. La personne victorieuse entrera en fonction en 2025. Toutefois, les deux partis semblent avoir effacé la dénucléarisation de la péninsule coréenne de leur liste d’objectifs de politique étrangère. Pendant ce temps, sur le front intérieur, le président Yoon Suk-Yeol appelle à la « fin du régime nord-coréen », tandis que les troupes étasuniennes et sud-coréennes poursuivent leurs exercices conjoints. La République de Corée est-elle en sécurité ?
Dans le programme du Parti démocrate pour 2024, publié le 19 août, les démocrates se sont engagés à « soutenir nos alliés, en particulier la Corée du Sud, contre les provocations de la Corée du Nord, ce qui comprend le renforcement illégal de ses capacités en missiles ».
« En renforçant notre coopération trilatérale avec la Corée du Sud et le Japon, nous maintenons la paix et la stabilité dans la péninsule coréenne et au-delà », poursuivait le programme.
Le programme s’est essentiellement engagé à contenir la menace nucléaire de la Corée du Nord grâce à une coopération trilatérale accrue ainsi qu’aux alliances des États-Unis avec la Corée du Sud et le Japon. Le mot « au-delà » démontre que les États-Unis regardent au-delà de la péninsule coréenne lorsqu’ils examinent les objectifs et les effets de l’alliance trilatérale.
C’est le jour et la nuit par rapport à la situation d’il y a quatre ans. À l’époque, le programme du Parti démocrate déclarait : « Avec nos alliés, et par la diplomatie avec la Corée du Nord, nous limiterons et endiguerons la menace que représentent le programme nucléaire de la Corée du Nord et son attitude belliqueuse à l’échelle régionale. Nous mettrons en place une campagne diplomatique soutenue et coordonnée pour faire avancer l’objectif à long terme que constitue la dénucléarisation ».
Cet « objectif à long terme » a depuis été effacé. On a également omis la manière de concevoir la diplomatie. Il ne reste que la coopération trilatérale avec la Corée du Sud et le Japon ainsi que la promesse de s’opposer « aux provocations de la Corée du Nord ».
Joindre la puissance nucléaire étasunienne aux forces armées sud-coréennes
Bien que l’administration Biden ait déclaré qu’elle poursuivrait le dialogue avec la Corée du Nord sans conditions préalables, il ne s’agissait que de paroles en l’air. Dans les faits, l’administration Biden s’est concentrée sur le renforcement de sa « dissuasion étendue », communément appelée « parapluie nucléaire ». Appelant essentiellement à la fin du régime nord-coréen, l’administration Yoon a renforcé son engagement à coopérer avec les États-Unis en annonçant un « système intégré de dissuasion étendue ».
La « dissuasion étendue » initiale impliquait que les États-Unis anéantiraient le régime nord-coréen à l’aide d’armes nucléaires stratégiques en cas d’attaque nucléaire de Pyongyang contre la Corée du Sud. Dans le « système intégré de dissuasion étendue » de Yoon, la Corée du Sud offrirait ses troupes pour aider l’arsenal stratégique étasunien à atteindre cet objectif.
En réalité, le Bureau de la sécurité nationale de la Corée a souhaité ce résultat. En permettant aux troupes sud-coréennes d’être mobilisées en collaboration avec les moyens stratégiques étasuniens, l’administration Yoon espère pouvoir donner à la Corée du Sud une influence sur les décisions de Washington en matière d’armement stratégique. Malheureusement, l’espoir est à sens unique et l’amour, sans réciprocité et fondé seulement sur un esprit naïf d’abnégation. L’administration actuelle pense que les États-Unis les protégeront avec magnanimité si la Corée offre ses troupes pour soutenir la dissuasion étasunienne et que Washington en prendra soin si elles se lancent à corps perdu.
L’administration Biden serait bête de gâcher une telle occasion. Il est prévu que le commandement stratégique que l’administration Yoon est en train de mettre en place relève du commandement conjoint des forces de la République de Corée et des États-Unis.
Son lancement prévu au mois d’octobre, le commandement stratégique de la Corée du Sud aura pour mission de défendre le pays contre les tirs de missiles et les armes nucléaires de la Corée du Nord, et ce, grâce à des opérations terrestres, maritimes et aériennes ainsi qu’en ayant recours à la guerre électronique et à des tactiques spatiales. En cas d’attaque imminente de la Corée du Nord, le commandement stratégique sud-coréen se défendra en premier lieu en lançant une attaque préventive contre les armes nucléaires et les centres de commandement opérationnels de la Corée du Nord. Il utilisera également son système de défense antimissile pour neutraliser les lancements de missiles. Les États-Unis lanceraient ensuite une riposte nucléaire contre la Corée du Nord à partir de leurs centres de commandement situés sur le territoire continental des États-Unis.
C’est la raison pour laquelle la Corée du Nord a défini les relations entre les deux Corées comme étant celles de deux pays « hostiles » en état de guerre. Auparavant, Pyongyang faisait valoir que les Coréen-ne-s formaient un seul peuple et que le « véritable ennemi » était les États-Unis. Aujourd’hui, la nature même de cette relation a changé.
Si les troupes sud-coréennes sont incorporées aux moyens stratégiques étasuniens en vue de la « fin du régime nord-coréen », la Corée du Nord ne peut plus éviter de reconnaître sa guerre contre la Corée du Sud. Auparavant concentrée sur la mise au point de missiles nucléaires stratégiques pouvant frapper les États-Unis, la Corée du Nord a tourné une partie de son attention vers la conception d’armes nucléaires tactiques pour frapper la Corée du Sud. Pyongyang a déployé des dispositifs de lancement et des missiles précisément à cette fin et a augmenté la fréquence et l’intensité de ses exercices militaires près de la frontière.
Toutefois, la réalité semble dresser un portrait qui diffère de la vision de l’administration Yoon. Conformément aux souhaits des États-Unis, la Corée du Sud a amélioré ses relations avec le Japon, en respectant les conditions de Tokyo, et s’est jointe avec enthousiasme à l’alliance militaire trilatérale avec les États-Unis et le Japon. Après avoir promis d’aller à l’encontre du verdict de la Cour suprême coréenne sur l’indemnisation des victimes de la mobilisation forcée, la Corée poursuit aujourd’hui une alliance militaire de fait avec Tokyo.
Fin juillet, les ministres de la Défense des États-Unis, de la Corée du Sud et du Japon ont officialisé la coopération trilatérale en signant le « Cadre de coopération trilatérale pour la sécurité », qui prévoit que Séoul et Tokyo collaboreront dans le cadre d’opérations militaires. Les trois pays devraient organiser des exercices conjoints trilatéraux réguliers et systématisés et établir une instruction permanente d’opérations (IPO) commune.
Confirmons ce que tout le monde sait déjà. La Corée du Sud et les États-Unis ont déjà mené régulièrement des exercices conjoints systématisés. Les troupes sud-coréennes et étasuniennes ont déjà une IPO commune et ont mené leurs exercices d’entraînement conjoints en conformité avec celle-ci. L’ajout du Japon est donc le seul aspect que change le cadre. Le Japon effectuera des exercices d’entraînement conjoints directement en partenariat avec la Corée du Sud, et les forces armées sud-coréennes devront établir une IPO conjointe avec les Forces d’autodéfense japonaises. Séoul et Tokyo ont déjà conclu un accord d’échange de renseignements. Leurs pays se dirigent désormais vers une véritable alliance militaire.
Des bombardiers stratégiques survolent la péninsule coréenne
L’administration Yoon soutiendra que tous ces changements sont nécessaires pour contrer la menace du « régime irrationnel de la Corée du Nord ». Cependant, les États-Unis n’appréhendent pas l’alliance trilatérale seulement dans le cadre de la lutte contre la Corée du Nord.
Dans la déclaration de Washington de 2023, l’administration Biden a annoncé que « les États-Unis et la Corée du Sud se consacrent à la paix et à la stabilité dans la région indopacifique, et les mesures que nous adoptons ensemble vont dans le sens de cet objectif fondamental ». Les trois dirigeants ont ensuite déclaré dans leur document intitulé « Spirit of Camp David » que « le Japon, la Corée du Sud et les États-Unis sont déterminés à coordonner leurs efforts communs, car nous croyons que notre partenariat trilatéral contribue à la sécurité et à la prospérité de nos peuples respectifs, de la région et du monde ».
Au moment d’écrire ces lignes, la Corée du Sud et les États-Unis mènent l’exercice Ulchi Freedom Shield 2024. Certains de mes lectrices et lecteurs auront reçu une convocation d’urgence des forces armées ou effectué un exercice d’évacuation de la défense civile. Tous les résident-e-s de la Corée du Sud ont reçu des textes du gouvernement à ce sujet. Il s’agit d’une répétition d’une riposte militaire à une éventuelle attaque nucléaire de la Corée du Nord. Le dialogue et la diplomatie ont disparu, la dissuasion étendue et la stratégie militaire les ont remplacés. Pour mettre en œuvre cette stratégie, on a désormais affaire aux méthodes militaires.
Du 30 juillet au 1er août, les forces étasuniennes en Corée et l’état-major interarmées de la Corée du Sud se sont réunis au Camp Humphreys pour mener leur premier exercice de simulation Iron Mace, basé sur un scénario dans lequel la Corée du Nord lancerait une attaque nucléaire. L’exercice consistait à imaginer comment les moyens stratégiques étasuniens et les armes conventionnelles de la Corée du Sud seraient coordonnés pour former un bouclier défensif et préparer une contre-offensive. Il s’agissait en somme d’une répétition d’un système intégré de dissuasion étendue.
Le 5 juin, des bombardiers stratégiques étasuniens B-1B ont survolé la péninsule coréenne pour la première fois dans le cadre d’exercices aériens conjoints. Les bombardiers stratégiques étasuniens étaient escortés par des chasseurs F-15K de l’armée de l’air sud-coréenne. Ils se sont entraînés à larguer une bombe à guidage de haute précision (terme siglé JDAM) sur un centre de cible afin d’améliorer la précision des attaques. Les chasseurs F-15K de la Corée du Sud ont tiré de vraies munitions pendant les exercices.
« Désireuse d’unifier la Corée sous un régime communiste, la Corée du Nord cherche constamment une occasion d’attaquer la Corée du Sud », a déclaré M. Yoon lors d’une rencontre avec des militaires coréens et étasuniens durant l’exercice Ulchi Freedom Shield.
« Nous devons leur rappeler qu’une invasion par le régime nord-coréen signifierait la fin du régime nord-coréen », a ajouté M. Yoon.
Une telle position de la part du président rend-elle la Corée du Sud plus sécuritaire ?
Suh Jae-Jung est professeur de sciences politiques et de relations internationales à l’Université chrétienne internationale de Tokyo.