Le déploiement de missiles de Kyushu est la réponse du Japon à la Chine, à la Corée du Nord et aux tensions de l’ère Trump
Par l’équipe des nouvelles internationales d’IndraStra, 18 mars 2025
Texte original en anglais [Traduction : Claire Lapointe; révision : Claire Lalande]

La décision du Japon de déployer des missiles à longue portée sur son île méridionale de Kyushu a déclenché un débat complexe sur la sécurité nationale, les tensions régionales et l’avenir de son alliance avec les États-Unis. Cette décision, motivée d’une part par les inquiétudes suscitées en raison de la position ambiguë de l’administration Trump sur les pactes de sécurité et d’autre part par les menaces croissantes posées par la Chine et la Corée du Nord, marque un changement significatif dans la stratégie de défense du Japon. D’une portée d’environ 1000 kilomètres, ces missiles seraient capables de frapper des cibles en Corée du Nord et dans les régions côtières de la Chine. Ils renforceraient ainsi la capacité du Japon à se protéger dans une partie du monde de plus en plus instable. Le déploiement est prévu pour l’année prochaine dans deux garnisons de missiles déjà existantes, celles du Camp Yufuin à Oita et du Camp Kengun à Kumamoto, toutes deux sur l’île Kyushu. Ces armes sont des versions améliorées des missiles guidés sol-navire de type 12 de la Force terrestre d’autodéfense. Selon des rapports de l’agence de presse Kyodo, qui cite des sources gouvernementales, les missiles sont destinés à renforcer les défenses de la chaîne d’îles d’Okinawa, stratégiquement vitale, qui se trouve à proximité de Taïwan et constitue un point critique sur le plan géopolitique.
La décision reflète la volonté du Japon de développer ce qu’il appelle des capacités de contre-attaque, une réponse aux menaces croissantes de ses voisins. Yoichi Shimada, professeur émérite à l’Université préfectorale de Fukui, soutient ce changement. Il affirme qu’il s’agit d’une étape logique en fonction de la dynamique régionale. « Alors que la menace de la Chine et de la Corée du Nord augmente, il est naturel que le Japon y réponde par des systèmes d’armes plus efficaces », a-t-il déclaré. M. Shimada préconise des mesures rapides comme le déploiement de missiles à plus longue portée, afin d’établir un cadre de sécurité plus robuste. Il y voit non seulement un moyen d’autodéfense, mais aussi un moyen de renforcer l’alliance du Japon avec les États-Unis, notamment à la lumière des demandes de l’administration Trump en vue d’accords de défense d’une plus grande réciprocité. « Les exigences de l’administration Trump pour des accords de défense réciproques avec le Japon ne sont pas si déraisonnables », a ajouté M. Shimada, suggérant que des mesures proactives comme celles-ci permettent au Japon de s’aligner plus étroitement sur les attentes étasuniennes.
La toile de fond de cette évolution est un malaise croissant quant à la fiabilité des États-Unis à titre d’allié. Le 6 mars, le président Donald Trump a publiquement critiqué le traité de sécurité entre le Japon et les États-Unis, le qualifiant de non réciproque : « Nous avons une excellente relation avec le Japon, mais nous avons un curieux accord avec ce pays selon lequel nous devons le protéger, alors qu’il n’est pas tenu de nous protéger ». Il ajoute : « C’est ainsi que l’accord se lit […]. Et d’ailleurs, sur le plan économique, ce pays fait fortune avec nous. En fait, je me demande qui a signé ces accords ». Signé en 1951 lors de l’occupation étasunienne du Japon après la Seconde Guerre mondiale, le traité reflète un déséquilibre historique. Le Japon, contraint par sa constitution pacifiste – en particulier l’article 9, imposé par Washington – s’est longtemps appuyé sur les États-Unis pour sa protection militaire tout en limitant ses propres capacités offensives. Les remarques de Trump ont ravivé les questions sur la capacité des États-Unis à honorer leurs engagements en cas de crise, une inquiétude amplifiée par des critiques similaires à l’égard d’autres alliés, y compris des membres de l’OTAN, comme le Canada et le Danemark.
Cette incertitude a amené certaines personnes au Japon à s’interroger sur l’avenir de l’alliance. Robert Dujarric, chercheur à la Temple University de Tokyo, dresse un sombre tableau : « Il est clair pour tous les observateurs que l’alliance Japon-États-Unis est en piètre état », a-t-il déclaré. « Même si la Chine attaquait le Japon, il n’y a aucune garantie que les États-Unis sous l’ère Trump feraient quoi que ce soit. C’est un gros problème. » Pour M. Dujarric, le déploiement de missiles par le Japon n’est qu’un élément d’un programme plus vaste visant à s’adapter à un paysage géopolitique en mutation. « Ce n’est que la prémisse d’une augmentation progressive de la capacité militaire japonaise », a-t-il noté, soulignant que le pays « doit repenser sa politique de sécurité » alors que la dépendance vis-à-vis des États-Unis devient de moins en moins sûre. Les sites de déploiement sur Kyushu, plutôt que sur les îles d’Okinawa pouvant être perçues plus menaçantes – car elles s’étendent jusqu’à moins de 110 kilomètres de Taïwan et abritent déjà des batteries de missiles à plus courte portée – suggèrent un exercice d’équilibre délicat. Le Japon semble vouloir renforcer ses défenses sans aggraver directement les tensions avec la Chine, un voisin qu’il ne peut se permettre de contrarier imprudemment.
Cependant, les conséquences de cette démarche vont au-delà de l’armement conventionnel. M. Dujarric évoque une éventualité perturbante : cette perte de confiance dans le soutien militaire étasunien pourrait « susciter un débat sur l’éventualité d’acquérir des armes nucléaires ». Une telle discussion est complètement taboue depuis les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, il y a 80 ans. Ces bombardements ont laissé une marque indélébile sur la psyché nationale du Japon et renforcé son engagement pour le pacifisme. La perspective de l’armement nucléaire représenterait une rupture radicale avec l’identité japonaise d’après-guerre, mais elle témoigne de la gravité de la situation actuelle. La combinaison des menaces régionales et des doutes sur l’alliance étasunienne pousse le Japon à reconsidérer des hypothèses de longue date quant à sa sécurité. Pour M. Shimada, le déploiement de missiles est une étape pragmatique vers l’autonomie et un partenariat plus fort avec les États-Unis, satisfaisant potentiellement les appels de Trump pour que le Japon assume une plus grande part du fardeau. « Je pense que le Japon devrait rapidement prendre des mesures comme le déploiement de missiles à plus longue portée qui assureraient une sécurité plus efficace, » a-t-il réitéré, qualifiant ces mesures d’évolution nécessaire.
Le déploiement de Kyushu est donc un geste à la fois pratique et symbolique. Le choix des camps Yufuin et Kengun, déjà équipés de batteries de missiles, minimise les défis logistiques tout en signalant l’intention du Japon de renforcer ses défenses sans s’aventurer dans un territoire manifestement conflictuel comme Okinawa. La portée de 1 000 kilomètres des missiles permet au Japon de disposer d’une force de dissuasion crédible contre la Corée du Nord, dont les essais de missiles ont longtemps perturbé la région, et contre la Chine dont l’affirmation de sa puissance maritime ne cesse de croître. Pourtant, la décision reflète également une anxiété plus marquée concernant le traité de sécurité États-Unis-Japon, vieux de plus de sept décennies, et sa capacité à résister aux pressions d’une nouvelle ère. Les commentaires de Trump ont mis en évidence une faille dans l’alliance, faille que le Japon ne peut ignorer alors qu’il évolue dans une région Asie-Pacifique de plus en plus conflictuelle.
Pour l’instant, le Japon avance prudemment, renforçant ses capacités conventionnelles tout en évitant la question nucléaire. Le déploiement de missiles est une réponse mesurée aux menaces immédiates, mais il laisse également entrevoir une transformation plus importante. Comme l’observe M. Dujarric, cela fait partie d’une augmentation progressive de la capacité militaire, un changement lent, mais délibéré par rapport au pacifisme qui définit le Japon depuis 1945. Il n’est pas certain que cela satisfasse l’administration Trump quant à ses exigences de réciprocité, ou que ça rassure une population méfiante à l’égard de la militarisation. Ce qui est évident, c’est que le Japon se trouve à la croisée des chemins, obligé de renforcer ses défenses dans un contexte d’instabilité régionale et d’une alliance qui semble moins certaine que jamais. Les missiles sur Kyushu sont un pas en avant concret, mais ils soulèvent également des questions plus vastes sur la façon dont le Japon définira sa sécurité – et son identité – dans les années à venir.