Le monde imaginaire d’une défense nationale anti-missiles – encore une fois (traduction)

Le monde imaginaire d’une défense nationale anti-missiles – encore une fois  

Par Joe Cirincione, Bulletin of the Atomic Scientists, 4 février 2025
Texte original en anglais [Traduction : Dominique Peschard; révision : Martine Eloy]

« Le monde imaginaire d’une défense nationale anti-missiles – encore une fois »
« Le monde imaginaire d’une défense nationale anti-missiles – encore une fois », Bulletin of the Atomic Scientists, 4 février 2025

Les partisans d’une défense antimissiles vivent dans un monde imaginaire fait d’illusions. L’imaginaire remplace la science, les assertions remplacent les faits, et des armes de bandes dessinées tiennent lieu de ce qui est réellement faisable.

Ce fantasme persistant a cependant des conséquences dans le monde réel.

L’engagement du président Donald Trump, la semaine dernière, de construire « un bouclier antimissile de nouvelle génération » qui « mettrait en échec toute attaque aérienne sur la patrie au moyen d’intercepteurs dans l’espace » a suscité une réaction prévisible. La Russie a fustigé le plan détaillé par Trump dans son décret exécutif, « Le Dôme de fer pour l’Amérique ».

Mais aucun bouclier magique ne peut protéger les États-Unis d’une attaque nucléaire.

Une idée qui ne meurt jamais

La porte-parole du Département des affaires étrangères de la Russie, Maria Zakharova, a déclaré vendredi à propos du projet de Trump « qu’il prévoit un renforcement significatif de l’arsenal nucléaire des États-Unis et des moyens de mener des combats dans l’espace, incluant le développement et le déploiement de systèmes d’interception basés dans l’espace. »

« Nous considérons que cela est une autre indication de la volonté des États-Unis de faire de l’espace un lieu de confrontation armée… et d’y déployer des armes », a poursuivi Maria Zakharova.

La réaction russe pourrait saborder l’intention affichée par Trump de négocier la limitation des armes nucléaires. Si c’est le cas, cela reproduirait le rôle que les défenses stratégiques ont joué dans la course aux armes nucléaires pendant la Guerre froide. Les efforts pour construire des défenses nationales ont toujours déclenché des efforts pour les surmonter avec plus de missiles et d’autres contre-mesures – un dilemme de sécurité bien connu.

Comme le note le chroniqueur Max Boot du Washington Post, malgré toutes les preuves techniques et géopolitiques accablantes contre ces stratagèmes, « la foi dans la défense anti-missile ne meure jamais ».

Ce n’est pas une coïncidence si le nouveau décret de Trump est tiré presque entièrement de la liste de souhaits du Projet 2025 de la Heritage Foundation. Dans les années 1980 ce groupe a soutenu le rêve initial de Ronald Reagan, exprimé devant une classe de finissants d’école secondaire en 1986, de « mettre dans l’espace un bouclier que des missiles ne pourraient pénétrer – un bouclier qui pourrait nous protéger des missiles nucléaires comme un toit protège une famille de la pluie ».

Selon Victoria Coates, membre de la Heritage Foundation, « le dôme de fer du président Trump, tout comme le système hautement efficace du même nom d’Israël, fournira une défense impénétrable au peuple américain qui amènera la paix par la force. Il accomplira la vision de la Strategic Defense Initiative (SDI) exposée par le président Reagan il y a quatre décennies. »

Destiné à échouer

Le décret de Trump est un méli-mélo de fausses affirmations et de solutions imaginaires. Il commence par dire que le risque d’une attaque de missiles « demeure la menace la plus catastrophique pour les États-Unis ». Cela surprendrait la plupart des experts sur les risques existentiels. La crise climatique, la menace de nouvelle pandémies, l’intelligence artificielle et des cyber-attaques dévastatrices sont des catastrophes toutes aussi probables que celles d’armes nucléaires. Mais l’exagération du risque a toujours été au cœur des tentatives de justifier une action urgente et des investissements massifs.

Trump prétend « qu’au cours de 40 dernières années, la menace des armes stratégiques de nouvelle génération n’a pas diminué, mais au contraire est devenu plus intense et complexe ». Cette affirmation a été très peu contestée malgré son absurdité.

Bien qu’il soit vrai que les nouvelles technologies ont augmenté la létalité des missiles, la menace posée aux États-Unis par les missiles a diminué dramatiquement. Les traités sur le contrôle des armements et l’effondrement de l’Union soviétique ont drastiquement réduit le nombre d’armes nucléaires et de missiles dotées d’ogives nucléaires qui menacent les États-Unis.

En 1985, l’Union soviétique déployait 2345 missiles sur terre et sur des sous-marins dotés de plus de 9300 têtes nucléaires. C’est cette menace que Ronald Reagan voulait rendre « impuissante et dépassée » par son bouclier antimissile.

Grace aux ententes négociées, la Russie d’aujourd’hui déploie seulement 521 missiles dotées de 2236 têtes nucléaires. Les missiles nucléaires terrestre de la Chine en mesure d’atteindre les États-Unis ont augmenté d’environ 20 en 1985 à environ 135 aujourd’hui (dotées de 238 têtes nucléaires), auxquelles on doit ajouter environ 72 missiles chacun équipé d’une seule ogive sur des sous-marins lanceurs de missiles balistiques. En somme, les États-Unis font face à cinq fois moins [NDLT plutôt trois fois moins selon les chiffres] de missiles et à quatre fois moins de têtes nucléaires qu’il y a quarante ans (728 versus 2365 missiles et 2546 versus 9320 ogives). Même si la menace demeure extrêmement importante elle n’est d’aucune manière plus grande.

Le contrôle des armements a réussi là où la technologie anti-missile a échoué.

Aucun des dizaines de systèmes développés dans le cadre de la SDI de Reagan, comme des autres projets qui ont suivi, n’a un tant soit peu réussi à offrir le bouclier imaginaire promis par Reagan. Les défenses nationales antimissile ne fonctionnaient pas à l’époque. Elles ne fonctionnent pas maintenant. Elles ne fonctionneront probablement jamais.

Un délire couteux

Comme le représentant démocrate du Michigan, John Conyers, l’a dit alors qu’il présidait l’enquête approfondie du Government Operations Committee sur le SDI en 1991 : « Pendant les huit dernières années, l’administration a réussi, avec un succès remarquable, à convaincre le Congrès de lui accorder des milliards pour le SDI. Mais le programme s’est avéré remarquablement infructueux à produire quoi que ce soit. Le SDI a effectué un Tracassin inversé – il a transformé de l’or en paille. »

J’étais l’enquêteur en chef de Conyers lors de ces audiences. J’ai surveillé le programme SDI dès le tout début des audiences devant le Congrès en 1984. À cette époque, aussi, les responsables promettaient un bouclier impénétrable. Ils n’ont produit que du gaspillage.

D’après Conyers, « [d]e l’argent a été déversé dans ces projets d’armements exotiques qui ont ensuite été abandonnés. Un milliard de dollars pour le laser à électrons libres. Un milliard de dollars pour le satellite Boost Surveillance and Tracking. 720 millions pour le projet de laser chimique spatial. 700 millions pour le projet de faisceau de particules neutres. 366 millions de dollars pour l’Airborne Optical Aircraft. Et la liste continue. »

Pour camoufler ces échecs, Trump les impute à un complot – comme il le fait pour tout, de la perte d’élections aux écrasements d’avion. Il prétend dans son nouveau décret que le programme de Reagan « a été cancellé avant que son but puisse être atteint ». Toujours selon le décret de Trump, les autres présidents auraient menotté la population des ÉU en limitant l’objectif « à celui de contrer la menace d’états voyous, et le lancement non-autorisé ou accidentel de missiles ».

Ce ne sont encore que des bêtises. Quand il est devenu clair que les armes spatiales à rayon laser qu’Edward Teller avait dit à Reagan pouvoir construire étaient des chimères, Reagan et les présidents qui ont suivi ont réduit le programme pour tenter d’obtenir une défense fonctionnelle d’une sorte ou d’une autre. Mais après avoir dépensé plus de 415 milliards de dollars sur plusieurs décennies, tout ce que les États-Unis ont a montré en échange sont 44 intercepteurs au sol en Alaska et en Californie qui peuvent frapper une cible qui coopère lors de démonstrations soigneusement planifiées – à peu près une fois sur deux. Le Congrès alloue présentement 30 milliards de dollars par an pour les programmes de défense antimissiles, la plupart menés par le successeur du SDI, le Missile Defense Agency.

Une passoire de fer plutôt qu’un dôme de fer

Les problèmes techniques majeurs qui demeurent non-résolus – et qui ont éventuellement forcé l’annulation de tous les plans ambitieux du SDI – sont les mêmes obstacles qui ont rendu impossible une défense efficace contre les missiles balistiques depuis plus de 60 ans :

●  La capacité de l’ennemi de submerger le système avec des missiles offensifs;
●  La capacité de survie incertaine de systèmes d’armement déployés dans l’espace;
●  L’incapacité de distinguer entre les véritables ogives et des centaines ou des milliers de leurres;
●  Le problème de concevoir une gestion de bataille, de commandement, de contrôle et de communication qui pourrait fonctionner dans une guerre nucléaire;
●  Le faible niveau de confiance dans la capacité du système de marcher parfaitement la première – et peut-être la seule – fois qu’il sera utilisé.

Ces problèmes ont déjà été exposés en détail dans des articles du Bulletin of the Atomic Scientists, dans des rapports du Congrès et dans des études indépendantes d’experts, dont deux qui ont joué un rôle majeur dans les débats sur la Guerre des étoiles – l’étude de 1987 de la American Physical Society sur les armes à faisceau d’énergie dirigée et l’étude de 1988 de l’Office of Technology Assessment sur la défense antimissile balistique.

Ces problèmes techniques, et d’autres, devront être résolus avant de pouvoir déployer un système de défense antimissiles efficace. À long terme, de nouvelles technologies, particulièrement les armes à faisceau d’énergie, sont quelque peu prometteuses. Cependant, à court terme, il y a peu de place pour un optimisme technologique aveugle.

Une partie de la stratégie de vente consiste à entretenir la confusion parmi le public étatsunien et les politiciens naïfs en confondant le succès relatif de systèmes de défense contre des missiles à courte portée avec l’objectif impossible de détruire des centaines de missiles balistiques de longue portée.

« Israël a un dôme de fer. Ils ont un système de défense antimissiles. Pourquoi d’autres pays ont-ils ça et pas nous? », a promis Trump à la convention républicaine l’année dernière.

Parce que, monsieur le président, il est techniquement impossible de construire un système qui protégera les États-Unis contre une attaque de missiles balistiques. Aucun boniment de vente ne changera ça.

Comme l’explique Laura Grego, experte en défense antimissile pour l’Union of Concerned Scientists, « le Dôme de fer défend une petite zone contre des missiles non-nucléaires de courte portée. C’est une tâche immensément plus facile que de protéger tout le pays contre des missiles qui voyagent 100 fois plus loin et sept fois plus vite. »

Comme James N. Miller, ancien sous-secrétaire à la défense dans l’administration Obama, l’a dit à Max Boot : « La possibilité d’une défense antimissiles complète des États-Unis dans un avenir prévisible est nulle. Nous n’allons pas échapper à la destruction mutuelle assurée face à la Russie ou la Chine ».

Il a été démontré à répétition pendant les soixante dernières années que la seule manière d’éliminer la menace des missiles nucléaires est de négocier leur élimination. Prétendre qu’un bouclier magique peut être créé par pur volontarisme ne fera qu’empirer le problème d’une protection nationale contre les missiles.

Joseph Cirincione est un analyste de la politique nucléaire et un auteur ayant plus de 35 ans d’expérience dans ce domaine.

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