Le poète palestinien Mohammed El-Kurd s’exprime sur l’apartheid israélien, la tension croissante dans la région et l’attaque de la mosquée Al-Aqsa (Traduction)

Le poète palestinien Mohammed El-Kurd s’exprime sur l’apartheid israélien, la tension croissante dans la région et l’attaque de la mosquée Al-Aqsa

Entrevue par Amy Goodman, Democracy Now!, 7 avril 2023

Texte original en anglais [Traduction : Claire Lapointe; révision : Échec à la guerre]

 

AMY GOODMAN : Au cours de la nuit, Israël a bombardé le sud du Liban et la bande de Gaza, au moment où les tensions croissent dans la région, quelques jours après que la police israélienne ait attaqué à plusieurs reprises des fidèles palestiniens dans l’enceinte de la mosquée Al-Aqsa, à Jérusalem-Est occupée. En riposte aux raids israéliens dans la mosquée, des militants du sud du Liban et de Gaza ont tiré des dizaines de roquettes sur Israël, ce qui constitue la plus importante attaque de roquettes en provenance du Liban depuis 17 ans. Israël affirme que la plupart d’entre elles ont été interceptées.

Par ailleurs, plus tôt dans la journée, deux sœurs israéliennes ont été tuées par balle, et leur mère grièvement blessée, lors d’une fusillade près d’une colonie illégale en Cisjordanie occupée. Les autorités israéliennes recherchent les auteurs de cette fusillade.

Tout cela survient alors qu’Israël continue d’imposer une violente répression en Cisjordanie occupée. L’armée israélienne y a tué au moins 94 Palestinien.ne.s cette année. Les attaques israéliennes contre la mosquée Al-Aqsa, lors du ramadan, ont été condamnées par la communauté internationale. Les fidèles palestiniens ont déclaré avoir été battus et aspergés de gaz lacrymogène alors qu’ils priaient.

FAHMI ABBAS : [traduction] Nous passions la nuit dans la mosquée et, après les prières de fin de soirée, la police a commencé à évacuer les fidèles des cours extérieures. Nous étions à l’intérieur et les jeunes hommes ont fermé les portes, mais la police a fait irruption et a arrêté les jeunes hommes et les jeunes femmes. D’autres fidèles se trouvaient dans la partie est de l’enceinte. […] Dans la cour de la partie est de l’enceinte, la police lançait des gaz lacrymogènes et des grenades assourdissantes. C’est une scène indescriptible. Puis ils ont fait irruption et se sont mis à battre tout le monde. Ils ont immobilisé les gens, ils ont plaqué au sol les jeunes hommes. Ils les ont également battus pendant leur détention.

AMY GOODMAN: Nous accueillons Mohammed El-Kurd. Il est correspondant à The Nation en Palestine dans lequel il a récemment écrit un article intitulé « Israeli Protesters Say They’re Defending Freedom. Palestinians Know Better » (Les manifestants israéliens disent qu’ils défendent la liberté. Notre expérience est tout autre). Mohammed El-Kurd est originaire du quartier de Sheikh Jarrah, à Jérusalem-Est occupée.

Mohammed, bienvenue  à nouveau à Democracy Now! Que se passe-t-il en ce moment en Israël et en Palestine?

MOHAMMED EL-KURD : Bonjour.

Ce qui se passe c’est la répression à tous les niveaux de la part du régime israélien à l’encontre des Palestiniens. Il importe de contextualiser cette question et de rappeler que les tensions pouvant surgir lors de ce type de violence, qui peuvent, entre guillemets « éclater », ne se produisent pas spontanément à partir de rien, et ne se produisent pas isolément de l’entreprise coloniale dans son sens large, de l’occupation militaire globale sous laquelle les Palestiniens sont forcés de vivre. Comme vous l’avez mentionné, 94 Palestinien.ne.s ont été tués depuis le début de l’année. En soi, il s’agit d’une escalade de la violence.

Mais ces deux derniers jours, les Israéliens, enhardis par l’impunité et l’inaction internationales, ont utilisé l’enceinte et le site de la mosquée Al-Aqsa comme d’une scène pour faire étalage de leur force brutale. Ils ont à la fois envoyé un message de souveraineté et de sécurité au public israélien et un message d’intimidation aux Palestiniens qui utilisent cette mosquée comme l’un des seuls espaces publics qui leur restent dans une ville qui se rétrécit de plus en plus.

AMY GOODMAN : Pouvez-vous expliquer ce qui, selon vous, s’est passé à Al-Aqsa?

MOHAMMED EL-KURD : D’après des témoins oculaires et d’après les images qui circulent sur Internet et sur les chaînes de télévision, les forces d’occupation israéliennes ont pris d’assaut la mosquée d’Al-Aqsa. Les policiers ont utilisé des balles en caoutchouc, des gaz lacrymogènes et des grenades assourdissantes. Ils ont frappé les fidèles avec la crosse de leurs fusils et en ont arrêté un grand nombre. Plus de 400 fidèles ont été détenus. On leur a ensuite remis une injonction les empêchant d’entrer dans la mosquée Al-Aqsa ou dans la vieille ville pendant 15 jours.

Plus tard dans la journée, un colon israélien armé — et, soit dit en passant, de nombreux colons vivant à Jérusalem-Est sont armés — a tiré sur un garçon de 15 ans dans la vieille ville de Jérusalem. Évidemment, sans que personne ne s’en étonne, le tireur n’a pas été arrêté.

AMY GOODMAN : Expliquez-nous maintenant ce qui se passe à Gaza et au Liban. Il y a ce bombardement de roquettes en direction d’Israël en réaction à Al-Aqsa. Ensuite, Israël lance des roquettes sur le Liban, tout en prenant soin de préciser qu’il ne vise pas le Hezbollah, mais des militants palestiniens. Et il semble que le Liban évite d’envenimer la situation.

MOHAMMED EL-KURD : Absolument. Il semble que le clivage interne qui divise la société israélienne aujourd’hui pourrait l’empêcher de s’engager dans une guerre à grande échelle, et je suppose que c’est pour cette raison qu’ils ont été très prudents dans leur formulation. Mais il faut comprendre que le peuple palestinien indépendamment de la géographie et du statut juridique — qu’il se trouve dans un camp de réfugiés au Liban ou qu’il soit assiégé dans la bande de Gaza — forme un seul et même peuple, et qu’il ressent la douleur de ses compatriotes. Mais il ne s’agit pas seulement de représailles liées à la mosquée Al-Aqsa. Le régime israélien bombarde la Syrie depuis plus d’un an. Et depuis 15 ans, il bombarde la bande de Gaza par intermittence.

L’élément contextuel le plus important qu’il faut garder à l’esprit est le suivant : la bande de Gaza est une prison à ciel ouvert, la plus vaste du monde. Il s’agit d’un camp de réfugiés densément peuplé où les gens ne disposent même pas d’un centimètre carré pour s’étirer. Les habitants n’ont pas le droit de se déplacer. Ils n’ont pas accès à l’eau potable. La ville est jugée inhabitable. En soi, c’est une agression.

AMY GOODMAN : Vous avez parlé des colons israéliens à Jérusalem et des Israéliens armés. J’aimerais vous entendre au sujet de Itamar Ben-Gvir, le nouveau ministre israélien de la Sécurité nationale, ultranationaliste, condamné pour incitation au racisme contre les Palestiniens et pour son soutien à un groupe terroriste. En octobre, il a brandi une arme et s’est mis à vociférer. C’était lors d’une confrontation dans votre quartier, Mohammed, à Sheikh Jarrah dans Jérusalem, où des colons ont tenté d’expulser violemment votre famille et d’autres personnes de leurs maisons. Je vous en passe un bref extrait.

ITAMAR BENGVIR : [traduction] Si les Palestiniens jettent des pierres, tuez-les.

AMY GOODMAN : Dites-nous-en davantage.

MOHAMMED EL-KURD : J’ai eu quelques échanges avec Ben-Gvir et Smotrich [ministre des Finances]. Et, vous savez, même si des adjectifs comme « extrême droite » et « ultranationaliste » décrivent parfaitement Ben-Gvir, ces adjectifs donnent l’impression qu’il est marginal, alors qu’en fait il représente, je dirais, une grande partie du courant dominant.

Il faut comprendre que ces politiciens utilisent nos quartiers, nos jardins, comme des accessoires dans leur campagne politique. Ces manifestations de racisme et de brutalité, ces menaces, tout cela sert à enhardir et à soutenir la campagne électorale de Ben-Gvir qui a connu un succès fou. Il est aujourd’hui ministre de la Sécurité nationale. Il s’agit d’une constante chez Itamar Ben-Gvir, mais c’est juste un homme qui dit tout haut ce que beaucoup d’autres pensent tout bas.

En réalité, les distinctions entre lui et les partis sionistes libéraux sont purement cosmétiques. Il dit haut et fort en public ce qu’eux disent à huis clos. Et ce que leurs politiques et leurs lois ont fait subir aux Palestiniens au cours des sept dernières décennies, ce sont toutes des politiques, des lois et des actions racistes qui préconisent le nettoyage ethnique. Tout cela empeste le racisme.

AMY GOODMAN : Mohamed El-Kurd, je souhaite vous entendre sur les manifestations israéliennes massives, non pas concernant le traitement infligé aux Palestiniens, mais à propos de ce que Netanyahou veut faire à la Cour suprême, en réduisant considérablement les pouvoirs du système judiciaire. Pensez-vous qu’elles se transformeront en soutien aux Palestiniens? Et aussi comment les médias grand public couvrent-ils ce qui se passe en ce moment avec la montée de la violence?

MOHAMMED EL-KURD : Vous savez, quand j’observe ces manifestations, j’ai envie de dire au peuple israélien qu’il a beaucoup plus en commun [avec son gouvernement] qu’il le pense, car l’instance que les manifestant.e.s défendent, cette institution qu’ils tentent désespérément de sauver — la Cour suprême qu’ils qualifient de phare de la démocratie — et bien ses empreintes se retrouvent partout sur l’entreprise coloniale de peuplement et le régime d’apartheid du gouvernement israélien.

C’est la même Cour suprême qui, en 2018, lorsque les forces d’occupation israéliennes ont créé une génération de martyrs et d’amputés dans la bande de Gaza à la suite de la Grande Marche du retour, a jugé qu’elles agissaient ainsi en état de légitime défense. C’est la même Cour suprême qui a confirmé la légalité de la loi sur le regroupement familial, qui empêche des dizaines de milliers de familles et de couples palestiniens de se regrouper et de vivre ensemble. C’est cette même Cour suprême qui, en janvier, a décidé, en violation totale du droit international, d’expulser par la force plus de 1 300 Palestinien.ne.s de Masafer Yatta. L’un des juges de la Cour suprême qui a rendu cet arrêt possible est d’ailleurs lui-même un colon de Cisjordanie.

C’est donc cette institution que ces gens tentent de défendre. Par conséquent, je ne crois absolument pas qu’ils puissent se transformer en défenseurs des droits, des vies ou du mouvement de libération palestinien, parce qu’ils défendent un organisme qui a été créé par les colons, qui sert les colons, qui a été érigé sur les décombres des terres palestiniennes et qui a été conçu pour procéder au nettoyage ethnique des Palestiniens, et pour le légaliser.

AMY GOODMAN : Pensez-vous qu’il y ait un ressentiment croissant à l’égard de ce que le gouvernement fait aux Palestiniens dans le cadre de ces manifestations massives?

MOHAMMED EL-KURD : Je me le demande. Ils nous ont montré qu’ils pouvaient se mobiliser par centaines de milliers, qu’ils pouvaient s’exprimer et qu’ils pouvaient pratiquer la désobéissance civile. Ils pourraient s’engager dans la campagne BDS (Boycottage, Désinvestissement et Sanctions) contre leur propre gouvernement. C’est ce qu’ils ont démontré. Cependant, ils ne veulent pas le faire au profit des Palestiniens, ce qui est logique. En effet, défendre la vie des Palestiniens ou protester contre le régime d’apartheid ou le régime colonial signifierait qu’ils doivent renoncer à leurs propres privilèges et au luxe dont ils jouissent en tant que colons dans la Palestine historique.

AMY GOODMAN : Mohammed El-Kurd, correspondant à The Nation en Palestine, nous vous remercions de votre présence parmi nous.