Le sale secret de la torture : c’est efficace

par Naomi Klein, 12 mai 2005,  The Nation, (English original)

Traduction : Équipe de traduction d’OCVC

Récemment, lors d’un événement en l’honneur de Maher Arar, j’ai vu à l’œuvre, un bref instant, les effets de la torture. Ce Canadien, né en Syrie, est la plus célèbre victime de « transfert », cette procédure par laquelle les responsables étasuniens sous-traitent la torture à des pays étrangers. M. Arar changeait d’avion à New York quand des enquêteurs étasuniens l’ont détenu puis « transféré » en Syrie, où il fut prisonnier pendant dix mois dans une cellule à peine plus grande qu’un cercueil, dont on le sortait périodiquement pour le battre.

M. Arar était honoré pour son courage par le Conseil canadien sur les relations américano-islamiques, une organisation de défense bien connue. Le public lui fit une ovation debout, bien sentie, mais la peur était également présente à la célébration. Plusieurs des personnalités les plus influentes de la communauté maintenaient une distance vis-à-vis Arar, ne lui répondant que timidement. Certains conférenciers furent même incapables de prononcer le nom de l’invité d’honneur, comme s’il était contagieux. Et ils avaient peut-être raison puisque les « preuves » ténues —et discréditées par la suite— qui ont conduit M. Arar dans une cellule infestée de rats relevaient de la culpabilité par association. Et si cela a pu arriver à Maher Arar, un ingénieur informaticien prospère et un père de famille, qui est à l’abri?

Dans un rare discours public, M. Arar a abordé cette peur directement. Il a dit aux gens présents qu’un commissaire indépendant tentait de recueillir des preuves que des agents de la loi auraient violé les règles en enquêtant sur des Canadiens musulmans. Le commissaire a entendu des douzaines d’histoires de menaces, de harcèlement et de visites à domicile inappropriées. Mais, dit Arar, « pas une seule personne n’a porté plainte publiquement. La peur les en empêchait ». La peur d’être le prochain Maher Arar.

La peur est encore plus profonde parmi les Musulmans aux États-Unis, où le Patriot Act accorde à la police le pouvoir de saisir les dossiers de toute mosquée, de toute école, de toute bibliothèque ou de tout groupe communautaire sur simple soupçon de liens avec le terrorisme. Quand cette surveillance intense se double d’une menace de torture plus présente que jamais, le message est clair : on vous a à l’œil, votre voisin peut être un espion, le gouvernement peut tout découvrir à votre sujet. Si vous faites un faux pas, vous pourriez disparaître à bord d’un avion en partance pour la Syrie, ou dans « le profond trou noir de Guantánamo Bay », pour emprunter l’expression de Michael Ratner, le président du Centre for Constitutional Rights.

Mais cette peur doit être calibrée avec soin. Les gens qu’on intimide doivent en savoir assez pour avoir peur, mais pas au point d’en venir à exiger justice. Cela contribue à expliquer pourquoi le département de la Défense rend publics certains types d’information, en apparence compromettante, concernant Guantánamo— des images d’hommes en cages, par exemple—en même temps qu’il prend des mesures pour empêcher la circulation de photos de même nature que celles qui sont sorties d’Abou Ghraib. Et cela peut aussi expliquer pourquoi le Pentagone a approuvé le nouveau livre d’un ancien traducteur militaire, y compris les passages traitant de prisonniers humiliés sexuellement, mais lui a interdit d’écrire à propos de l’usage répandu des chiens d’attaque. Ce coulage stratégique d’information, combiné aux dénis officiels, induit un état d’esprit que les Argentins décrivent comme « savoir sans savoir », un vestige de leur « sale guerre ».

« Bien sûr, les agents de renseignement ont intérêt à cacher l’utilisation de méthodes illégales » dit Jameel Jaffer de l’American Civil Liberties Union (ACLU). « D’autre part, quand ils utilisent le transfert et la torture comme intimidation, il est indéniable qu’ils profitent, dans un sens, du fait que les gens savent que les agents de renseignement sont prêts à agir illégalement. Ils tirent avantage du fait que les gens saisissent la menace et la considèrent crédible ».

Et la menace est nettement ressentie. Dans un affidavit accompagnant la plainte de l’ACLU contre la section 215 du Patriot Act, Nazih Hassan, président de l’Association de la communauté musulmane d’Ann Arbor, au Michigan, décrit le nouveau climat. Le nombre de membres et la présence aux réunions ont diminué, les dons ont beaucoup diminué, des membres du conseil ont démissionné—M. Hassan dit que ses membres évitent toute action qui pourraient faire apparaître leurs noms sur des listes. Un membre a témoigné anonymement qu’il « ne parlait plus de questions politiques et sociales » parce qu’il ne veut pas attirer l’attention sur sa personne.

C’est là le but véritable de la torture: terroriser—non seulement les gens dans les cages de Guantánamo et les cellules d’isolement de la Syrie, mais aussi et surtout dans la communauté plus large qui entend parler de ces mauvais traitements. La torture est une machine conçue pour briser la volonté de résister—celle de l’individu prisonnier et celle de la collectivité.

Cette affirmation ne porte pas à controverse. En 2001, l’ONG étasunienne Physicians for Human Rights a publié un manuel sur le traitement des survivants à la torture qui indiquait ceci: « les tortionnaires tentent souvent de justifier leurs actes de torture et leurs sévices par la nécessité de recueillir de l’information. De telles conceptualisations masquent le but de la torture… Le but de la torture est de déshumaniser la victime, de briser sa volonté, et en même temps, d’établir des exemples horribles pour ceux et celles qui entrent en contact avec la victime. De cette manière, la torture peut briser ou porter atteinte à la volonté et à la cohérence de communautés entières ».

Mais, malgré ces connaissances bien établies, la torture est encore débattue aux États-Unis comme si c’était simplement une manière moralement douteuse d’extraire de l’information et non un instrument de terrorisme d’État. Mais cela pose problème car personne ne prétend que la torture soit une technique d’interrogatoire efficace—et surtout pas les gens qui la pratiquent. La torture « ne fonctionne pas. Il y a de meilleures façons de traiter avec les prisonniers » a dit le directeur de la CIA, Porter Goss, au Comité du Sénat sur le renseignement, le 16 février. De même, on peut lire dans un mémo récemment rendu public et écrit par un responsable du FBI à Guantánamo que la contrainte extrême n’a produit « rien de plus que ce que le FBI a obtenu en employant des techniques d’enquête ordinaires ». Même le manuel d’interrogatoire de l’armée affirme que la force « peut inciter la source à dire tout ce qu’il pense que son interrogateur veut entendre ».

Malgré cela, les nouvelles de sévices continuent d’arriver—l’Ouzbékistan comme la nouvelle destination populaire pour les « transferts »; le « modèle du Salvador » importé en Irak. La seule explication sensée à la persistante popularité de la torture nous vient d’une source très inattendue. Au cours de son procès bâclé, quand on a demandé à Lynndie England, la cascadeuse d’Abou Ghraib, pourquoi elle et ses collègues avaient forcé des prisonniers nus à s’empiler en pyramide, elle a répondu : « c’était une façon de les contrôler ».

Précisément. Comme technique d’interrogatoire, la torture est un fiasco. Mais quand il est question de contrôle social, rien ne fonctionne vraiment aussi bien que la torture.

Cet article a d’abord été publié par The Nation, sur leur site Internet le 12 mai 2005, puis dans l’édition du 30 mai 2005.