Par EMILY B. HAGER et MARK MAZZETTI, New York Times, 25 novembre 2015
[Traduction : Maya Berbery; Révision : Denise Babin]
N.B. Les hyperliens dans le texte traduit sont les mêmes que dans la version originale anglaise; ils mènent à d’autres articles du New York Times… en anglais.
WASHINGTON — Les Émirats arabes unis ont secrètement envoyé des centaines de mercenaires colombiens combattre au Yémen, ajoutant ainsi de l’huile sur le feu dans ce conflit complexe, une guerre par procuration dans laquelle interviennent les États-Unis et l’Iran.
Selon plusieurs personnes qui participent ou ont participé au projet, il s’agit du premier déploiement de troupes étrangères, discrètement constituées dans le désert par les Émirats au cours des cinq dernières années. Ce programme était initialement administré par une société privée liée à Erik Prince, fondateur de Blackwater Worldwide, mais des sources proches du projet affirment qu’Erik Prince n’y est plus associé depuis plusieurs années et que l’administration du projet relève maintenant de l’armée émiratie.
L’arrivée au Yémen de 450 combattants latino-américains — parmi lesquels figurent aussi des Panaméens, des Salvadoriens et des Chiliens — emmêle encore davantage l’écheveau des armées gouvernementales, des groupes tribaux armés, des réseaux terroristes et des militaires yéménites qui s’affrontent actuellement sur le terrain. Plus tôt cette année, une coalition de pays dirigée par l’Arabie saoudite, dont faisaient partie les États-Unis, a lancé une campagne militaire au Yémen contre les rebelles houthis qui ont chassé le gouvernement yéménite de Sana, la capitale.
L’arrivée de ces combattants donne un avant-goût de la guerre de l’avenir. Les riches États arabes, tout particulièrement l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats, ont adopté au cours des dernières années une stratégie militaire plus agressive dans tout le Moyen-Orient pour essayer de contenir le chaos provoqué par les révolutions arabes amorcées à la fin de 2010. Mais ces pays se sont engagés dans de nouveaux conflits, que ce soit au Yémen, en Syrie ou en Libye, avec des armées mal préparées aux combats prolongés et des populations montrant peu d’intérêt pour le service militaire.
« Le recours aux mercenaires est une solution alléchante pour les pays riches qui veulent aller en guerre, mais dont les citoyens ne veulent pas combattre », explique Sean McFate, chercheur principal à l’Atlantic Council et auteur de l’ouvrage The Modern Mercenary.
« L’industrie militaire privée est maintenant mondiale », soutient-il, ajoutant que les États-Unis ont essentiellement « légitimé » cette industrie par le recours intensif aux sous-traitants en Iraq et en Afghanistan pendant plus d’une décennie de conflit. « Les mercenaires latino-américains sont le signe de ce qui pointe à l’horizon », conclut-il.
Les combattants colombiens actuellement au Yémen ont été triés sur le volet dans une réserve de quelque 1 800 soldats latino-américains entraînés dans une base militaire émiratie. Ils ont été réveillés en pleine nuit pour être déployés au Yémen le mois dernier. On les a fait sortir de leurs casernes à la sauvette pendant que leurs camarades dormaient encore. On leur a donné ensuite une plaque d’identification et un rang dans l’armée émiratie. Les soldats restés sur place sont maintenant formés à l’utilisation des lance-grenades et des blindés actuellement employés par les troupes émiraties au Yémen.
Les officiers émiratis ont recruté des combattants colombiens de préférence aux autres soldats latino-américains, les jugeant mieux entraînés à la guérilla, après des décennies de combat contre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) dans la jungle colombienne.
La mission des Colombiens au Yémen reste vague et, selon une personne associée au projet, plusieurs semaines pourraient s’écouler avant que ces troupes ne participent aux combats. Ces effectifs viennent grossir les rangs des centaines de soldats soudanais recrutés par l’Arabie saoudite pour combattre au sein de la coalition.
En outre, un rapport récent des Nations Unies fait état de 400 combattants érythréens qui pourraient être intégrés aux soldats émiratis déployés au Yémen — ce qui, si cela s’avérait, pourrait violer une résolution des Nations Unies qui restreint les activités militaires de l’Érythrée.
Les États-Unis participent également à la campagne dirigée par l’Arabie saoudite en fournissant un soutien logistique, notamment du ravitaillement en vol, aux pays qui effectuent les frappes aériennes au Yémen. Le Pentagone a aussi envoyé en Arabie Saoudite des spécialistes du renseignement sur l’objectif, dont les services sont régulièrement utilisés par les forces armées de la coalition pour mener les frappes aériennes.
De plus, l’administration Obama a approuvé, au cours des dernières années, la vente de milliards de dollars de matériel militaire par des entreprises américaines aux forces armées saoudiennes et émiraties, du matériel actuellement utilisé dans le conflit au Yémen. En novembre, l’administration a autorisé une demande saoudienne à hauteur de 1,29 milliard de dollars pour des milliers de bombes qui permettraient de reconstituer l’arsenal perdu dans la campagne au Yémen. Les responsables américains affirment cependant que ces livraisons prendraient des mois à arriver et qu’elles ne sont pas directement liées à la guerre au Yémen.
Des groupes de défense des droits de la personne ont largement condamné la campagne aérienne de l’Arabie saoudite, qui aurait été mal planifiée et qui aurait tué sans discernement des civils yéménites et des travailleurs humanitaires. En octobre, des jets saoudiens ont frappé un hôpital administré par Médecins sans frontières dans la province de Saada au nord du Yémen. À la fin septembre, les Nations Unies rapportaient 2 355 victimes civiles depuis le début de la campagne en mars.
Intervient aussi au Yémen l’Iran qui, au fils des ans, a fourni un appui financier et militaire aux Houthis, le groupe rebelle chiite qui s’oppose à la coalition des pays sunnites dirigée par l’Arabie saoudite. Ces clivages donnent l’apparence d’un conflit interconfessionnel, bien que les troupes émiraties déployées au sud du Yémen combattent également Al-Qaïda dans la péninsule arabique, la filiale terroriste sunnite active au Yémen.
Des douzaines de combattants des forces d’opérations spéciales des Émirats arabes sont morts depuis le déploiement des troupes au sud du Yémen en août. Au début septembre, une seule attaque à la roquette a fait 45 victimes parmi ces combattants et a aussi coûté la vie à plusieurs soldats des forces de l’Arabie saoudite et du Bahreïn.
La présence de troupes latino-américaines sur le terrain est un secret d’État dans les Émirats, et le gouvernement n’a fait aucune déclaration publique de leur déploiement au Yémen. Yousef Otaiba, l’ambassadeur des Émirats à Washington, s’est refusé à tout commentaire. Un porte-parole du Commandement central des États-Unis, le quartier général militaire chargé de superviser la participation américaine dans le conflit au Yémen, a également refusé de commenter.
Selon des documents officiels ainsi que de responsables américains et de plusieurs sources proches du projet, la force latino-américaine aux Émirats avait initialement été constituée pour exécuter des missions intérieures — protection des pipelines et d’autres infrastructures névralgiques et, potentiellement, répression des émeutes dans les camps de travail surpeuplés des travailleurs étrangers aux Émirats.
En 2011, une séance d’information des hauts dirigeants du projet listait Al-Qaïda dans la péninsule arabique, les pirates somaliens et les émeutes intérieures parmi les principales menaces à la stabilité des Émirats.
Les combattants savaient qu’ils pourraient devoir participer à des missions de combat à l’étranger. Toutefois, jusqu’à leur déploiement au Yémen, leurs seules missions étrangères avaient consisté à assurer la sécurité sur des navires de charge commerciaux.
Ces missions étaient rares, et des soldats ont rapporté des années de monotonie dans le camp d’entraînement en plein désert situé dans une base militaire émiratie tentaculaire baptisée Zayed Military City. Les soldats se lèvent tous les matins à 5 heures pour leur entraînement militaire, qui comprend des exercices de tir, de navigation et de lutte antiémeute. Des responsables occidentaux, dont plusieurs Américains, vivent sur place et assurent l’entraînement des troupes latino-américaines.
À la fin de l’avant-midi, lorsque tout le complexe balayé par les vents chauffe sous le soleil brûlant, les soldats rentrent dans les salles de classe climatisées pour leur instruction militaire.
Ils vivent dans des casernes militaires plutôt austères. Ils étendent leur linge aux fenêtres pour le faire sécher. Ils ont accès à une salle d’ordinateurs commune où ils peuvent lire leurs courriels et leurs pages Facebook, mais il leur est interdit d’afficher des photos sur les médias sociaux. Les repas sont rudimentaires.
« On mange toujours la même chose », se plaignait un membre du projet il y a plusieurs semaines. « Du poulet tous les jours, sans exception. »
Les Émirats ont dépensé des millions de dollars pour équiper l’unité — armes à feu, véhicules blindés, systèmes de communication, technologie de vision nocturne. Cependant, les dirigeants émiratis visitent rarement le camp. Et lorsqu’ils le visitent, les troupes effectuent des démonstrations tactiques — descentes en rappel d’hélicoptères et conduite de tous-terrains blindés.
Et pourtant, les combattants restent, principalement pour la solde qui varie de 2 000 $ à 3 000 $ par mois, comparativement au 400 $ par mois qu’ils toucheraient en Colombie. Les soldats déployés au Yémen auront droit à 1 000 $ de plus par semaine, selon un proche du projet et un ancien haut gradé colombien.
Des centaines de combattants colombiens ont été entraînés dans les Émirats depuis le début du projet en 2010 — un nombre si élevé que le gouvernement de la Colombie a tenté de conclure une entente avec les responsables émiratis pour réduire l’exode de militaires vers le golfe Persique. Les représentants des deux gouvernements se sont rencontrés, mais aucun accord n’a été conclu.
Le recrutement d’anciens militaires en Colombie est essentiellement effectué par Global Enterprises, une société colombienne dirigée par Oscar Garcia Batte, un ancien commandant des Forces d’opérations spéciales. Celui-ci est aussi co-commandant de la brigade des troupes colombiennes dans les Émirats et fait partie de la force actuellement déployée au Yémen.
Le flux constant de troupes latino-américaines vers le golfe Persique a créé, selon Sean McFate, une « fuite des militaires » au moment où les pays d’Amérique latine ont besoin de soldats pour lutter contre les cartels de la drogue.
Mais les experts colombiens soutiennent que les perspectives de faire plus d’argent dans les Émirats — de l’argent que les soldats envoient à leurs familles en Colombie — rendent difficile le maintien des militaires au pays.
« Nos meilleurs soldats ont du mal à résister aux offres généreuses, aux salaires élevés et aux régimes d’assurance », affirme Jaime Ruiz, président de l’Association colombienne des officiers des forces armées à la retraite.
« Beaucoup d’entre eux ont pris leur retraite de l’armée et sont partis. »