Les cadres du Ministère du Pétrole assuraient: « L’Irak est ouvert au commerce », et les chefs des compagnies pétrolières ont répondu en choeur: « Des investissements peuvent réduire la pauvreté en Irak et contribuer à apporter la paix ».
A la conférence Iraq Petroleum organisée à Dubaï début septembre 2007, les PDG se portaient des toasts avec des cocktails sponsorisés par Lukoil, alors même que les Irakiens ordinaires vivaient dans un état d’urgence. Selon un rapport d’Oxfam sur la situation en Irak, 28% des enfants souffrent de malnutrition, quatre millions de personnes ne peuvent régulièrement pas s’acheter suffisamment de nourriture, et 70% de la population ne dispose pas de fourniture en eau adéquate. La conférence, qui se tenait à l’Hôtel Hyatt Regency, les tapis moelleux, la musique douce et les affaires conclues dans la plus grande discrétion, était vraiment à mille lieues du pays où 60’000 Irakiens fuient leurs foyers chaque mois et où une moyenne de 62 morts violentes par jour est rapportée.
En même temps que la conférence de Dubaï, une conférence parallèle avait lieu à Bassora, sous une banderole proclamant « Les ressources pétrolières appartiennent au peuple irakien ». Organisée par la Fédération Irakienne des Syndicats du Pétrole (IFOU), avec la participation de dirigeants de la société civile, de militants et d’universitaires de tout le pays, c’était la troisième conférence de l’IFOU visant à empêcher Shell, BP et les autres compagnies du même acabit de gagner une position de contrôle dans les ressources pétrolières en Irak.
La ruée vers l’or noir sur laquelle misaient les compagnies pétrolières internationales se heurte en effet à un mouvement croissant qui vise à conserver le pétrole dans le secteur public. Les visées des compagnies pétrolières sont aussi freinées par les disputes entre le Gouvernement Régional Kurde et Bagdad, ainsi qu’au manque d’un cadre légal pour les investissements.
Avec des réserves de pétrole confirmées atteignant 115 milliards de barils, l’Irak possède les gisements de pétrole et de gaz non exploitées les plus importants de la planète. Malgré le fait que le pays possède 10% des réserves globales (voire potentiellement le double, selon certaines évaluations) la production irakienne de pétrole n’atteint actuellement que 2.5% de la production mondiale. Comme seul 4% du pétrole à niveau mondial est entre les mains des multinationales, et qu’il se dessine une tendance croissante vers la nationalisation des ressources dans des pays allant du Venezuela au Kazakhstan, beaucoup de groupes internationaux voient l’Irak comme leur meilleure chance pour renverser la vapeur en leur propre faveur.
Au centre de leurs espoirs, il y a une nouvelle loi sur le pétrole favorable aux investisseurs étrangers. Ce projet de loi a été élaboré dans de négociations secrètes entre les compagnies pétrolières internationales, le Fonds Monétaire International et les gouvernements américain et britannique, et permet à des compagnies
étrangères d’explorer, de développer, de produire et de vendre le pétrole irakien avec des contrats exclusifs d’une durée pouvant atteindre 30 ans.
Dans tous les cas, que le Parlement irakien accepte ou non la loi, le Ministre du Pétrole Hussein al-Sharistani a déclaré que le pays était ouvert au commerce et a l’intention d’inviter des compagnies à investir sous la législation existante, datant du régime Baas, pour accélérer le processus. Lors de la Conférence Iraq Petroleum, il a déclaré: « Il n’y a pas de vide légal en Irak (…) Nous sommes actuellement soumis à la loi sur le pétrole qui existe depuis quelques années. Nous allons avancer et préparer nos contrats modèles ».
Les clauses du nouveau projet de loi sont très controversées. Des partis politiques, des autorités religieuses, des experts du secteur pétrolier et les syndicats ont appelé à un référendum et à un moratoire sur tout contrat à long terme avec des groupes étrangers. Le Ministre à la Planification Ali Baban s’est engagé à démissionner si la loi était votée; l’Association des Académiciens Musulmans a publié une fatwa contre la loi; plus de 100 techniciens cadres et experts ont écrit au gouvernement en appelant au boycott de la loi, et les syndicats pétroliers irakiens n’ont pas exclu une grève.
Interrogé sur la possibilité d’une consultation de la société civile irakienne et les syndicats sur cette loi, un cadre supérieur du Ministère irakien de Planification qui a souhaité garder l’anonymat a dit: « Les travailleurs irakiens aux puits appartiennent à classe sociale inférieure – ils ne sont pas informés sur ces choses. Ils sont toujours en train de demander quelque chose, que ce soit par rapport aux salaires ou aux conditions de travail, ils veulent toujours quelque chose ». Il refuse qu’ils soient associés aux consultations.
L’avocat Jay Park, spécialisé sur les questions de gaz et de pétrole, a animé des ateliers sur le projet de loi pour le Ministère du Pétrole et les compagnies internationales. Il a été l’auteur de la législation sur le pétrole en Somalie et au Kurdistan, et a représenté les compagnies étrangères et le Gouvernement Régional Kurde dans des négociations contractuelles. Dans un atelier dans le cadre de la conférence à Dubaï, Park, railleur, a paraphrasé Bismarck: « Les lois sont comme des saucisses: il vaut mieux ne pas savoir comment elles sont faites, ni comment fonctionne la machine qui les fabrique. »
Mais ce ne sont pas des machines à saucisses qui suscitent l’opposition de la société civile irakienne. Un récent sondage commandé par les groupes de défense des droits humains états-uniens et britanniques a révélé que seuls 4% des Irakiens avaient l’impression d’avoir reçu suffisamment d’informations concernant la loi sur le pétrole. Quelque 63% ont dit qu’ils pensaient que l’industrie du pétrole de leur pays devrait être développée par des compagnies d’État, et 32% d’entre eux manifestaient une forte préférence dans ce sens.
Un autre élément qui contribue à alimenter la controverse : le conflit entre le Gouvernement Régional Kurde et Bagdad a atteint un nouveau sommet en septembre, lorsque le premier a signé un accord de partage de production avec Hunt, une compagnie pétrolière sise à Dallas.
M. Sharistani a déclaré que l’accord avec Hunt était illégal. En marge de la conférence Iraq Petroleum, il a déclaré: « Le Gouvernement d’Irak ne reconnaît aucun contrat qui serait signé maintenant par n’importe qui autre que l’actuel Ministère du Pétrole, avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi ». Comme, dans le même temps, le Ministre de l’Energie kurde affirme qu’au moins dix autres compagnies se sont déjà annoncées pour conclure des accords analogues, le conflit semble devoir s’intensifier.
Il y a également eu des controverses concernant le type de contrat à proposer. Les accords de partage de la production (production-sharing agreements – PSAs) ont été les premiers à être présentés par le projet de loi – des accords exclusifs de longue durée que les syndicats irakiens comparent aux accords sur des concessions de l’époque coloniale. Ces derniers accordaient aux compagnies des profits virtuellement illimités, ainsi qu’un contrôle sur la production, l’épuisement et la vente de pétrole d’Irak.
Les accords de partage de la production sont en général utilisés par des pays dont les réserves de pétrole sont d’un accès difficile, et entraînant donc des coûts de production élevés. Aucun des six principaux pays de l’OPEC n’utilise ce type d’accord, ils lui préfèrent la formule des contrats de service. Ceux-ci permettent à l’État de conserver sa pleine autorité sur toutes les décisions de production, laissant à la compagnie qui investit le rôle d’entrepreneur.
Mais les groupes internationaux veulent des PSA. En 2004, BP, Shell, Chevron, Exxon, Total et ENI ont utilisé les services du International Tax and Investment Center (Centre International d’Impôts et Investissement – ITIC), une corporation groupes de pression dont le siège est à Washington. L’ITIC a publié un document qui concluait que les accords de partage de la production représentaient la seule option pour l’Irak. À la fin de 2004, des fonctionnaires de la British Foreign Office and Treasury ont conseillé l’ITIC sur leur stratégie pour influencer le gouvernement irakien. Ce n’est qu’ensuite que l’ambassadeur britannique en Irak a envoyé formellement le document au ministre des Finances irakien.
Le ministre des Affaires étrangères, Kim Howells, a prétendu que le Foreign Office n’avait joué que le rôle courrier dans cette affaire, mais Rob Sherwin, conseiller économique pour le Foreign & Commonwealth Office (FCO), a admis, en marge de la conférence Iraq Petroleum, que le FCO et les compagnies pétrolières britanniques avaient eu des pourparlers sur l’avenir du pétrole irakien: « Dans le passé nous avons eu des discussions sur la direction que devrait prendre l’industrie pétrolière d’Irak ».
M. Sherwin, qui travaillait autrefois en tant que conseiller de développement économique pour le Moyen-Orient pour Shell, estime que les accusations sur le fait que le gouvernement défend les intérêts des groupes pétroliers du Royaume-Uni sont exagérées. « Bien sûr que la Grande-Bretagne a des intérêts en Irak, mais il y a des gens qui essayent d’exagérer ces intérêts et les relations avec les compagnies pétrolières. Ils essaient d’embêter. »
Au cours de la conférence Iraq Petroleum, John Heavyside, directeur commercial de BP en Irak, a exprimé son enthousiasme pour les PSA: « Nous voulons prendre des risques et nous stimuler pour obtenir de meilleures performances; les contrats de service ne nous permettent pas vraiment de faire cela. C’est ce que nous voulons, toutes les compagnies internationales qui sont réunies ici. Les PSA offrent une situation où les deux parties sont gagnantes. Ils sont équitables et offrent des retours et des bénéfices lucratifs aussi bien à l’État qu’aux compagnies qui investissent. »
Au Ministère du Pétrole, certains sont cependant en désaccord avec cette position. Pour Natiq al Bayati, directeur des Réserves et du Développement des champs pétroliers, les PSA constituent une ligne à ne pas dépasser. Lors de son intervention à l’Iraq Petroleum, il a déclaré: « Les compagnies pétrolières internationales préféreraient des contrats de partage de la production, mais la culture politique et économique et l’ambiance en Irak ne vont pas dans le sens de tels contrats. Nous allons opérer au cas par cas – il n’y aura pas un modèle de contrat unique. »
Les groupes pétroliers n’ont pas encore envoyé leur personnel en Irak, mais ils ont tout fait pour mettre leur pied dans la porte. Actuellement le pays a 45 engagements précontractuels avec des compagnies pétrolières, portant sur un partenariat pour des projets particuliers. Le Ministère du Pétrole a également confirmé qu’il était en train d’élaborer des modèles d’accords et de règlements. Plus de 100 blocs sont ouverts à l’exploration, dont 40 dans la région kurde et 65 dans le reste du pays.
Abdul Ilah Qassim al-Amir, conseiller en pétrole du Premier Ministre irakien, a réitéré que les contrats signés sous le régime précédent seraient réexaminés. On trouve dans cette catégorie le champ Al Ahdab pour la Compagnie Chine Petroleum; Exploration Block 8 pour la compagnie indienne ONGC Videsh; le champ Amara pour Petro Vietnam; le Block 3 pour Petro-Mina (Indonésie); et le champ Al Noor pour le Gouvernement Syrien.
Néanmoins, les prétentions de Lukoil sur le champ Qurna Ouest – un géant possédant 10% des toutes les réserves connues en Irak – ne sont pas admissibles, selon M. Amir, qui assure que le précédent régime a annulé le contrat.
Washington se réfère à la législation sur le pétrole comme étant une mesure et une loi de partage des revenus et de réconciliation. Mais une seule clause sur 46 concerne le partage des revenus, en précisant que cette question fait l’objet d’une deuxième loi. L’aspect de « réconciliation » se réduit à faire pression sur les autorités régionales pour qu’elles s’opposent l’insurrection et à poursuivre leurs propres ambitions politiques et religieuses en contrôlant la politique du pétrole. C’est ce qui a conduit certains commentateurs à appeler cette loi une mesure « pétrole contre paix », alors que pour d’autres il s’agit d’un plan pour le démembrement du pays.
Entre en scène le Conseil Fédéral pour le Pétrole et le Gaz (Federal Oil and Gas Council – FOGC). Ce conseil aura au moins 15 membres représentant des dirigeants politiques locaux, la Compagnie Nationale du Pétrole Irakien et les Ministères du Pétrole, de la Planification et des Finances. Il aura le pouvoir de décider quels contrats pourront être signés et avec quelles compagnies, et comment seront gérées et développées pendant une génération les ressources pétrolières – qui représentent 95% de tous les revenus du gouvernement.
Timothy Mills, Président de la Chambre de Commerce des États-Unis et avocat de Georges Bush pour la campagne électorale de 2000, dont les résultats ont été très controversés, a éclairé la politique de pacification derrière les décisions prises pour l’économie régionale. En écrivant pour le programme officiel de la conférence Iraq Petroleum à Dubaï, il a expliqué: « Si les richesses pétrolières non encore exploitées d’Irak étaient équitablement distribuées parmi les diverses factions politiques et sociales, alors chacune de ces factions partagerait un fort intérêt à réprimer les troubles qui ont persisté durant la plupart de ces quatre années passées. »
Néanmoins, Tarik Shafik, auteur de la loi sur le pétrole et ancien Directeur de la Compagnie Nationale Pétrolière Irakienne, estime que le fait d’ajouter aux tâches des autorités politiques régionales des mandats économiques, politiques et sécuritaires, pourrait conduire à une augmentation du sectarisme: « Le FOGC va renforcer les divisions ethniques et sectaires déjà existantes dans le pays. Les [décideurs]
devraient être choisis en fonction de leurs compétences et de leur intégrité, et non pas selon des critères ethniques. Pour prendre une décision, il faudra une majorité des deux tiers d’acceptation. Or,
s’il y a un parti fort ou une région forte, un seul parti pourrait facilement bloquer un tiers des votes. »
L’économiste et expert en pétrole irakien Kamil Mahdi va plus loin: « Cet arrangement créera une concurrence entre les régions pour accorder des contrats aux multinationales, ce sont les élites locales corrompues et les multinationales qui en profiteront. »
Une grande partie des meilleurs professionnels irakiens ont rejoint l’exode de ceux qui quittent le pays, et la fuite des cerveaux est en train d’affaiblir le secteur pétrolier.
Un consultant irakien qui travaille avec des organisations à Bagdad et souhaitant conserver l’anonymat, a déclaré: « L’Irak pourrait, avec ses propres ressources et effectifs, doubler la production, mais les organisations qui travaillent ici sont incroyablement faibles. L’exécution de travaux a été retardée, et des contrats avec des fournisseurs et des fabricants prennent trois à quatre fois plus de temps qu’autrefois, simplement parce que les experts dans le secteur
des contrats sont partis. Environ 90% des meilleurs experts sont partis. Personne n’a envie de mourir. »
Très loin de l’éclairage éclatant de Dubaï, les rues de Bassora restaient sombres suite aux coupures de courant, mais l’IFOU poursuivait sa compagne pour une industrie pétrolière unifiée et restant dans le secteur public.
Le président de la Fédération, Hassan Jumaa Awad, estime que la main-d’oeuvre irakienne et la technologie et expertise internationales pourraient s’accorder pour développer le secteur pétrolier, mais uniquement sur des termes favorables à l’Irak. Faisant référence à Bassora, il a dit: « Il est possible de coopérer avec les compagnies pétrolières au moyen de contrats de service, pour développer l’industrie pétrolière au service de l’économie irakienne. »Il aussi déclaré que la Southern Oil Company pouvait augmenter son rendement d’un million de barils par jour pour fin 2008 si elle recevait un investissement de 500 millions de dollars.
Malgré les efforts consentit par ses 26’000 membres pour la reconstruction, M. Sharistani a décidé que le syndicat était illégal et il veut sa fermeture. Le Ministre du Pétrole a refusé de reconnaître le syndicat ou de rencontrer ses représentants, par contre il applique à nouveau les lois du gouvernement Baasiste, qui bannissait les syndicats dans le secteur public.
Parlant dans les coulisses de la conférence Iraq Petroleum, il a déclaré: « Partout ailleurs, les syndicats sont sensés se préoccuper du bien-être des travailleurs et de salaires adéquats, et non pas de prendre des décisions politiques pour le gouvernement ». Il a ajouté que si les actions syndicales affectaient les exportations, elles
seraient considérées comme étant « violentes », et on les traiterait par la force.
Néanmoins, la force du syndicat a obligé le Premier Ministre à rencontrer les dirigeants syndicaux sur des questions concernant les salaires, la santé, la sécurité et des contrats permanents. Il a également dû re-introduire des subsides pour les carburants et accepter une consultation sur la loi du pétrole.
L’IFOU, qui a débuté en 2003 comme syndicat du Southern Union Company, a organisé régulièrement des élections et est devenue une fédération à niveau national, à laquelle adhèrent les syndicats de 10 compagnies de pétrole et de gaz étatiques. M. Awad a répondu aux commentaires du ministre du pétrole: « Notre légitimité nous vient des urnes et de la Constitution irakienne, qui consacre le droit à former des syndicats. Les actions du Ministre s’apparentent à celles entreprises par le régime de Saddam contre ceux qui demandaient de meilleures conditions pour le peuple. (…) Nous poursuivrons nos efforts pour servir nos membres et défendre nos ressources pétrolières, quel qu’en soit le coût. »
Et il est possible que ce coût soit élevé. En juin, des mandats d’arrêt ont été lancés contre les dirigeants syndicaux, et les troupes irakiennes ont occupé les champs pétroliers suite aux menaces de grève. Le regroupement des syndicats de Grande-Bretagne (Trade Union Congress – TUC) et la Fédération internationale des syndicats de travailleurs de la chimie, de l’énergie, des mines et des industries diverses (ICEM) ont tous les deux condamné ces décisions dures du gouvernement irakien et ont appelé à la tenue de négociations et à la reconnaissance de l’IFOU en tant qu’organisation légale. Pour les Irakiens, une occupation économique imposée par la force militaire, constitue une menace et compromet un avenir de réelle souveraineté et de liberté. Mais l’opposition croissante contre les programmes sectaires, corporatistes et étrangers, fait que l’avenir de l’or noir irakien n’est de loin pas certain.
Ewa Jasiewicz est une journaliste indépendante, une chercheuse à temps partiel pour Platform et une analyste indépendante de l’industrie pétrolière. www.platformlondon.org. Traduction: nonalaguerre.
+++
A consulter: http://www.sopirak.net pour des nouvelles plus récentes concernant le bras de fer entre les syndicats et le gouvernement irakien. Vous y trouverez également une chronologie qui permet de situer ce conflit dans son contexte plus large.