Les militants juifs s’opposent de plus en plus à Trump : « La répression s’intensifie, mais la résistance aussi »
Par Alice Speri, The Guardian, 31 mai 2025
Texte original en anglais [Traduction : Vincent Marcotte; révision : Nathalie Thériault]
Alors que l’Administration continue d’exploiter l’antisémitisme pour arrêter des manifestant·e·s et restreindre les libertés d’enseignement, de plus en plus de Juifs et de Juives étasuniennes disent « pas en notre nom ».

La semaine dernière, le matin de la cérémonie de la collation des grades de l’université Columbia, un groupe intergénérationnel d’ancien·ne·s élèves juifs et juives, vêtu·e·s de keffiehs et de t-shirts arborant les mots « pas en notre nom », s’est réuni sous la pluie devant les portes, sous haute surveillance policière du campus de Manhattan. Deux d’entre eux ont obtenu leur diplôme plus de 60 ans auparavant, et l’un d’eux racontait avoir fui les nazis pour se réfugier aux États-Unis lorsqu’il était enfant. D’autres ont relaté avoir participé à des manifestations à Columbia dans le passé, notamment celles qui ont conduit l’université à se désengager de l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid.
Ils et elles se sont exprimé·e·s en tant qu’ancien·ne·s élèves et en tant que Juifs et Juives pour condamner les investissements de l’université en Israël, sa répression des discours propalestiniens et sa capitulation devant l’attaque de l’administration Trump contre la liberté de l’enseignement au nom de la lutte contre l’antisémitisme sur le campus. Ilset elles avaient prévu de brûler leurs diplômes de Columbia en guise de protestation, mais la pluie a contrecarré leur plan. En l’occurrence, bon nombre d’étudiant·e·s ont donc choisi de déchirer leurs diplômes en morceaux à la place.
« En tant que Juif, je suis vraiment consterné à l’idée qu’ils essaient de faire croire que s’opposer à un génocide serait d’une certaine manière antisémite », a déclaré Josh Dubnau, professeur à l’Université Stony Brook, titulaire d’un doctorat obtenu à Columbia en 1995 et meneur de la manifestation. « Nous sommes des milliers à ne pas croire que le peuple juif a le droit de procéder à un nettoyage ethnique en Palestine. Il y avait des Juifs des milliers d’années avant le sionisme, et il y en aura encore après la disparition du sionisme dans les oubliettes de l’histoire. »
Une autre ancienne étudiante, diplômée l’année dernière après avoir été suspendue pour sa participation à des manifestations sur le campus, portait une toge de collation des grades et tenait une photo de l’un des 15 000 étudiant·e·s palestinien·ne·s tué·e·s à Gaza pendant la guerre qui sévit.
« Le devoir de nous afficher en tant que Juifs nous incombe particulièrement, car nous ne sommes pas activement pris pour cible comme le sont les étudiants palestiniens, musulmans et arabes », a déclaré l’étudiante, qui a demandé à rester anonyme. « Utiliser comme une arme notre privilège d’étudiants juifs est notre devoir ». La police de New York l’a arrêtée avec un autre manifestant, après avoir mis le feu à leurs diplômes de Columbia.
Dix-neuf mois après le début de la guerre menée par Israël à Gaza, et le mouvement de protestation qu’elle a déclenché aux États-Unis, les allégations d’antisémitisme sur les campus sont devenues l’un des principaux prétextes utilisés par l’administration Trump pour mener une attaque sur plusieurs fronts contre l’enseignement supérieur, ce qui comprend notamment : procéder à des coupes budgétaires de plusieurs milliards, exiger que les universités se soumettent à une série de mesures qui restreignent leur liberté d’enseignement, ainsi que détenir et tenter d’expulser des étudiants et étudiantes internationales ayant exprimé des opinions propalestiniennes.
Cependant, les étudiant·e·s, le corps professoral et les anciens étudiants juifs et juives s’opposent de plus en plus à l’utilisation abusive d’accusations d’antisémitisme dans le but de justifier des politiques répressives qui, selon eux et elles, ne reflètent pas leurs valeurs juives. Ils et elles ont écrit des lettres, organisé des manifestations, fait pression sur les législateurs et dénoncé ce qu’ils et elles qualifient d’exclusion systématique du débat national sur l’antisémitisme de tous les points de vue juifs critiques à l’égard d’Israël.
Les Juifs et les Juives étasuniennes, certain·e·s se définissant comme « antisionistes », d’autres ayant des opinions diverses sur Israël, ont été à l’avant-garde du mouvement contre la guerre à Gaza. L’été dernier, environ 200 personnes, presque toutes juives, ont été arrêtées lors d’une manifestation au Capitole, la veille d’une visite de Benjamin Netanyahu. Plus tôt cette année, plus de 350 rabbins, ainsi que des artistes et des militants et militantes juives, ont cosigné une annonce publiée dans le New York Times qui dénonçait la suggestion de Donald Trump de procéder à un nettoyage ethnique à Gaza.
La mobilisation menée par la communauté juive s’est toutefois amplifiée au cours des derniers mois. Tout en continuant à protester contre la guerre, les Juifs et les Juives étasuniennes s’opposent également à l’offensive menée par Trump contre l’enseignement supérieur au nom de leur sécurité. Ils et elles se mobilisent en faveur des étudiant·e·s détenu·e·s et condamnent ce qu’ils et elles considèrent comme une façon d’exploiter l’antisémitisme pour servir un projet politique de droite. Dans une autre annonce publiée dans le New York Times, plusieurs ancien·ne·s dirigeant·e·s d’importants groupes de défense des intérêts juifs, y compris des groupes conservateurs tels que l’AIPAC et Hillel International, ont critiqué les groupes juifs étasuniens, qui « sont demeurés bien trop silencieux sur l’attaque stupéfiante contre les normes démocratiques et l’État de droit » que mène Trump.
« La répression s’intensifie, mais la résistance aussi », a déclaré Marianne Hirsch, professeure de littérature à la retraite de l’université Columbia. Celle-ci mène des recherches sur l’Holocauste et sa mémoire et s’oppose ouvertement aux tentatives qui visent à amalgamer toute critique d’Israël à de l’antisémitisme. « Je constate une véritable mobilisation intergénérationnelle des professeurs, des étudiants et de la communauté juive contre ce discours ».
Apporter des nuances est primordial
Les opinions des Juifs et des Juives étatsuniennes sur Israël, la guerre à Gaza, l’antisémitisme sur les campus et les actions de l’administration Trump sont bien plus complexes que ne le laisse paraître le discours politique dominant.
Un récent sondage, réalisé par le Jewish Voters Resource Center, a révélé que la plupart des Juifs et des Juives étasuniennes sont préoccupé·e·s par l’antisémitisme et ont affirmé être « émotionnellement attaché·e·s » à Israël. Les résultats positifs au sondage pour ces deux questions sont toutefois bien plus élevés chez les répondant·e·s plus âgé·e·s que chez les plus jeunes. Cependant, l’enquête a également révélé que 64 % des répondant·e·s sont en désaccord avec les politiques de Trump supposément destinées à lutter contre l’antisémitisme, et 61 % estiment que l’arrestation et l’expulsion de manifestant·e·s propalestinien·ne·s contribuent à renforcer l’antisémitisme. L’année dernière, un groupe de réflexion de droite israélien a révélé qu’un tiers des Juifs et des Juives étasuniennes estiment qu’Israël commet un génocide à Gaza.
Bien qu’un grand nombre d’étudiants et d’étudiantes juives fassent part d’un sentiment de marginalisation sur les campus depuis un an et demi, leurs opinions sur les manifestations étudiantes varient considérablement. Une étude qualitative sur les expériences des étudiants et des étudiantes juives, publiée ce mois-ci, critique les représentations de la vie sur les campus qui « compartimentent les étudiants en catégories dichotomiques, ce qui minimise les nuances entre eux ». Les auteurs soulignent « la nécessité d’avoir des discussions nuancées sur Israël, l’antisémitisme et l’identité juive, qui respectent les différences générationnelles et les différents points de vue ».
Toutefois, dans un contexte de plus en plus répressif, il est devenu difficile d’aborder des questions complexes, comme celle de savoir à partir de quand l’antisionisme bascule dans l’antisémitisme. « Cela rend impossible toute discussion en classe », a déclaré Joel Swanson, professeur d’études juives au Sarah Lawrence College.
Swanson a souligné que de nombreux Juifs et Juives étasuniennes se mobilisent aujourd’hui contre exactement le même type de répression que leurs ancêtres ont fui en venant s’installer aux États-Unis. « Les principes très libéraux qui ont permis aux Juifs de prospérer aux États-Unis sont systématiquement mis à mal, un par un », a affirmé le professeur.
Beaucoup parmi ceux et celles qui se sont déclarées antisionistes ont trouvé refuge au sein de Jewish Voice for Peace, un groupe juif propalestinien dont le nombre de membres a doublé depuis le début de la guerre, pour atteindre 32 000 membres cotisant·e·s, et dont les sections étudiantes ont été interdites dans plusieurs campus lors des manifestations de l’année dernière. À Baltimore, plus tôt ce mois-ci, les membres des douzaines de sections locales du groupe se sont réuni·e·s pour un rassemblement national. Au cours des quatre jours d’ateliers qui ont eu lieu lors de cet événement hautement sécurisé, les participant·e·s ont discuté de la façon dont ils et elles s’organiseraient, des campus aux espaces religieux, pour promouvoir un « judaïsme au-delà du sionisme », comme le disait le slogan de la conférence, et pour lutter contre l’autoritarisme aux États-Unis.
S’appuyer sur le judaïsme
Tandis que les universités étasuniennes sont devenues des champs de bataille politiques, de nombreux Juifs et Juives se mobilisent sur les campus et dans les espaces universitaires.
En réponse à ce qu’ils et elles considèrent comme une crise dans leur domaine universitaire, précipitée par les atrocités commises par Israël à Gaza, Hirsch, la professeure de Columbia, et plusieurs autres contestataires ont lancé un réseau multidisciplinaire appelé Genocide and Holocaust Studies Crisis Network, un groupe composé principalement d’universitaires juifs et juives qui mettent à profit leur expertise pour militer contre la capitulation des universités devant l’autoritarisme.
Les professeur·e·s et les étudiant·e·s juifs et juives se sont également mobilisées pour défendre les étudiant·e·s propalestinien·ne·s détenu·e·s par l’administration Trump. Après l’arrestation de Mahmoud Khalil, un résident permanent palestinien détenu depuis presque trois mois sans chef d’accusation et diplômé de l’université Columbia, plus de 3 400 professeur·e·s juifs et juives à travers le pays ont signé une lettre pour dénoncer « sans équivoque toute personne qui invoque notre nom et lance des accusations cyniques d’antisémitisme pour harceler, expulser, arrêter ou déporter des membres de nos communautés universitaires ». Plusieurs étudiant·e·s et professeur·e·s juifs et juives ont écrit des lettres au tribunal pour soutenir Khalil. Des groupes juifs et des synagogues ont également déposé un mémoire au tribunal en soutien à Rümeysa Öztürk, une étudiante turque de l’université Tufts arrêtée pour avoir publié un article qui critiquait Israël et libérée au début du mois alors que son dossier est toujours en cours.
« Les Juifs sont venus aux États-Unis pour échapper à des persécutions similaires, perpétrées sur des générations », ont-ils écrit. « Pourtant, les images de l’arrestation d’Ozturk, dans le Massachusetts du 21e siècle, rappellent les tactiques d’oppression employées par les régimes autoritaires que plusieurs ancêtres de nos membres ont laissées derrière eux en quittant Odessa, Kichinev et Varsovie ».
Les professeur·e·s et les étudiant·e·s ont également dénoncé les audiences du Congrès contre l’antisémitisme sur les campus, affirmant qu’elles présentaient de manière inexacte leurs expériences et ne tenaient pas compte de leur point de vue. Tandis que leur président se préparait à affronter les législateurs pour une nouvelle série d’audiences sur l’antisémitisme au Congrès ce mois-ci, les professeur·e·s et les étudiant·e·s juifs et juives du Haverford College ont publié un communiqué dans lequel ils et elles affirmaient que leurs voix « n’ont absolument pas été entendues dans le débat public actuel sur l’antisémitisme ». Ils et elles remettaient aussi en question la crédibilité des législateurs, pour la plupart non juifs et républicains, qui mènent la lutte contre l’antisémitisme sur les campus.
Plus tôt ce mois-ci, un groupe d’étudiant·e·s juifs et juives de l’université Columbia a rendu visite au Congrès pour s’entretenir avec les législateurs au sujet de leur participation à des manifestations sur le campus, que les politiciens ont décrit comme étant antisémites. Leur but était de faire connaître leur point de vue « à des législateurs qui n’entendent presque jamais parler du problème à partir de cette perspective spécifique », a déclaré Beth Miller, directrice politique du groupe d’action Jewish Voice for Peace, qui accompagnait le groupe.
Alors que l’administration Trump tente de justifier ses mesures répressives en leur nom, de nombreux Juifs et Juives étasuniennes se sont retrouvés à invoquer publiquement leur judaïté pour la première fois. « Nous avons critiqué les politiques identitaires et la façon dont tout est cloisonné en identités, et soudain, nous nous retrouvons à dire “en tant que professeur juif” ou “en tant que fille de survivants de l’Holocauste” », a déclaré Hirsch.
« J’ai toujours cherché à éviter d’afficher publiquement mon identité juive. Je n’ai jamais ressenti le besoin de la mettre en avant », renchérit Joshua Moses, professeur d’anthropologie au Haverford College. « Mais la situation actuelle l’exige en quelque sorte. »