Les mystérieux inconnus du scandale d’Abu Ghraib

Seymour Hersh
The Guardian UK, (English original)
Samedi 21 mai 2005

Les dix enquêtes sur les abus de prisonniers ont épargné Bush et Cie.

Il y a plus d’un an que j’ai publié une série d’articles dans le New Yorker sur les abus à Abu Ghraib. Au moins dix enquêtes militaires officielles ont été tenues depuis -sans que ne soit remise en question la version officielle de l’administration Bush, selon laquelle aucune politique de haut niveau ne laissait faire ou ne patronnait de tels abus. La responsabilité s’arrête toujours à la poignée de réservistes enrôlés dans la 372e compagnie de police militaire qui remplissent les photos symboliques d’Abu Ghraib avec leurs sourires déplacés et les poses sadiques qu’ils imposent aux prisonniers.

Le scénario est lassant. Les rapports et les réunions subséquentes du Sénat sont parfois critiqués dans les éditoriaux. Certains exigent une enquête véritablement indépendante du Sénat ou de la Chambre. Puis, les mois passent sans action officielle, la question s’estompe, jusqu’aux prochaines révélations qui les ravivent.

Il reste beaucoup de choses à apprendre. Qu’est-ce que je sais? Quelques éléments ressortent. Je sais que des agents étasuniens continuent d’arrêter des personnes soupçonnées de terrorisme et de les amener, sans aucune vérification légale formelle, à des centres d’interrogatoire de l’Asie du Sud Est et ailleurs. J’ai entendu parler du jeune officier des forces spéciales dont les subordonnés ont été accusés d’abus et de torture de prisonniers pendant une audience secrète, après que l’un d’eux eut envoyé des photos par courrier électronique chez lui. L’officier a témoigné à l’effet que ces hommes avaient effectivement fait ce que les photos montrent, mais ces hommes – et tout le monde en position d’autorité – comprenaient que les supérieurs laissaient faire de tels traitements.

Que sais-je de plus? Je sais que la décision fut prise de l’intérieur du Pentagone dans les premières semaines de la guerre en Afghanistan – qui semblait être « gagnée » en décembre 2001 – de détenir indéfiniment un grand nombre de détenus qui s’accumulaient quotidiennement à des postes étasuniens à travers le pays. A l’époque, selon un mémo que j’ai en ma possession, adressé à Donald Rumsfeld, il y avait « 800-900 garçons pakistanais de 13 à 15 ans en captivité ». Je n’ai pu savoir si certains d’entre eux, ou tous ont été relâchés, ou si certains sont encore prisonniers.

Un porte-parole du Pentagone, lorsqu’on lui a demandé de commenter, a dit ne posséder aucune information prouvant les données du document. Il a déclaré que 100 mineurs sont présentement détenus en Irak et en Afghanistan ; il n’a pas parlé des détenus ailleurs. Selon lui, ces détenus reçoivent un certain traitement particulier, mais il a ajouté que l’âge n’est pas un facteur déterminant dans la détention… Comme tous les détenus, ils ne peuvent être libérés que lorsqu’ils ne représentent pas une menace et qu’ils n’ont plus de valeurs pour les services de renseignements. Malheureusement, nous avons appris que l’âge ne diminue pas nécessairement le potentiel de menace. » Les dix enquêtes officielles sur Abu Ghraib posent les mauvaises questions, du moins en termes de répartition de la responsabilité ultime pour le traitement des prisonniers. La question suivante n’a reçu aucune réponse adéquate: qu’a fait le président après avoir appris ce qui se passait à Abu Ghraib ? La chronologie devient ici très importante.

Les forces de la coalition menée par les E.U. avancèrent vers un succès apparemment immédiat dans leur invasion de l’Irak en mars 2003, et au début avril, Bagdad était prise. Au cours des mois suivants, toutefois, la résistance s’accrut, en termes d’étendue, de persévérance et de forces. En août 2003, elle devint plus agressive. A ce stade, on décida de se montrer plus durs avec les milliers de prisonniers en Irak,. La plupart de ceux-ci avaient été pris dans des raids au hasard ou à des contrôles sur la route. Le major général Geoffrey D Miller, un officier militaire de l’artillerie qui, en tant que commandant à Guantanamo, avait brutalisé les prisonniers là-bas, a visité Bagdad pour donner des leçons aux troupes – pour rendre le système irakien plus « Gitmo ».

Vers le début d’octobre 2003, les réservistes du quart de nuit à Abu Ghraib avaient commencé à abuser des prisonniers. Ils étaient également conscients que certains membres des forces spéciales d’élite des É.U. opéraient à l’intérieur de la prison. Ces hommes militaires hautement entraînés avaient obtenu la permission des hauts dirigeants du Pentagone d’opérer en dehors des règles habituelles de combat. Il n’y avait pas de secrets autour des pratiques d’interrogatoire utilisées durant l’automne et le début de l’hiver, et peu d’objections. En réalité, des représentants de l’un des contracteurs privés du Pentagone à Abu Ghraib, impliqués dans les interrogatoires, ont été informés que Condoleezza Rice, alors la conseillère du président Bush en matière de sécurité, avait fait l’éloge de leurs efforts. Le pourquoi de ces éloges n’est pas clair, car il y a encore peu de preuves que les services de renseignements étasuniens ont accumulé des informations sur les opérations de la résistance, qui continue de cibler les soldats étasuniens en Irak et les Irakiens. Les activités de l’équipe de nuit à Abu Ghraib ont pris fin le 13 janvier 2004, quand le spécialiste Joseph M Darby, un des réservistes de la 372e compagnie a fourni un disque plein de photos explicites aux autorités de la police militaire. Les horreurs se déroulaient alors depuis presque quatre mois. Trois jours plus tard, l’armée entama une enquête. Mais ce qui ne fut pas fait est plus significatif. Il n’y a aucune preuve que le président Bush, en apprenant les nouvelles du comportement dévastateur à Abu Ghraib, ait posé de sérieuses questions à Donald Rumsfeld et ses proches collaborateurs à la Maison Blanche; aucune preuve qu’ils aient pris des mesures formelles, en prenant connaissance des abus à la mi-janvier, pour réviser et modifier la politique des militaires envers les prisonniers. Un ancien haut officier du service de renseignements m’a informé que le système judiciaire a été conçu pour juger les hommes et femmes paraissant dans les photos et ne pas monter la chaîne de commandement. Fin avril, suite aux reportages de CBS et du New Yorker, une série de conférences et de points de presse soulignaient la consternation de la Maison Blanche face à la conduite de quelques soldats malavisés à Abu Ghraib et l’opposition réitérée du président à la torture. Miller était présenté de nouveau aux journalistes à Bagdad et il a été expliqué que le général avait la tâche de nettoyer le système pénitencier et inculquer le respect des conventions de Genève.

Malgré Abu Ghraib et Guantánamo – pour ne pas citer l’Irak et l’échec des services de renseignement – et les différents rôles qu’ils ont joués dans ce qui a mal tourné, Rumsfeld a gardé son poste; Rice fut promue au poste de secrétaire d’État, Alberto Gonzalez qui a commandé les mémos justifiant la torture, est devenu le ministre de la Justice, le secrétaire adjoint à la Défense Paul Wolfowitz a été nommé président de la Banque mondiale; et Stépahne Cambone, sous-secrétaire à la Défense pour le renseignement et l’un des responsables les plus directement impliqués dans les politiques à l’égard des prisonniers, était encore un des confidents proches de Rumsfeld. Interpellé sur la question de l’imputabilité avant sa seconde inauguration, le président Bush a répondu au Washington Post que le peuple étasunien a fourni toute l’imputabilité requise en le réélisant. Seuls sept simples soldats hommes et femmes ont été accusés ou ont plaidé coupables à des offenses relatives à Abu Ghraib. Aucun officier ne fait face à des poursuites criminelles. Pareille action, ou inaction, a une signification spéciale à mes yeux. Durant mes années de reporter, depuis la couverture de My Lai en 1969, j’ai appris à connaître les coûts humains de tels événements et à croire que les soldats qui y participent peuvent devenir des victimes aussi.

À la suite de mes reportages frénétiques pour le New Yorker au sujet d’Abu Ghraib, j’ai reçu un appel d’une dame d’âge mûr. Elle m’a dit qu’un membre de sa famille, une jeune femme, était parmi les membres du 320ème bataillon de la police militaire, auquel la 372ème était rattaché. Elle est rentrée aux États-Unis au mois de mars. Elle est revenue changée, bouleversée, en colère, et elle ne veut rien savoir de sa famille proche. La dame s’est rappelée par la suite avoir prêté à la réserviste un ordinateur portable avec un DVD lors de son départ pour l’Irak. Elle y a découvert une série considérable de photos de prisonniers irakiens nus tremblant de peur face à deux chiens menaçants. Une des photos a été publiée par le New Yorker et par la suite à travers le monde. La guerre, me confia la vieille dame, n’était pas la guerre pour la démocratie et la liberté que la jeune membre de sa famille pensait avoir été envoyée pour mener. Les autres doivent le savoir, ajouta-t-elle. Elle partagea avec moi une chose. Depuis son retour de l’Irak, la jeune femme se faisait de larges tatouages sur tout le corps. Elle semblait résolue à changer de peau.