Les proxénètes de la guerre (traduction)

Les proxénètes de la guerre

La clique irresponsable de néoconservateurs et d’interventionnistes libéraux, qui a orchestré deux décennies de fiascos militaires au Moyen-Orient, attise maintenant une guerre suicidaire avec la Russie.

par Chris Hedges, Consortium News, 11 avril 2022
Texte original en anglais [Traduction : Claire Lapointe; révision : Échec à la guerre]

Année après année, débâcle après débâcle, la même clique de va-t-en-guerre, de spécialistes de la politique étrangère et de responsables gouvernementaux esquive avec condescendance la responsabilité des fiascos militaires qu’elle a pourtant orchestrés.

Ils sont protéiformes, ils se déplacent adroitement au gré des vents politiques, faisant l’aller-retour entre partis républicain et démocrate, mutant d’apologistes de la guerre froide à néoconservateurs et à interventionnistes libéraux. Pseudo-intellectuels, ils sécrètent un snobisme digne de l’Ivy League en vendant la peur permanente, la guerre perpétuelle et une vision raciste du monde selon laquelle les races inférieures de la planète ne comprendraient que la violence.

Ce sont les proxénètes de la guerre, les marionnettes du Pentagone, un État dans l’État, et les sous-traitants de la Défense qui financent généreusement leurs groupes de réflexion, notamment le Project for the New American Century, l’American Enterprise Institute, le Foreign Policy Initiative, l’Institute for the Study of War, l’Atlantic Council et le Brookings Institute.

À l’image d’une souche mutante de bactérie résistante aux antibiotiques, on ne peut en venir à bout. Peu importe à quel point ils ont tort, l’absurdité de leurs théories, le nombre de fois où ils ont menti ou dénigré d’autres cultures et sociétés en les qualifiant de barbares, ou le nombre d’interventions militaires meurtrières qui tournent au cauchemar. Pas moyen de s’en débarrasser.

Ce sont des accessoires immuables, des mandarins parasites du pouvoir qui sont vomis par tout empire moribond, y compris celui des États-Unis, sautant d’une catastrophe vouée à l’échec à la suivante.

Pendant 20 ans, à titre de correspondant à l’étranger, j’ai rendu compte de la souffrance, de la misère et des massacres que ces marchands de guerres ont conçus et financés. Ma toute première rencontre avec eux s’est déroulée en Amérique centrale. Il s’agissait alors d’Elliot Abrams – qui fut condamné pour avoir menti au Congrès dans le cadre de l’affaire Iran-Contra, puis gracié par le président George H. W. Bush, ce qui lui a permis de retourner au gouvernement pour nous vendre la guerre en Irak – et de son comparse, Robert Kagan, directeur du bureau de la diplomatie publique du département d’État pour l’Amérique latine. Tous deux ont été les propagandistes des régimes militaires brutaux du Salvador et du Guatemala, de même que des violeurs et des voyous meurtriers composant les forces rebelles Contra, qu’ils finançaient illégalement pour combattre le gouvernement sandiniste du Nicaragua.

L’une de leurs tâches consistait à discréditer nos reportages.

Après la chute du mur de Berlin, avec leurs amis va-t-en-guerre, ils ont œuvré à l’expansion de l’OTAN en Europe centrale et orientale, violant ainsi l’accord de non-élargissement de l’OTAN au-delà des frontières de l’Allemagne unifiée et braquant imprudemment la Russie.

Ils ont été et sont toujours des promoteurs de l’État d’apartheid israélien, justifiant ses crimes de guerre contre les Palestiniens, et assimilant aveuglément les intérêts d’Israël à ceux des États-Unis. Ils ont prôné l’usage des frappes aériennes en Serbie, appelant les États-Unis à « éliminer » Slobodan Milosevic.

Ils ont élaboré la politique d’invasion de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Syrie et de la Libye. Robert Kagan et William Kristol, forts de leur ignorance habituelle, ont écrit en avril 2002 que « la route qui mène à la sécurité et à une paix réelle est celle qui passe par Bagdad ».

On se rappelle comment cela s’est terminé. La route en question a mené à la dissolution de l’Irak, à la destruction de ses infrastructures civiles, notamment à l’anéantissement en 43 jours de 18 des 20 centrales électriques et de la quasi-totalité des systèmes de pompage d’eau et d’assainissement, alors que 90 000 tonnes de bombes se sont abattues sur le pays. Elle a aussi mené à la montée des groupes djihadistes radicaux dans toute la région et à des États en déroute.

La guerre en Irak, ainsi que la défaite humiliante en Afghanistan ont mis à mal l’illusion de l’hégémonie militaire et mondiale des États-Unis. Elle a également infligé aux Irakien.ne.s, qui n’avaient rien à voir avec les attentats du 11 septembre, le massacre généralisé de civils, la torture et l’humiliation sexuelle des prisonniers irakiens, sans compter l’ascension de l’Iran en tant que puissance prééminente dans la région.

Incitation à la guerre et aux renversements de gouvernements

Ils ne cessent d’appeler à une guerre contre l’Iran. Fred Kagan déclare qu’« il n’y a rien que nous puissions faire, sauf attaquer ce pays pour le forcer à renoncer aux armes nucléaires ». Au Venezuela, ils ont œuvré au renversement du président Nicholas Maduro, après avoir tenté de faire de même avec Hugo Chavez. Ils ont ciblé Daniel Ortega, leur vieil ennemi au Nicaragua.

Ils pratiquent un nationalisme aveugle qui les empêche de voir le monde sous un autre angle que le leur. Ils ne savent rien des rouages de la guerre, de ses conséquences et de son inévitable ressac. Ils ignorent tout des peuples et des cultures qu’ils ciblent en vue d’une régénération violente. Ils se réclament du droit divin d’imposer leurs « valeurs » aux autres par la force. De fiasco en fiasco. Aujourd’hui, ils attisent une guerre avec la Russie.

« Le nationaliste est par définition ignare », affirmait l’écrivain yougoslave Danilo Kiš.

« Le nationalisme est une voie de moindre résistance, une solution de facilité. Le nationaliste est serein : il sait ou croit savoir quelles sont ses valeurs – les siennes – donc nationales, donc celles de la nation à laquelle il appartient, éthiques et politiques. Il ne se soucie aucunement des autres, il ne se sent pas concerné par eux Car, bon sang, ce sont d’autres gens (d’autres nations, d’autres tribus). Il n’est même pas nécessaire de s’informer à leur sujet. Le nationaliste projette sa propre image sur les autres, c’est-à-dire celle du nationaliste. »

L’administration Biden est truffée de ces ignorants, y compris Joe Biden lui-même. Victoria Nuland, l’épouse de Robert Kagan, occupe le poste de sous-secrétaire d’État aux affaires politiques de M. Biden. Antony Blinken est secrétaire d’État, Jake Sullivan est conseiller à la sécurité nationale.

Ils proviennent tous de cette clique de trolls moraux et intellectuels, notamment Kimberly Kagan, l’épouse de Fred Kagan qui a fondé The Institute for the Study of War, William Kristol, Max Boot, John Podhoretz, Gary Schmitt, Richard Perle, Douglas Feith, David Frum. Nombre d’entre eux étaient autrefois de fervents républicains ou, tout comme Mme Nuland, ont servi sous des administrations républicaine et démocrate. Mme Nuland était la principale conseillère adjointe en politique étrangère du vice-président Dick Cheney.

Ils sont unanimes à réclamer des budgets de défense de plus en plus importants et une armée en constante expansion. Julien Benda qualifie ces courtisans du pouvoir de « barbares autodidactes de l’intelligentsia ».

Ils ont autrefois dénoncé la mollesse et la conciliation des libéraux. Mais ils ont rapidement migré vers le parti démocrate plutôt que de soutenir Donald Trump qui ne montrait aucune intention de déclencher un conflit avec la Russie et qui a qualifié l’invasion de l’Irak de « grosse, très grosse erreur ». De plus, comme ils l’ont souligné avec justesse, Hillary Clinton est une des leurs, une néoconservatrice. Et les libéraux se demandent pourquoi près de la moitié de l’électorat, qui méprise comme il se doit ces arrogants détenteurs du pouvoir non élus, a voté pour Trump.

Ces idéologues n’ont pas vu les cadavres de leurs victimes. Moi, si. Y compris des enfants. Chaque cadavre auprès duquel je me suis tenu au Guatemala, au Salvador, au Nicaragua, à Gaza, en Irak, au Soudan, au Yémen ou au Kosovo, mois après mois, année après année, a dévoilé leur faillite morale, leur malhonnêteté intellectuelle et leur soif de sang.

Ils n’ont pas servi dans l’armée. Leurs enfants non plus. Ils n’ont pourtant aucun scrupule à envoyer de jeunes Étasuniens, hommes et femmes, se battre et mourir pour satisfaire leurs rêves d’empire et d’hégémonie étasunienne. Ou, comme ils le font en Ukraine, fournir des centaines de millions de dollars en armement et en soutien logistique pour soutenir des guerres par procuration, longues et sanglantes.

Pour eux, le temps historique s’est arrêté à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Tout ce qui a suivi est disparu dans le trou noir de leur amnésie historique collective : le renversement de gouvernements démocratiquement élus fomenté par les États-Unis pendant la guerre froide en Indonésie, au Guatemala, au Congo, en Iran et au Chili (où la C.I.A. a supervisé l’assassinat du commandant en chef de l’armée, le général René Schneider, et du président Salvador Allende);la baie des Cochons (Cuba), les atrocités et les crimes de guerre qui ont caractérisé les guerres au Vietnam, au Cambodge et au Laos; même les désastres qu’ils ont fabriqués au Moyen-Orient..

La domination mondiale des États-Unis, affirment-ils, est douce, une force du bien, une « hégémonie bienveillante ». Le monde, affirme Charles Krauthammer, accueille « notre puissance ». Tous les ennemis, de Saddam Hussein à Vladimir Poutine, sont des nouveaux Hitler. Toutes les interventions étasuniennes sont un combat pour la liberté et rendent le monde plus sûr. Tous les refus de bombarder et d’occuper un autre pays sont comparés aux accords de Munich, en 1938, un recul pathétique d’un nouveau Neville Chamberlain face au mal à confronter. Nous avons certes des ennemis à l’étranger. Mais notre ennemi le plus dangereux se trouve en notre sein.

Les va-t-en-guerre montent une cabale contre un pays, comme l’Irak ou la Russie, et attendent ensuite une crise — qu’ils appellent le prochain Pearl Harbor — pour justifier l’injustifiable.

En 1998, William Kristol et Robert Kagan, ainsi qu’une douzaine d’autres néoconservateurs de premier plan, ont écrit une lettre ouverte au président Bill Clinton qualifiant d’échec sa politique de confinement de l’Irak. Ils exigeaient qu’il aille en guerre pour renverser Saddam Hussein. Poursuivre sur « la voie de la faiblesse et de la dérive », prévenaient-ils, ce serait « mettre en danger nos intérêts et notre avenir ».

Une vaste majorité au Congrès, républicaine et démocrate, s’est empressée d’adopter la Loi sur la libération de l’Irak. Peu de démocrates ou de républicains osèrent s’opposer à cette loi, de peur d’être perçus comme laxistes en matière de sécurité nationale. La loi stipulait que le gouvernement des États-Unis s’efforcerait de « renverser le régime dirigé par Saddam Hussein » et allouait 99 millions de dollars à cette fin. Une partie de cet argent a servi à financer le Congrès national irakien d’Ahmed Chalabi qui allait servir à diffuser les fabrications et les mensonges utilisés pour justifier la guerre en Irak, sous l’administration de George W. Bush.

Les attentats du 11 septembre ont ouvert la voie au parti de la guerre, d’abord vers l’Afghanistan, puis vers l’Irak. Krauthammer, qui ne connaissait rien au monde musulman, a écrit ceci :

« Le moyen de dompter la rue arabe ne passe pas par la conciliation ni la sensibilité, mais par la puissance brute et la victoire… La vérité élémentaire qui semble échapper aux experts, encore et encore… est que la puissance porte en elle sa propre récompense. La victoire change tout, surtout sur le plan psychologique. Aujourd’hui, le sentiment qui prévaut au Moyen-Orient est celui de la peur et d’un profond respect pour la puissance américaine. Il est maintenant temps de l’utiliser. »

Chasser Saddam Hussein du pouvoir, pavoisait Kristol, « transformerait le paysage politique du Moyen-Orient ». Ce fut le cas, bien sûr, mais pas à l’avantage des États-Unis.

Ils rêvent d’une guerre mondiale apocalyptique. En 1999, Fred Kagan, frère de Robert et historien militaire, écrivait ceci : « L’Amérique doit être capable de combattre l’Irak et la Corée du Nord, mais aussi de lutter contre le génocide dans les Balkans et ailleurs, sans compromettre sa capacité à combattre dans deux conflits régionaux majeurs. Et elle doit être en mesure d’envisager une guerre avec la Chine ou la Russie dans un horizon temporel important (mais pas infini). [C’est l’auteur qui souligne]. »

Ils croient que la violence résout tous les conflits comme par magie, même le marasme israélo-palestinien. Dans une étrange entrevue accordée immédiatement après le 11 septembre, Donald Kagan, père de Robert et Fred, diplômé de Yale et idéologue de droite, a demandé, de concert avec son fils Fred, le déploiement de troupes étasuniennes à Gaza pour « faire la guerre à ces gens ».

Ils réclament depuis longtemps le cantonnement de troupes de l’OTAN en Ukraine. Robert Kagan a déclaré que « nous ne devons pas craindre que le problème soit l’encerclement, mais plutôt les ambitions russes. » En 2014, une conversation téléphonique de sa femme, Victoria Nuland, avec l’ambassadeur des États-Unis en Ukraine, Geoffrey Pyatt, a fait l’objet d’une fuite. Elle dénigrait l’UE et complotait pour destituer le président légalement élu Viktor Ianoukovitch en faveur de politiciens ukrainiens complaisants, dont la plupart ont fini par prendre le pouvoir.

Ils ont fait pression pour que des troupes étasuniennes soient envoyées en Syrie pour aider des rebelles « modérés » à renverser Bachar al-Assad. En fait, cette intervention a plutôt donné naissance au califat. Les États-Unis ont finalement bombardé les forces mêmes qu’ils avaient armées, devenant ainsi la force aérienne de facto d’Assad.

L’invasion russe de l’Ukraine, tout comme les attentats du 11 septembre, est une prophétie qui se réalise d’elle-même. Comme tous ceux qu’ils ciblent, Poutine ne comprendrait que la force. Nous pouvons, nous assurent-ils, soumettre militairement la Russie à notre volonté.

« Il est vrai qu’agir avec fermeté, en 2008 ou en 2014, aurait fait courir le risque d’un conflit » a écrit Robert Kagan à propos de l’Ukraine dans le dernier numéro de Foreign Affairs, déplorant le fait que nous ayons refusé d’affronter militairement la Russie plus tôt. Il écrit :

« Cependant, c’est maintenant que Washington fait face à un conflit; les ambitions de la Russie ont créé une situation intrinsèquement dangereuse. Il est préférable pour les États-Unis de prendre le risque d’une confrontation avec des puissances belligérantes alors qu’elles n’en sont qu’aux premiers stades de leur ambition et de leur expansion, et non après qu’elles aient déjà consolidé des acquis substantiels. La Russie possède peut-être un arsenal nucléaire redoutable, mais le risque que Moscou l’utilise n’est pas plus élevé aujourd’hui qu’il ne l’était en 2008 ou en 2014, si l’Occident était alors intervenu. Et ce risque a toujours été remarquablement faible : Poutine n’allait jamais chercher à atteindre ses objectifs en détruisant son propre pays, ainsi qu’une grande partie du reste du monde. »

En résumé, ne craignez pas d’entrer en guerre avec la Russie, Poutine n’utilisera pas la bombe.

Je ne saurais dire si ces personnes sont stupides ou cyniques, ou les deux. Elles sont généreusement financées par l’industrie de la guerre. Elles ne sont jamais abandonnées par leurs réseaux malgré leurs bêtises à répétition. Elles entrent et sortent des sphères du pouvoir en alternance, planquées dans des organismes comme le Council on Foreign Relations ou le Brookings Institute, avant d’être rappelées au gouvernement. Elles sont aussi bien accueillies à la Maison-Blanche d’Obama ou de Biden que dans celle de Bush.

Pour ces personnes, la guerre froide n’a jamais pris fin. Le monde reste et restera binaire : nous et eux, le bien et le mal. Elles n’ont jamais à rendre compte de leurs actes. Quand une intervention militaire s’enflamme, elles sont déjà prêtes à promouvoir la suivante. Ces Docteurs Strangelove, si nous ne les arrêtons pas, mettront fin à la vie telle que nous la connaissons sur cette planète.

 

Chris Hedges est journaliste, récipiendaire du prix Pulitzer. Pendant 15 ans, il a été correspondant à l’étranger pour The New York Times, où il a été chef de bureau du Moyen-Orient et de celui des Balkans. Il a précédemment travaillé à l’étranger pour The Dallas Morning News, The Christian Science Monitor et National Public Radio (NPR). Il anime l’émission The Chris Hedges Report.