Le Monde – le 19 octobre 2006
par Gilbert Etienne
Cinq ans après l’intervention militaire occidentale, le bilan de l’assistance à l’Afghanistan n’est pas brillant. Certes, au début de 2002, l’aide d’urgence a sauvé le pays de la famine qui menaçait, à la suite de la sécheresse et des guerres. Mais, depuis lors, la reconstruction bat de l’aile et les talibans ont redressé la tête.
L’Afghanistan aurait dû faire l’objet d’une aide massive et rapide, pour des raisons à la fois de morale et de realpolitik : soutenir un pays meurtri par plus de vingt ans de guerres, éliminer un foyer de terrorisme devenu planétaire, assurer la paix, préalable à une vaste intégration de l’Asie centrale ex-soviétique groupant l’Iran, au centre l’Afghanistan, le Pakistan, l’Inde. Tout le monde y aurait gagné, des fournisseurs de gaz et de pétrole aux constructeurs d’usines.
Il aurait fallu – c’était évident dès le départ – mener les opérations de reconstruction sur le pied de guerre : commandement unique pour gérer les différents canaux de l’aide, ordre sévère des priorités, et surtout vitesse pour redonner confiance aux Afghans. Le contraire s’est produit avec une assistance multiple et non coordonnée (les Nations unies, les aides publiques bilatérales, près de 2 000 ONG).
En outre, des actions ont été lancées tous azimuts, sans aucune hiérarchie des urgences. Il s’agissait pêle-mêle d’introduire la démocratie, de fournir des cosmétiques aux femmes de Kaboul, d’améliorer la santé, l’accès à l’éducation. Mais dans le programme des Nations unies, l’agriculture et les infrastructures, les premiers facteurs de progrès, figuraient en queue de liste.
La reconstruction est plus aisée que le développement, d’autant plus que paysans, marchands, cadres ont toujours montré un sens élevé de la débrouille. De plus, en 1978, lors du coup d’État communiste, l’économie ne s’était jamais mieux portée : très gros progrès des céréales, du coton, des fruits, création de quelques industries (ciment, textile, engrais chimiques, outillage), ceinture de 2 700 km de bonnes routes asphaltées, apparition de classes moyennes et supérieures modernes. Malgré des déboires, l’aide étrangère (URSS, États-Unis, Europe, Chine, Nations unies, Banque mondiale) avait assuré les deux tiers des financements consacrés au développement.
Outre guerres et destructions, ces acquis souffrent de l’énorme hémorragie des élites qui avaient quitté le pays et dont seule une partie est de retour. Néanmoins, nombre de travaux auraient pu débuter sans délai avec du personnel étranger. Or les Américains attendent presque une année avant de commencer la réfection de l’axe Kaboul-Kandahar. La plaine au nord de la capitale est une des zones les plus sinistrées. Jardin d’Eden avec ses superbes vergers et ses vignobles : quand j’y retourne, en 2002, ce ne sont que villages en ruines, vignes brûlées, terres vides.
Une assistance technique aurait pu débuter à l’été 2002. Elle ne commence que deux ans plus tard. Même constat et mêmes retards pour les vergers et les vignes autour de Kandahar. Or l’agronome suisse Rafi Favre et d’autres ont démontré depuis plus de dix ans qu’un verger moderne (pommiers nains ou autres) rapporte plus à l’hectare que le pavot, dont la culture a explosé à 6 000 tonnes d’opium cette année (90 % de la production mondiale). La réparation des grands systèmes d’irrigation pourrait avancer plus vite avec un puissant parc de machines. Quant aux engrais chimiques, aux semences, leur fourniture laisse à désirer. Intervient aussi la distribution de motoculteurs pour combler le manque de bœufs et améliorer les transports. Enfin, même à Kaboul, la fourniture d’électricité n’est pas encore assurée. A ces faiblesses et aux graves carences des dirigeants afghans s’ajoute l’insuffisance des moyens financiers. En 2003, d’après la Rand Corporation, l’aide par tête en Afghanistan se monte à 52 dollars contre 814 par Kosovar, dont le pays a beaucoup moins souffert. L’écart a été un peu réduit depuis lors.
Malgré tout, le bilan n’est pas entièrement négatif. Une partie de l’aide porte ses fruits. Plusieurs régions à peu près tranquilles se reconstruisent. La débrouille des Afghans joue à plein. De riches commerçants reviennent et investissent. La construction prend son essor à Kaboul, mais la croissance de l’économie est stimulée par la drogue, qui représenterait 40 % du produit intérieur brut. Au bout du compte, on se demande si une aide plus large et plus efficace n’aurait pas freiné la remontée des talibans et l’explosion de la drogue.
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Gilbert Etienne, professeur honoraire, HEI-IUED, Genève, est l’auteur d’Imprévisible Afghanistan (Presses de Sciences Po, 2002).